7 Vue de haut

Les testicules de Félix flottant dans le bocal semblent l’hypnotiser.

D’où vient cette fascination des mâles pour ces deux petites boules beiges ? Il les observe comme si c’étaient des poissons, à cette différence près qu’elles ne nagent pas, mais tournoient lentement sur elles-mêmes sous l’effet de la chaleur du radiateur proche.

Depuis son opération, Félix n’arrête pas de manger. Il grossit. Son regard est vide et j’ai l’impression qu’il a atteint un degré supplémentaire de désintérêt pour le monde qui l’entoure.

Moi, au contraire, je suis de plus en plus intriguée par les événements récents et je guette depuis l’extrémité de la rambarde ce qui se passe dans la maison voisine et dans le bâtiment avec drapeau d’en face. Je ne discerne rien de spécial, si ce n’est une toile d’araignée dans un coin de la balustrade qui me donne envie de tenter une nouvelle fois d’établir un dialogue inter-espèces.

Je m’approche de l’individu arachnide de couleur brune et de taille moyenne équipé de huit pattes et de huit yeux. Je tente une approche douce, je me concentre puis ronronne : Bonjour, araignée. Comme l’individu se replie dans un coin, je sors les griffes et déchire la toile où se débattait un moucheron qui ne me dit même pas merci.

Je crois que tous les actes que nous effectuons entraînent forcément la satisfaction des uns et la contrariété des autres. Vivre et agir c’est forcément déranger les ordres établis. L’araignée a des spasmes de colère qui la font danser sur le dernier débris flottant au vent de sa toile. Je la sens encore moins motivée par un possible dialogue, mais je ne veux pas renoncer. Je m’approche plus près d’elle, m’apprêtant à la toucher, lorsque soudain un miaulement agressif attire mon attention.

Je reconnais cette voix.

Je me penche un peu plus sur la droite, au risque de chuter, et repère au loin Pythagore juché dans les branches hautes d’un marronnier. Il y est coincé : un gros chien aboie furieusement au pied de l’arbre.

Le siamois crache et fait le dos rond, mais que peut un vieux chat maigre contre un molosse qui fait quatre fois sa taille ?

Je perçois chez mon congénère une onde de panique.

Pas de doute, il n’y a que moi qui puisse le sauver.

Mon premier contact avec les chiens a eu lieu dans l’animalerie où j’ai passé mon enfance. En entendant les chiots aboyer, j’avais demandé à ma mère pourquoi ces animaux produisaient autant de nuisances sonores. « Parce qu’ils ont peur de ne pas être adoptés par les humains », m’avait-elle expliqué. Cela m’avait semblé saugrenu. Peur de ne pas être pris par les humains ! Ils avaient donc si peu de dignité ? Ils étaient si peu capables d’apprécier la solitude et la liberté qu’ils avaient à ce point besoin d’humains pour s’occuper d’eux ?

Ma mère m’avait ainsi expliqué que nous étions les maîtres des humains, et que les humains étaient les maîtres des chiens.

Mais de qui les chiens étaient-ils les maîtres ? Elle m’avait répondu : « Des puces qu’ils ont sur le dos car ils oublient de se lécher pour se nettoyer. »

Par la suite, j’avais découvert en me promenant aux alentours de la maison que les chiens sont tellement primitifs qu’ils déposent leurs déjections dans la rue, directement au milieu du trottoir, sans même les enterrer ! Ils n’ont pas le moindre rudiment de pudeur ou d’hygiène.

Mais pour l’instant, l’urgence est de faire fuir ce spécimen canin qui terrorise mon voisin. Il faut que j’improvise rapidement une stratégie qui compensera mon infériorité de carrure.

Je descends au rez-de-chaussée et sors dans la rue par la chatière. Je trotte pour rejoindre le lieu du drame. Dans un premier temps, pour faire diversion, je miaule et crache en faisant le dos rond.

Le chien se retourne et j’adopte aussitôt une posture de combat. Regard fixe, pupilles contractées, moustaches en avant, babines retroussées, poils des épaules hérissés, arrière-train relevé pour être prête à bondir, queue en position basse pour gagner en aérodynamisme.

Je lis l’hésitation dans le regard du chien. Pour l’aider à faire son choix, je saute sur le toit de la voiture la plus proche pour le dominer. Je le fixe de manière encore plus provocante en miaulant.

Même pas peur.

Puis je mime des coups de griffes dans l’air et ajoute :

Viens te battre, chien.

Le molosse se décide enfin à me poursuivre.

Même si je suis svelte, souple et rapide, je galope rarement dans la rue et je dois reconnaître que mon poursuivant est naturellement doté d’une puissance musculaire supérieure. Je cavale sur les pavés mais le chien gagne du terrain.

Quels sont ces humains inconscients qui le laissent dans la rue comme ça, sans laisse ni surveillance ?

J’analyse très vite la situation et en conclus qu’il faut que je mise sur mes spécificités. Je maîtrise mieux les changements brusques de direction car j’ai la possibilité de rétracter mes griffes, contrairement aux chiens. J’ai forcément plus d’adhérence dans les virages. Je bifurque donc vers une rue recouverte d’asphalte et je zigzague entre les roues des voitures à l’arrêt.

Le chien est toujours derrière moi à aboyer, me signalant ainsi sa position sans que j’aie besoin de me retourner.

Je m’applique dans le dessin de ma trajectoire. Parfois je sors un peu plus d’entre les roues pour faire quelques pas dans la zone où les voitures roulent vite. Mon poursuivant ne sait plus où galoper pour m’attraper sans se faire lui-même accrocher. Plusieurs fois des véhicules le frôlent de près, et il finit par être bousculé par un scooter. Il s’arrête, grogne puis renonce.

Je me retourne et lui miaule de loin :

Hé, le chien ! Tu es déjà fatigué ?

Et puis je rentre tranquillement en trottant tout en essayant de voir si d’autres chats m’ont admirée pendant cette course. Au cas où, je dodeline fièrement de la tête. Même si j’ai toujours eu le triomphe modeste, j’espère bien que l’incident sera relayé par des témoins quelconques.

Je ne pense pas que les rapports entre chats et chiens puissent être modifiés en profondeur par cette brève rencontre, mais je me dis que j’ai quand même rappelé à ce chien que ce n’est pas un hasard si les humains nous obéissent.

À mon retour Pythagore a disparu, sans le moindre signe de reconnaissance à mon égard. Je rejoins ma maison, frustrée. Je ne me donne même pas la peine de répondre à Félix quand il me demande où j’étais passée.


Ce n’est qu’à la nuit tombée, alors que nos servantes sont endormies, que j’entends un appel provenant de la maison voisine. Je me fais un peu attendre, évidemment, avant de consentir à sortir le bout du museau.

Pythagore est là, à l’extrémité de la rambarde du balcon voisin.

Je me place en face de lui sur mon balcon et nous nous toisons.

Je le trouve très distingué avec ses grands yeux bleus et son port de tête.

Il miaule :

— Viens.

Je ne me le fais pas dire deux fois. Comme je ne veux pas risquer de rater mon saut jusqu’à sa maison, je descends, sors par la chatière puis le rejoins chez lui en passant par sa propre chatière.

Il m’accueille sur le seuil et, comme sa servante dort, me propose de m’installer face au feu de cheminée dont les braises sont encore rougeoyantes. Les lueurs orange se reflètent dans ses yeux.

— Merci de m’avoir secouru. Je regrette de t’avoir mal accueillie la dernière fois, mais je m’en voulais de t’avoir donné trop d’informations d’un coup. C’est mon défaut, j’ai tendance parfois à étaler mes découvertes pour impressionner mon interlocuteur, a fortiori si c’est une femelle, même si je ne le connais pas bien. Ensuite je m’en veux de ne pas avoir su être plus circonspect.

— Tu m’as appris beaucoup de choses et je t’en remercie.

— J’aurais dû avoir plus d’égards envers toi.

— Tu es en couple. Je comprends que tu te méfies d’une femelle étrangère, fût-elle ta voisine.

— Non, je n’ai pas de femelle.

— J’ai vu celle qui vit dans ta chambre.

— Mais il n’y a pas d’autre chat que moi dans cette maison !

— Et elle, là-haut, c’est qui ?

Pour en avoir le cœur net, je file à l’étage. Il me suit. La chatte noir et blanc est toujours là. Elle est même accompagnée d’un autre chat, un siamois assez semblable à Pythagore.

— Ceci est un « miroir », m’explique-t-il. C’est un objet humain qui permet de refléter ce qu’il y a en face. Cette chatte que tu vois, c’est toi, et le chat à côté, c’est moi.

Je m’approche. C’est la première fois que je me vois car chez moi il n’y a pas de « miroir ».

Je m’examine dans les moindres détails. L’autre moi, en face, reproduit exactement les mêmes gestes que les miens.

— Alors ce serait cela… « moi » ?

Je trouve cette chatte soudain moins vulgaire. Je l’avais peut-être jugée un peu vite. Elle a beaucoup de distinction. Elle est même charmante. Je la scrute en détail.

Je suis encore plus ravissante que je ne le pensais.

Je suis fascinée par ma propre image. Dire que si je n’étais pas venue ici j’aurais pu vivre une existence entière sans savoir à quoi je ressemble, ni comment les autres me voient vraiment.

Quelle révélation.

Pythagore, qui semble très à l’aise avec son reflet, pose une patte sur le miroir. Je l’imite.

— Pour quelqu’un qui a l’ambition de communiquer avec tous les êtres qui l’entourent, tu devrais commencer par te connaître toi-même.

— Comment sais-tu ce qu’est un miroir ?

— Mon Troisième Œil me l’a dit.

— Et comment se fait-il que tu sois doté de ce Troisième Œil ? Pourquoi moi je n’en ai pas ?

— J’ai un secret. Viens, sortons !

Nous trottons côte à côte dans les rues avoisinantes. Elles sont encore un peu fréquentées à cette heure de la nuit. Bien qu’il ait emménagé récemment, Pythagore semble parfaitement connaître le quartier et il me guide dans plusieurs ruelles éclairées par des réverbères jusqu’à une place où beaucoup d’humains sont assis. Au centre, une immense bâtisse blanche dont les murs sont plus hauts que les arbres, surmontée par ce qui ressemble à des poires. Pythagore me désigne un passage sous une grille qui permet d’accéder à un soupirail. Nous rejoignons ainsi une salle haute et large avec de magnifiques vitraux, des peintures et des sculptures.

— Es-tu déjà venue ici ? questionne-t-il.

— Non, dis-je, impressionnée.

Il me guide vers un escalier en colimaçon dans lequel nous nous engageons. C’est long et fatigant, mais nous finissons par aboutir à un point très élevé d’où l’on bénéficie d’un panorama extraordinaire sur la ville.

J’ose un regard vers le bas et constate qu’une chute me serait fatale. Cette tour est plus haute que plusieurs arbres mis les uns sur les autres.

Le vent, à cette hauteur, ébouriffe ma fourrure et fait des vagues dans le poil gris de mon congénère. Même mes moustaches ploient sous les bourrasques, ce qui est une sensation très désagréable.

— J’aime les points de vue élevés.

— C’est pour cela que tu étais en haut de l’arbre quand le chien t’a menacé ?

— Je me place toujours en hauteur. Or nous avons les griffes faites pour monter et non pour descendre, ce qui nous oblige à sauter… Mais comment le faire quand un berger allemand vous attend, grognant, en bas ?

J’observe le paysage autour de nous. Partout ça scintille de petites lumières jaunes immobiles, et d’autres blanches ou rouges, qui bougent, celles-là.

– Ça, c’est « leur » ville, dit-il. La ville des humains.

— Je me suis rarement éloignée de ma maison. Je ne connais que ma cour, la rue en face et quelques toits avoisinants.

— Les humains construisent ces maisons par milliers. Les unes près des autres. À perte de vue. Cette ville-ci se nomme « Paris ».

— Paris, je répète.

— Cette colline, c’est le quartier Montmartre, et là où nous sommes maintenant c’est un de leurs monuments religieux : la basilique du Sacré-Cœur.

— Tu sais tout cela grâce à ton Troisième Œil ?

Il ne répond pas à ma question. Je regarde l’immense panorama qui s’offre à nous. Je ne comprends pas tout ce que me dit Pythagore mais peut-être qu’à force de l’écouter, je vais naturellement finir par faire des recoupements qui me permettront de mieux saisir le sens de ses phrases.

Le vent redouble et nous déstabilise, je change d’appui.

— Je veux apprendre tout ce que tu sais.

— Les humains ont d’autres villes comme celle-ci, dispersées sur un grand territoire de plaines, de champs et de forêts qui forment un pays qu’ils appellent la France, lui-même situé sur une sorte d’énorme ballon, une planète, qui se nomme la Terre.

— Ce que je veux savoir c’est pourquoi j’existe, pourquoi je suis comme ça, et ce que je dois faire sur la Terre.

— Je viens de te parler de géographie, mais peut-être t’intéresses-tu davantage à l’histoire.

Il inspire profondément, se lèche la patte droite, la passe derrière son oreille, puis relève la tête.

— Eh bien cela sera ma leçon d’histoire numéro 1. Tout a commencé il y a 4,5 milliards d’années, lorsque la Terre est née.

Je n’ose demander ce qu’est un milliard, mais je pense que cela doit être un nombre plus grand que tout ce que je connais. Alors que nous regardons le ciel parsemé de lueurs, une étoile filante passe, fendant le ciel de gauche à droite.

— Au début il n’y avait que de l’eau.

— Je n’aurais pas aimé vivre à cette époque. Je déteste l’eau.

— Pourtant c’est de l’eau que tout est venu. La vie est apparue sous forme de petites algues qui se sont transformées en poissons. Un jour, l’un d’entre eux en est sorti pour ramper sur le sol ferme.

Je ne pose pas de questions pour ne pas le couper dans le fil de son récit. Mais quand il parle de poisson, est-ce qu’il veut dire un animal comme… Poséidon ?

— Ce premier poisson est parvenu à survivre et à se reproduire. Ses descendants se sont transformés en lézards, qui se sont mis à grossir et à devenir de plus en plus grands. On les a appelés « dinosaures ».

— Les dinosaures étaient grands comment ?

— Certains étaient aussi hauts que cette tour où nous nous trouvons actuellement. Et ils étaient féroces. Leurs dents et leurs griffes étaient énormes. Tous les autres animaux avaient peur d’eux. Ils sont devenus de plus en plus intelligents et sociaux.

Pythagore fait une pause, inspire, se lèche les babines.

— Et puis il y a eu ce rocher venu du ciel qui a changé l’atmosphère et la température. Les dinosaures sont tous morts. N’ont survécu que les petits lézards et les mammifères.

— C’est quoi, des mammifères ?

— Ce sont les premiers animaux avec du sang chaud, des poils, et des pis capables de fournir du lait. Nous, en somme. Il y a 7 millions d’années sont apparus les premiers ancêtres des hommes et les premiers ancêtres des chats. Il y a 3 millions d’années, les ancêtres des hommes se sont divisés en petits et grands. Et les ancêtres des chats se sont eux aussi divisés en petits et grands.

— Tu veux dire qu’avant il y avait des grands chats ?

— Oui, ils existent toujours d’ailleurs. Les humains les nomment des lions. Mais ils ne sont plus très nombreux.

— Ils sont grands comment ?

— Au moins dix fois plus grands que toi, Bastet.

J’essaye d’imaginer un chat d’une taille aussi phénoménale.

— Mais l’évolution a avantagé les plus petits, plus intelligents. La branche des petits hommes et celle des petits chats ont ensuite évolué en parallèle jusqu’à il y a dix mille ans. À cette époque, les humains découvrent l’agriculture : l’art de réunir des plantes pour les récolter. Ils se mettent à stocker des réserves de céréales mais cela attire les souris qui à leur tour font venir…

— Nos ancêtres ?

— Quand les humains se sont aperçus que les chats leur permettaient de garder la nourriture intacte, ils les ont considérés avec plus d’égard.

— Nous leur sommes donc devenus indispensables… Et ils ont alors accepté de nous obéir, n’est-ce pas ?

— Par la force des choses, humains et chats, à cette époque, s’entendaient bien.

— Donc les chats se sont volontairement rapprochés des hommes, si je comprends bien ?

— Nous les avons choisis, nous les avons aidés à mieux vivre, et ensuite ce sont eux qui ont décidé de nous loger et de nous nourrir. On a retrouvé sur l’île de Chypre une tombe vieille de sept mille cinq cents ans, dans laquelle un squelette d’homme reposait à côté de celui d’un chat.

— C’est quoi une tombe ?

— Une fois qu’ils sont morts, au lieu de laisser les autres animaux les manger, voire de les manger eux-mêmes, les humains mettent les cadavres de leurs congénères sous terre.

— Et ce sont les vers qui les mangent ?

— C’est ainsi qu’ils se traitent entre eux. Et la présence de ce chat dans cette tombe signifie…

— … qu’ils nous considéraient comme importants.

— Tu en sais assez pour aujourd’hui, Bastet. La prochaine fois je te raconterai la suite de l’histoire commune des chats et des humains.

— Quand ?

— Si tu veux, Bastet, nous pourrons nous retrouver de temps en temps et je t’apprendrai ce que je sais du monde des humains. Tu comprendras peut-être qu’avant d’essayer de dialoguer avec eux en mode réception/émission, nous pouvons commencer par assimiler leurs connaissances en simple mode réception. Car celles-ci sont vraiment très surprenantes pour une chatte (il a pensé « ignorante »)… qui n’a pas de Troisième Œil.

Et, alors que la lune commence à se dévoiler lentement derrière les nuages, il propose que nous miaulions ensemble à gorge déployée. Cela me plaît. Dans cette vibration sonore qui sort de ma bouche et résonne dans tous mes os, je sens une émotion intense et inconnue, comme si l’union de nos deux voix m’apportait la plénitude.

Le vent souffle dans ma fourrure et dans mes moustaches. Mon poil ondule par vagues.

Je me sens bien et nous restons longtemps à miauler jusqu’à ce que, épuisée, je me contente de ronronner de plaisir en observant Paris dont, doucement, s’éteignent les petites lueurs.

Évidemment, j’aimerais que Pythagore m’explique quel est le secret de ce Troisième Œil qui lui permet d’avoir autant d’informations précises, mais je sais qu’il ne sert à rien d’insister. Je me remémore tout ce qu’il m’a enseigné aujourd’hui. Grâce à lui, je suis une chatte qui comprend mieux ce qui se passe autour d’elle, une chatte qui connaît l’histoire de ses ancêtres. Je m’aperçois que plus j’apprends, plus je peux intégrer facilement des informations nouvelles. Et j’aime ça.

Nous redescendons la tour de la basilique et avançons dans les rues de la colline de Montmartre.

Je trouve mon compagnon gracieux.

— Et la guerre que se font les hommes, où en est-elle selon tes sources ? je demande, pour rompre le silence qui s’est installé.

— C’est de pire en pire. Ce qui est arrivé à l’école maternelle n’est pas un phénomène isolé. Loin de là. Chaque jour, le terrorisme se manifeste sous d’autres formes. Il est important pour toi et moi de nous tenir tout le temps au courant de l’évolution de cette fièvre d’autodestruction de nos voisins humains.

Je me lèche distraitement une épaule.

— Ce ne sont que des hommes qui se tuent entre eux, cela ne nous concerne pas.

Il secoue la tête :

— Détrompe-toi. Nos destins sont toujours liés. Nous dépendons d’eux et il y a réellement un risque que les humains disparaissent, comme jadis les dinosaures.

— Je me sens parfaitement prête à vivre sans eux.

— Cela va nous obliger à accomplir des actes que nous n’avons jamais accomplis jusque-là.

— Eh bien, nous évoluerons.

Il me touche avec sa patte pour me forcer à m’arrêter et me fixe.

— Ce n’est pas si simple, Bastet. La guerre qui se répand progressivement est préoccupante même pour les chats.

Je remarque que Pythagore a prononcé plusieurs fois mon nom. Peut-être que, désormais, je suis importante pour lui. Je suis persuadée qu’il commence à comprendre que moi aussi je suis spéciale.

Je marche fièrement à côté de lui, la queue dressée. Loin de m’inquiéter, toute cette connaissance nouvelle, d’une certaine manière, me rassure. Maintenant je sais beaucoup mieux qui je suis, de quoi j’ai l’air, où je vis, et ce qui se passe autour de nous.

Être instruite me semble le plus grand des privilèges et je plains ceux qui vivent dans l’ignorance.

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