24 Prise au piège

Des voix me réveillent.

Nous sommes encerclés par de jeunes humains équipés d’arcs et de lances. Ils portent tous des masques à gaz. Certains ont des fusils. Ils sont sales, leurs vêtements déchirés.

Nous répondons à leurs coups de bâton en montrant les dents et en crachant, mais les mailles du filet nous empêchent d’être vraiment efficaces.

Celui qui semble être leur chef arbore un collier composé de têtes de rat. Sur ses ordres, un garçon manie une corde pour nous faire descendre. Ils s’y mettent à plusieurs pour nous ligoter, pendus par les pattes, à de longues branches. Ils nous transportent jusqu’à un fossé rempli d’un liquide très odorant. Je reconnais l’odeur de l’huile noire qui m’avait souillée sur le chantier de Nathalie.

— Ils ont dû creuser cette fosse et la remplir de pétrole pour protéger leur camp des attaques de rats, réussit à dire Pythagore depuis son inconfortable position.

Ayant franchi cet obstacle, les humains enlèvent leurs masques à gaz.

Je ne vois autour de moi que des visages hostiles, et certains nous regardent même, me semble-t-il, avec gourmandise.

Nous arrivons dans une clairière au centre de laquelle crépite un grand feu.

Là, même la tête en bas, j’arrive à discerner que des lapins, des chiens et des chats rôtissent dans les flammes au bout de longues perches.

Nous sommes déposés au sol.

— Je crois que notre mission va s’achever avant d’avoir commencé, je déplore.

— Désolé. Sur Internet il n’y avait pas d’informations sur les mœurs de cette communauté.

Ainsi finissent les pionniers.

— Heureuse de t’avoir connu, Pythagore, dis-je alors que je vois un humain tailler une tige qui va, selon toute évidence, servir de tourne-broche pour ma personne.

Moi qui me sentais si supérieure à Félix, je vais terminer comme lui.

— On dirait qu’ils n’ont pas remarqué ma prise USB et mon téléphone installé en harnais, s’étonne le siamois.

— Ils vont l’enlever au moment de la cuisson, ils ne sont pas pressés.

Pythagore ferme encore les yeux, à la recherche d’informations.

— Ta servante n’est pas loin, signale-t-il. Elle doit être dans une de ces tentes. Vas-y, appelle-la !

Je me mets alors à miauler à tue-tête mais ça ne donne aucun résultat. Tentant le tout pour le tout, je commence à ronronner en basse fréquence : Nathalie ! Viens, j’ai besoin de toi.

Et puis le miracle se produit.

C’est d’abord son odeur que je distingue, puis sa silhouette qui approche. Je la vois, elle me voit.

Ma servante discute vivement avec ses jeunes congénères en me montrant du doigt et en prononçant mon nom ainsi que celui de mon compagnon d’aventure. L’humain au collier à têtes de rat ne semble pas d’accord. Alors Nathalie disparaît puis revient avec une autre humaine qui lui ressemble beaucoup.

Pythagore, consultant simultanément Internet, me renseigne :

— C’est Stéphanie, sa sœur. C’est elle qui tenait l’orphelinat d’où est parti le petit groupe de jeunes humains pour s’installer ici. Ensuite d’autres orphelins sont venus grossir leurs rangs.

— Pourquoi palabrent-ils ?

— Probablement que seule Stéphanie a assez d’autorité sur eux pour persuader le chef des enfants de nous épargner.

Parlant d’une voix très ferme, Nathalie désigne le Troisième Œil du siamois. Le jeune humain change alors d’attitude, écoute ses explications et consent finalement, au bout de plusieurs minutes, à donner l’ordre de nous détacher.

Une fois à terre et libérée de mes liens, je saute dans les bras de ma servante et lui lèche la joue (je sais que c’est un comportement de chien, mais à cette seconde je suis trop contente qu’elle m’ait sauvé la vie pour faire mon indifférente).

Pythagore reste plus circonspect.

— Maintenant, Bastet, il faut que tu accomplisses le reste de ta mission. Vas-y, informe-la qu’il faut qu’elle nous aide à transformer l’île aux Cygnes en sanctuaire contre les rats.

Je ronronne et en échange ma servante me caresse plus fort. Elle me parle sur un ton bienveillant, en souriant et en répétant mon nom.

Pythagore semble penser qu’elle me comprend.

— Vas-y, répète-t-il. Explique-lui tout.

— Non.

— Pourquoi non ?

— Je t’ai menti : je n’arrive pas encore à lui parler clairement.

— Tu ne sais pas émettre une pensée chat vers l’esprit humain ? Mais ce ronronnement spécial que tu émets depuis tout à l’heure semble la rendre très réceptive !

— J’essaye. Je la calme. Je lui fais parfois comprendre mes besoins, mais cela ne va guère au-delà.

Voilà, c’est dit. Maintenant il sait la vérité. De toute façon cela me soulage d’avoir avoué. Je ne pouvais pas faire illusion indéfiniment.

— Nous avons donc effectué tout ce voyage pour rien, déplore-t-il. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ?

— Il doit y avoir un moyen d’émettre vers eux, j’en suis sûre ! Il faut me laisser encore un peu de temps.

Je ronronne sur toutes les fréquences que ma gorge peut explorer.

En vain. Je n’ai en retour que des caresses.

Et la nuit tombe progressivement.

Un peu plus tard, Nathalie va se coucher sous une tente de toile. Je me blottis à ses pieds, ferme les yeux, émets un nouveau ronronnement plus grave pour me calmer. Mais au fond de moi je sais que, par ma faute, nous sommes tous condamnés.

Pourquoi est-ce que je ne réussis pas à me faire comprendre des humains ?

Je m’endors à mon tour. Il n’y a que quand je suis en phase de sommeil que je déculpabilise un peu. Je crois que j’ai encore beaucoup de progrès à accomplir pour me rendre utile à mon entourage.

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