14

A la vue des gardiens, Ellidi se déchaîna. Il bondit par-dessus la table, se précipita en hurlant vers les quatre hommes et se jeta sur eux. Erlendur et Sigurdur Oli atterrirent sous lui et se fracassèrent tous les deux contre le sol en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Ellidi heurta le visage de Sigurdur Oli d’un violent coup de tête, ce qui provoqua chez les deux hommes d’abondants saignements de nez, et il avait déjà le poing levé, prêt à frapper le visage sans protection d’Erlendur quand l’un des gardiens se saisit d’un petit appareil noir à l’aide duquel il lui asséna une décharge électrique dans les flancs. Cela calma un peu Ellidi mais il n’abandonnait pas la lutte. Il leva à nouveau la main. Il fallut attendre que l’autre gardien lui envoie également une décharge pour qu’il s’affaisse lourdement et retombe sur Erlendur.

Ils se libérèrent de son poids en rampant. Sigurdur Oli porta son mouchoir à son nez pour tenter d’arrêter l’hémorragie. Ellidi reçut la troisième décharge qui l’immobilisa totalement. Les gardiens lui passèrent à nouveau les menottes et le relevèrent avec bien des difficultés. Ils allaient l’emmener mais Erlendur leur demanda d’attendre un peu. Il s’approcha d’Ellidi.

– Quelle autre ? demanda-t-il.

Ellidi ne montra aucune réaction.

– Quelle autre femme est-ce qu’il a violée ? répéta Erlendur.

Ellidi tenta de sourire, tout étourdi après les décharges électriques, et une grimace se dessina sur son visage. Le sang qui lui coulait du nez avait atteint la bouche et son dentier était sanglant. Erlendur essayait de ne pas laisser paraître l’excitation dans sa voix. De faire comme si ce qu’Ellidi savait était totalement dénué d’importance à ses yeux. De ne lui laisser aucune porte ouverte. De ne rien laisser transparaître sur son visage. Il savait que la moindre faiblesse avait le pouvoir d’accélérer les battements de cœur des individus de la trempe d’Ellidi, qu’elle faisait d’eux des hommes, leur fournissait un but dans leur lamentable vie d’illusions. La moindre faille suffisait. Une inflexion qui trahissait l’excitation dans la voix, un regard, des gestes de la main, un signe d’impatience. Ellidi était déjà parvenu à lui faire perdre les pédales quand il avait nommé Eva Lind. Erlendur n’avait pas l’intention de lui accorder à nouveau le plaisir de ramper à ses pieds.

Ils se regardèrent dans les yeux.

– Sortez-moi ça d’ici, dit finalement Erlendur et il tourna le dos à Ellidi. Les gardiens s’apprêtaient à emmener le détenu mais celui-ci se raidit et ne bougea pas d’un pouce quand ils voulurent se mettre en route. Il regarda Erlendur un bon moment, comme s’il était en train de manigancer quelque chose, mais finalement il céda et la porte se referma derrière les trois hommes. Sigurdur Oli essayait d’arrêter les saignements. Il avait le nez tuméfié et son mouchoir était gorgé de sang.

– Tu saignes sacrément, dit Erlendur en examinant le nez de Sigurdur Oli. Mais c’est tout, rien de grave. Tu n’es pas blessé et ton nez n’est pas cassé.

Il pinça fortement l’appendice et Sigurdur Oli laissa échapper un hurlement de douleur.

– Il est peut-être cassé en fin de compte, bon, je ne suis pas médecin, continua Erlendur.

– Quel sale type, éructa Sigurdur Oli. Quel putain de gros connard !

– Est-il en train de s’amuser avec nous ou bien a-t-il réellement connaissance d’une autre victime ? s’interrogea Erlendur en ouvrant la porte pour quitter la pièce. S’il y en a une seconde, alors il y en a peut-être plusieurs autres dont on n’a jamais su qu’elles avaient été violées par Holberg.

– Y’a pas moyen de parler sérieusement avec ce gars-là, observa Sigurdur Oli. Il nous a sorti ça pour s’amuser, pour nous faire gamberger. Il s’est foutu de nous. Il n’y a pas un seul mot de vrai dans ce qu’il raconte. Ce gros connard. Ce putain de gros connard.

Ils entrèrent dans le bureau du directeur de la prison et lui firent un bref exposé de ce qui venait de se produire. Ils en profitèrent pour exprimer le fond de leur pensée : Ellidi avait sa place dans la cellule capitonnée d’un asile psychiatrique. Le directeur opina d’un air fatigué en précisant que la seule solution que les autorités avaient trouvée était de l’enfermer à Hraunid. Ce n’était pas la première fois qu’Ellidi était placé en isolement pour violence dans l’enceinte de la prison et ce ne serait sûrement pas la dernière.

Là-dessus, ils le saluèrent et sortirent à l’air libre. Alors qu’ils allaient quitter la prison et attendaient l’ouverture du grand portail peint en bleu, Sigurdur Oli remarqua qu’un gardien courait vers eux à toutes jambes en leur faisant signe de s’arrêter. Ils attendirent qu’il arrive jusqu’à la voiture.

– Il veut te parler, dit le gardien, essoufflé après sa course quand Erlendur eut abaissé la vitre.

– Qui ça ? demanda Erlendur.

– Ellidi. Ellidi veut te parler.

– Nous lui avons déjà parlé, répondit Erlendur. Dis-lui de laisser tomber.

– Il dit qu’il veut te communiquer les renseignements que tu voulais.

– Il ment.

– C’est ce qu’il a dit.

Erlendur regarda Sigurdur Oli qui haussa les épaules. S’accorda quelques instants de réflexion.

– D’accord, on arrive, dit-il finalement.

– Il ne veut que toi, pas lui, précisa le gardien en regardant Sigurdur Oli.

Ellidi ne fut pas ressorti de sa cellule, Erlendur dut donc lui parler à travers une petite ouverture pratiquée dans la porte de la cellule d’isolement. Celle-ci s’ouvrait à l’aide d’un système à glissière. L’obscurité régnait à l’intérieur, Erlendur ne distinguait donc pas le prisonnier. Il n’entendait rien que sa voix, rauque et graillonnante. Le gardien avait accompagné Erlendur jusqu’à la porte et l’avait ensuite laissé tout seul.

– Comment va le pédé ? fut la première question qu’Ellidi posa. Il ne s’appuyait pas contre la porte, auprès de l’ouverture. Peut-être était-il étendu sur la paillasse. Peut-être était-il assis, adossé au mur. Erlendur avait l’impression que la voix provenait des profondeurs de l’obscurité. Ellidi s’était calmé.

– Nous ne sommes pas dans un salon de thé, répondit Erlendur. Vous vouliez me parler.

– Qui soupçonnez-vous d’avoir tué Holberg ?

– Nous n’avons aucun suspect. Que me voulez-vous ? Qu’avez-vous à me dire sur Holberg ?

– Elle s’appelait Kolbrun, la fille qu’il a violée là-bas, à Keflavik. Il en parlait souvent. Disait qu’il l’avait échappé belle, puisque cette traînée avait été assez stupide pour porter plainte. Il racontait tous les détails. Vous voulez savoir ce qu’il disait ?

– Non, répondit Erlendur. Quelles étaient vos relations ?

– On se croisait toujours de temps en temps. Je lui vendais du Brennivin4 et je lui rapportais des revues porno quand je partais en mer. Nous nous sommes rencontrés quand nous travaillions tous les deux dans la même équipe pour le Service des phares et des affaires portuaires. Avant qu’il se mette à conduire les camions. On écumait les ports de pêche. Un tien vaut mieux que deux tu l’auras. Voilà la première chose qu’il m’a enseignée. Il était joli garçon. Beau parleur, doué pour s’attirer les faveurs des filles. Un gars marrant.

– Vous travailliez dans les ports de pêche ?

– C’est pour ça qu’on était à Keflavik, pour repeindre le phare de Reykjanes. Nom de Dieu, ce qu’il y avait comme fantômes là-bas ! Ça grinçait et ça couinait toute la nuit. Pire que dans ce trou à rats. Holberg ne craignait pas les fantômes. Il n’avait peur de rien.

– Et il vous a tout de suite raconté le viol qu’il a commis sur Kolbrun alors qu’il venait juste de faire votre connaissance ?

– Il m’a fait un clin d’œil quand il l’a suivie après la fête. Je savais ce que ça voulait dire. Il pouvait se montrer galant. Il a trouvé ça marrant de s’en sortir indemne. Il a bien rigolé du flic qui a accueilli Kolbrun et a tout foutu en l’air.

– Ils se connaissaient, Holberg et le flic ?

– J’en sais rien.

– Est-ce qu’il vous a parlé de la fille à laquelle Kolbrun a donné naissance après le viol ?

– La fille ? Non, il en est sorti un gosse ?

– Vous avez connaissance d’un autre viol, demanda Erlendur sans répondre à sa question. Qui était-ce ? Comment s’appelait la femme ?

– J’en sais rien.

– Alors, pourquoi est-ce que vous m’avez appelé ?

– Je ne connais pas son nom, mais je sais à quelle époque ça s’est passé et où elle habitait. Enfin, presque. Ça suffira pour que vous la retrouviez.

– Où ? Et quand ?

– Exact, et vous me donnez quoi en échange ?

– A vous ?

– Qu’est-ce que vous pouvez faire pour moi ?

– Je ne peux rien faire et je n’ai pas envie de faire quoi que soit pour vous.

– Évidemment. Bon, je vais quand même vous dire ce que je sais.

Erlendur s’accorda un moment de réflexion.

– Je ne peux rien vous promettre, dit Erlendur.

– Je supporte pas cet isolement.

– C’est pour cette raison que vous m’avez fait appeler ?

– Vous ne savez pas l’effet que ça a sur vous. Je suis en train de devenir dingue dans cette cellule. Ils n’allument jamais la lumière. Je ne sais pas quel jour nous sommes. On est enfermé comme dans une cage. On nous traite comme une bête.

– Dites donc ! Vous vous prenez pour le Comte de Monte-Cristo ou quoi ? répondit Erlendur d’un ton ironique. Vous êtes un sadique, Ellidi. Un demeuré sadique de la pire espèce. Un parfait imbécile fasciné par la violence. Pour couronner le tout, vous êtes homophobe et raciste. Vous êtes la pire espèce d’idiot que je connaisse. Je me contrefiche du fait qu’ils vous gardent enfermé ici pour le reste de votre existence. Je vais même monter leur conseiller de le faire.

– Je vais vous dire où elle habitait si vous me sortez d’ici.

– Je ne peux pas vous sortir d’ici, espèce d’imbécile. Ce n’est pas en mon pouvoir et je n’en ai pas envie. Si vous voulez que cet isolement soit écourté, vous feriez mieux d’arrêter de vous en prendre aux gens et de leur sauter dessus.

– Vous pouvez négocier avec eux. Vous pouvez leur dire que vous m’avez énervé. Vous pouvez dire que c’est le pédé qui a commencé. Que je me suis montré coopératif, mais qu’il m’a fait des remontrances. Et que j’ai fait avancer l’enquête. Ils vous écouteront. Ils savent qui vous êtes. Ils vous écouteront.

– Holberg vous a parlé d’autres femmes à part ces deux-là ?

– Est-ce que vous allez faire ça pour moi ?

Erlendur réfléchit.

– Je vais voir ce que je peux faire. Est-ce qu’il en a mentionné d’autres ?

– Non, jamais. A ma connaissance, il n’y a que ces deux-là.

– Vous êtes en train de me mentir ?

– Non, je ne vous mens pas. L’autre n’a jamais porté plainte. Ça s’est passé un peu après 1960. Il n’a jamais remis les pieds dans le village en question.

– Quel village ?

– Vous allez me sortir de là ?

– Quel village ?

– Je veux avoir votre parole !

– Je ne peux rien vous promettre, répondit Erlendur. Je vais leur en parler. Comment s’appelait le village ?

– Husavik.

– Quel âge avait-elle ?

– C’était le même genre de truc que la fille de Keflavik, seulement en plus violent, dit Ellidi.

– En plus violent ?

– Vous voulez que je vous raconte ? demanda Ellidi dont la voix ne dissimulait pas l’impatience. Vous voulez entendre ce qu’il a fait ?

Ellidi n’attendit même pas la réponse. Sa voix s’échappa de l’ouverture et Erlendur, incliné devant la porte, prêtait l’oreille à l’obscurité.

Sigurdur Oli l’attendait dans la voiture et ils quittèrent la prison. Erlendur l’informa brièvement de la conversation qu’il avait eue avec Ellidi mais ne souffla pas un mot du monologue final du détenu. Ils décidèrent de faire examiner le registre des habitants de Husavik à partir des années 60. Si la femme avait bien le même âge que Kolbrun, comme Ellidi le laissait entendre, alors il serait possible de retrouver sa trace.

– Et Ellidi ? demanda Sigurdur Oli pendant qu’ils traversaient à nouveau le col de Threngslin sur la route du retour vers Reykjavik.

– Je leur ai demandé s’ils voulaient bien écourter son isolement mais ils ont refusé. Je ne peux rien faire de plus.

– Tu as fait de ton mieux, dit Sigurdur Oli qui esquissa un sourire. Si Holberg a violé ces deux femmes, il pourrait y en avoir d’autres…

– Ce n’est pas impossible, répondit Erlendur d’un air absent.

– Dis donc, à quoi tu penses ?

– Il y a deux choses qui me turlupinent, répondit Erlendur.

– Il y a toujours des choses qui te turlupinent, commenta Sigurdur Oli.

– J’ai envie de savoir très précisément de quoi la petite fille est morte, continua Erlendur. Il entendit Sigurdur Oli soupirer lourdement à côté de lui. Et j’ai envie d’avoir l’absolue certitude qu’elle était bien la fille de Holberg.

– Qu’est-ce que t’as derrière la tête ?

– Ellidi m’a dit que Holberg avait eu une sœur.

– Une sœur ?

– Décédée en bas âge. Il faut que nous mettions la main sur son dossier médical. Fais des recherches dans les hôpitaux. Vois ce que tu peux trouver.

– De quoi est-elle morte, la sœur de Holberg ?

– Peut-être du même genre de maladie qu’Audur. Holberg avait parlé de quelque chose dans sa tête. En tout cas, c’est comme ça qu’Ellidi a décrit la maladie. Je lui ai demandé si c’était une tumeur au cerveau mais Ellidi n’en savait rien.

– Et vers quoi cela nous oriente-t-il ? demanda Sigurdur Oli.

– Je crois qu’il s’agit d’une question de filiation, expliqua Erlendur.

– De filiation ? Attends, à cause du message que nous avons trouvé ?

– Exact, dit Erlendur, à cause du message. Tout cela se résume peut-être à une question de filiation et de généalogie.

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