12 Crime

On me pince.

Je suis réveillée par les petites bouches de mes enfants qui se mettent à téter. C’est douloureux et rassurant à la fois.

Ils ont toujours les yeux fermés. Je miaule, mais ils ne réagissent pas. Il semblerait que les premiers jours ils ne soient pas qu’aveugles mais aussi sourds. Seul l’odorat leur permet de se guider jusqu’à mes distributeurs de lait maternel.

Je ne sais pas trop comment il faut s’occuper des enfants. C’est un peu compliqué pour moi et il faut que je m’habitue à ces cinq présences accaparantes.

Je les lèche et je ronronne, je ne sais faire que ça.

Une fois de plus, je constate que le chaton orange est celui qui mord le plus fort et qui bouscule les autres pour accéder aux tétons les plus gonflés. C’est quand même étonnant de voir que cet être qui n’a pas encore les yeux ouverts perçoit déjà qu’il a des concurrents à évincer.

Certains naissent dominateurs.

Telles sont les prémices de la lutte pour la survie, m’expliquerait probablement Pythagore. Mais pour l’instant, j’ai d’autres préoccupations que reprendre mes grandes discussions avec mon mentor siamois. La sonnerie de la porte d’entrée vient de retentir. Je remonte de la cave pour voir ce qui se passe. À mon grand agacement, Nathalie accueille à nouveau Thomas.

Après l’épisode des chaussures, j’espérais être définitivement débarrassée de lui. Ma servante lui parle d’une voix émue et, ce que je n’aime pas, elle prononce mon nom à plusieurs reprises. Puis elle le guide vers la cave où mes chatons miaulent pour que je les nourrisse encore.

Je cours pour m’interposer mais il est déjà trop tard. Thomas se penche et les observe avec un air qui ne me plaît pas du tout.

Je me mets aussitôt en position d’attaque, pupilles dilatées, moustaches collées aux joues, oreille aplaties en arrière, queue hérissée et recourbée, je gonfle ma fourrure et fais le gros dos, gueule ouverte, canines apparentes, je sors mes griffes et gratte le sol.

N’approche pas !

Je suis déjà prête à sauter sur Thomas, mais au lieu de fuir ou de se battre il se met à rire en me montrant du doigt et en répétant mon nom.

Je crois que cet humain n’a pas encore bien compris à qui il avait affaire.

Je multiplie les positions d’intimidation pour lui montrer ma détermination. Elles effraieraient n’importe qui, mais pas lui apparemment. Après avoir haussé les épaules, il dégaine son stylo laser et le pointe pile devant moi.

Oh non, pas ça ! Pas le point de lumière rouge ! Qui peut résister à une telle tentation ?

Évidemment, je ne peux m’empêcher d’essayer à nouveau d’attraper la lueur agaçante qui ne cesse de se déplacer. Il faut à tout prix que je saisisse cette lumière rouge même si je sais que c’est Thomas qui la manipule. Il pointe son faisceau sur ma queue et, comme la dernière fois, je tourne sur moi-même pour tenter de la saisir.

La diversion permet à Nathalie de saisir quatre de mes chatons et de les emporter. Le temps que je reprenne mes esprits, Thomas et elle sont dans la salle de bain, porte fermée. Je fonce et bondis sur la poignée. (Ah ce que cela m’énerve de ne pas pouvoir ouvrir les portes !)

J’entends les miaulements de mes chatons.

Je tente en vain d’enfoncer mes griffes dans les fibres du bois. À travers la porte je perçois le bruit de l’eau qui coule dans le lavabo.

Nathalie ressort prestement, et referme derrière elle avant que je puisse me faufiler à l’intérieur. Elle essaye de m’attraper mais je ne la laisse pas m’approcher.

Je gratte plus fort contre la porte. Je ne sais pas ce qui se passe dans la salle de bain mais je sais que je dois tout faire pour l’empêcher. Mes chatons miaulent. Je miaule à mon tour et, griffes entièrement sorties, laboure plus profondément le bois de la porte.

Nathalie descend dans la cave, s’empare du seul chaton qui a été épargné, l’orange, et le caresse comme si elle voulait me montrer qu’elle a de l’affection pour celui-ci précisément.

Et les autres ?!

Nathalie croit comprendre ma question car elle me parle en langage humain incompréhensible avec une intonation apaisante.

De l’autre côté de la porte tous les miaulements ont cessé.

Et puis soudain un son caractéristique de chasse d’eau.

Un frisson d’horreur me parcourt.

Et puis un second fracas de chasse d’eau. Suivi d’un troisième, et d’un quatrième.

Non ! Ce n’est pas possible, il n’a pas fait ça !

Enfin Thomas ouvre la porte. Pas le moindre chaton en vue.

OÙ SONT-ILS PASSÉS !

Thomas a fait disparaître quatre de mes enfants !

Je lui saute dessus, pattes en avant, en visant les yeux. Mais avant que je n’aie pu labourer ses prunelles de mes griffes acérées, il me repousse brusquement et je vais m’étaler contre le mur.

Ah, comme il est injuste, le pouvoir des humains, parce qu’ils sont plus grands, bipèdes, et qu’ils ont des mains au bout de leurs bras avec des pouces opposables…

Je tente une nouvelle attaque qu’il bloque cette fois d’un coup de pied. Puis Nathalie m’attrape et m’empêche de me venger. Elle me parle doucement, j’ai même l’impression qu’elle a des sanglots dans la voix, je crois voir une larme couler le long de sa joue. A-t-elle pitié de moi ? Mais alors pourquoi ne me défend-elle pas ? Malgré mes protestations, elle me reconduit à la cave, où elle m’enferme.

Traîtresse.

Je comprends maintenant qu’elle a fait venir Thomas uniquement pour tuer mes petits, parce qu’elle n’avait pas le courage de le faire elle-même.

Je reste dans le noir à ruminer ma rage. Je la hais. De quel droit s’autorise-t-elle à couper les testicules d’un mâle et à voler les enfants d’une mère ? Faut-il que cette espèce se sente bien supérieure à la nôtre pour se comporter avec autant de mépris !

Je hais les humains.

Comment ont-ils osé me faire ça ?

Déjà je pense à une vengeance. Je veux leur mort. À tous. Qu’ils s’autodétruisent donc avec leur guerre et leur terrorisme. Non, ça prendra trop de temps, il faut que je frappe vite.

Ma rage est telle que je casse tout ce qui me passe sous les pattes dans la cave. Je renverse les pots de confiture, je brise les bouteilles de vin, je déchire tout ce qui est tissu ou papier.

Mais pour qui se prennent-ils, ces humains ! Ils ont transformé la forêt et l’herbe en une ville de ciment, ils ont transformé les arbres en meubles, ils nous ont transformés en… jouets jetables !

Ne sommes-nous donc pour eux que des êtres qu’on met à la poubelle après usage, comme tous les objets dont ils se débarrassent lorsqu’ils ne les amusent plus ?

JE HAIS L’ESPÈCE HUMAINE.

Je ne veux plus communiquer avec eux : je veux juste les détruire. Tous. Que pas un n’en réchappe. Même pas Nathalie.

Je me calme. J’inspire et souffle.

Après avoir détruit le plus d’objets possible dans la cave, épuisée, je me calfeutre dans le coin ou j’avais caché mes petits dans l’espoir de les préserver. Leur odeur flotte encore dans l’air.


Je finis par m’endormir. Je rêve à nouveau que je suis la déesse égyptienne Bastet. Je suis dans le temple de Bubastis. J’ai des jambes, des pieds avec des chaussures, une robe, un bijou assez semblable à mon collier GPS, mais avec un pendentif beaucoup plus volumineux.

Autour de moi, des milliers d’humains se prosternent et me vénèrent en scandant mon nom.

« Bas-tet ! Bas-tet ! »

Je leur demande qu’ils m’offrent leurs enfants en sacrifice. Les mères me les amènent dans des paniers. Je donne l’ordre qu’on n’en épargne qu’un sur cinq afin qu’ils puissent créer de nouvelles générations asservies et soumises. « Épargnez de préférence les rouquins. »

Les autres nouveau-nés sont jetés dans la cuvette de toilettes géantes dont je tire la chasse pour les faire disparaître les uns après les autres.

Pythagore à mes côtés miaule :

— Tu es dure, Bastet.

— En me comportant comme eux, je leur ferai peut-être prendre conscience de leurs actes.

Ensuite je demande aux mâles humains de s’avancer en file indienne. Un à un, les mâles sont emportés par mes gardes. Puis ils reviennent avec un bandage autour du bassin et portent un bocal dans lequel flottent deux boules beiges.

« Vous pourrez désormais les contempler à votre aise. Si vous voulez, on peut les incruster dans des colliers que vous porterez autour du cou », je déclare à la ronde, magnanime.

Ensuite je fais signe à mes gardes pour qu’ils excitent Thomas avec un laser rouge qui bouge tout le temps. Il se débat mais ne peut échapper à son supplice. Il saute et court après la lumière, au moment où le point lumineux se pose sur son bras, il se mord jusqu’au sang et j’éclate de rire.

Puis je demande qu’on m’amène ma servante Nathalie. Elle se prosterne à mes pieds.

— Excuse-moi, Bastet, je ne me rendais pas compte, prononce-t-elle en miaulant dans ma langue.

— Il est trop tard pour regretter.

— Pitié, Bastet !

— Jadis j’aurais pu avoir encore de la pitié pour toi, car jadis tu as été une servante zélée, mais ce que tu as commis est irréparable.

J’ordonne à mes gardes de l’enfermer dans une pièce où elle ne peut pas atteindre la poignée de porte. Elle saute, elle griffe le bois mais n’arrive pas à s’élever suffisamment pour sortir.

Pythagore me touche le bras.

— Tu es peut-être trop cruelle avec les humains, après tout ils nous ont fait subir ces supplices par méconnaissance.

Je lui réponds gravement :

— Tous les humains payeront pour l’assassinat de mes quatre chatons. Ils n’avaient qu’à réfléchir avant d’accomplir cette atrocité.


Je suis réveillée par le grincement de la porte de la cave. Une silhouette apparaît à contre-jour en haut des marches. Je me tasse, prête à bondir en direction du visage du nouvel arrivant bipède.

C’est Nathalie. Elle tient dans sa main le chaton orange et elle prononce « Angelo » tout en le caressant.

Comme elle répète plusieurs fois ce nom, je comprends que c’est ainsi qu’elle l’a baptisé.

Et lui miaule car il a faim.

Je n’ose attaquer.

Quel dilemme.

Je laisse ma servante placer la petite boule de poils roux contre mon ventre et je me sens aussitôt soulagée d’être aspirée par sa bouche avide.

Je consens à m’allonger pour qu’il ait une position plus confortable.

La vengeance attendra.

Angelo tète et aspire aussi ma rage.

Ainsi est ma vie, je n’ai pas choisi ma servante, je n’ai pas choisi ma maison, je n’ai pas choisi mon nom, je n’ai pas choisi mon mâle, je n’ai pas choisi lequel de mes chatons devait survivre.

Une fois Angelo rassasié, je le détache précautionneusement et le laisse dormir dans un coin. Puis je profite du fait que la porte de la cave soit restée entrebâillée pour circuler dans ma maison.

Nathalie s’est installée dans la cuisine.

Elle prend son repas toute seule. Thomas est absent.

Comme la porte est ouverte, j’entre dans la salle de bain.

Je me penche sur la cuvette des W-C et lape l’eau qui y stagne pour voir si j’y détecte encore un peu de « leur » goût. Puis je vais vers le rouleau de papier toilette, le griffe et le déroule sur toute sa longueur. Je le hache menu pour en faire des petits bouts épars (normalement ça énerve bien Nathalie). Ensuite je file vers le canapé. J’en arrache les pompons et me fais les griffes sur le velours en arrachant de gros morceaux de matière molle et blanche. Que pourrais-je faire encore comme dégâts pour la punir ?

Je renverse un vase qui éclate en plusieurs morceaux sur le sol.

J’attaque les feuilles de la plante verte à l’entrée, les mâchouille et les recrache (tiens, servante, voilà ce que j’en fais, de ton philodendron !). Je mords le fil de la souris d’ordinateur de son bureau, puis de sa chaîne hi-fi jusqu’à… prendre un choc électrique dans les dents. Comme cela me semble encore insuffisant, je vais dans la chambre et urine abondamment sur le coussin du lit.

Pour finir, je disperse ma litière avec mes crottes tout autour du bac en utilisant mes pattes arrière (comme si j’étais un chien) et je vais vomir des boules de poils gluantes dans son sac à main.

Puis, fatiguée de tant de saccages, je reviens vers Angelo et l’aide à se placer face à mes tétons. Comme il est difficile d’être à la fois mère et guerrière vengeresse ! Il a encore faim, le petit. Il semble complètement indifférent à la disparition de ses frères.

— Allez, régale-toi, Angelo. Tu n’es pour rien dans ce qui s’est passé.

Je place ma patte sur son cœur et je sens les petits battements.

La vie.

Nous sommes tous des véhicules qui aidons la vie à circuler à travers nous pour se répandre.

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