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La recherche de la Femme de Husavik n’avait toujours donné aucun résultat quand, dans la soirée, Sigurdur Oli et Elinborg prirent place dans le bureau d’Erlendur pour faire le point avant de rentrer chez eux. Sigurdur Oli affirma que cela ne l’étonnait pas, qu’ils ne trouveraient jamais la femme en s’y prenant de cette façon. Lorsque Erlendur demanda, énervé, s’il connaissait une meilleure méthode, celui-ci secoua la tête.

– Je n’ai pas l’impression que nous soyons en train de rechercher le meurtrier de Holberg, dit Elinborg en fixant Erlendur. On dirait que nous cherchons une tout autre chose dont je ne vois pas exactement la nature. Tu as fait exhumer la petite fille et, par exemple, je suis absolument incapable de dire pourquoi. Tu t’es mis à la recherche d’un homme disparu depuis des lustres et je ne vois pas en quoi c’est lié à l’enquête. J’ai l’impression que nous ne nous posons pas les bonnes questions : soit le meurtrier est un proche de Holberg, soit il s’agit de quelqu’un qui ne le connaît ni d’Ève ni d’Adam et qui s’est introduit chez lui dans le but de se livrer à un cambriolage. Personnellement, je trouve que c’est l’explication la plus plausible. Je crois qu’il faut que nous recherchions cet homme-là de façon plus active. Cette espèce de junkie. L’homme au treillis vert. Car, en réalité, nous n’avons pas du tout exploré cette piste.

– Peut-être est-ce quelqu’un que Holberg a payé en échange de services, interrompit Sigurdur Oli. Si l’on considère tout le matériel pornographique présent dans son ordinateur, il n’est pas improbable qu’il ait payé pour des services sexuels.

Erlendur demeurait silencieux devant les critiques et regardait ses paumes. Il savait que la majeure partie des dires d’Elinborg était vraie. Peut-être son esprit critique s’était-il altéré à cause des soucis que lui occasionnait Eva Lind. Il ne savait pas où elle avait atterri, il ne savait pas dans quel état elle était, des hommes qui lui voulaient du mal étaient à sa recherche et il ne savait que faire pour arranger les choses. Il ne dévoila ni à Sigurdur Oli ni à Elinborg la découverte qu’il avait faite chez le médecin légiste.

– Nous avons le message, dit-il. Ce n’est tout de même pas un hasard si nous l’avons retrouvé avec le cadavre.

La porte s’ouvrit subitement et le chef de la police scientifique passa la tête.

– Je suis parti, annonça-t-il. Je voulais juste vous dire qu’ils sont encore en train d’analyser l’appareil photo et qu’ils vous appelleront dès qu’ils trouveront un élément digne d’intérêt.

Il referma sans dire au revoir.

– Peut-être qu’on est en train de chercher midi à quatorze heures, dit Erlendur. Peut-être y a-t-il une solution d’une simplicité désarmante à tout ça. Peut-être que c’est l’œuvre d’un détraqué. Mais peut-être, et je crois que c’est le cas, peut-être ce meurtre a-t-il des racines bien plus profondes que nous l’imaginons. Peut-être que cela n’a rien de simple. Peut-être que l’explication se trouve dans les secrets de Holberg et dans ce qu’il a fait au cours de sa vie.

Erlendur marqua une pause.

– Et le message, poursuivit-il. Je suis lui. Qu’est-ce que vous en faites ?

– Il pourrait être l’œuvre d’un ami, dit Sigurdur Oli en dessinant des guillemets en l’air avec ses doigts. Ou d’un collègue de travail. Nous ne nous sommes pas beaucoup attardés de ce côté-là. En vérité, je ne vois pas ce que va nous apporter la recherche de cette bonne femme. Je n’ai aucune idée de la manière dont je dois m’y prendre pour leur demander si elles ont été violées sans me prendre un pot de fleurs dans la figure.

– Et Ellidi n’aurait pas déjà inventé des choses pareilles au cours de son existence ? N’est-ce pas précisément ce qu’il recherche, que nous nous couvrions de ridicule ? Est-ce que tu y as réfléchi ?

– Allons, qu’est-ce que c’est que ça, dit Erlendur comme s’il n’avait plus la patience d’écouter ces jérémiades. C’est l’enquête qui nous a mis sur cette piste. Il serait des plus étranges de négliger d’examiner les indices qui se manifestent à nous, quelle que soit leur provenance. Je sais que les meurtres qui ont lieu en Islande ne sont pas complexes mais il y a quelque chose dans tout ça qui ne colle pas, si vous voulez mettre le meurtre sur le compte d’un simple hasard. Je suis persuadé qu’il y a eu préméditation.

Le téléphone sonna sur le bureau d’Erlendur. Il décrocha, écouta quelques instants, hocha ensuite la tête, remercia et raccrocha. Ses soupçons venaient d’obtenir confirmation.

– La Scientifique, annonça-t-il en regardant Sigurdur Oli et Elinborg. L’appareil photo est celui utilisé pour prendre le cliché du cimetière où se trouve la tombe d’Audur. Des rayures semblables apparaissent lors du développement. Nous savons donc maintenant qu’il y a de fortes chances pour que ce soit Grétar qui ait pris la photo. Il est possible que quelqu’un d’autre ait utilisé l’appareil mais l’autre alternative me semble plus probable.

– Et qu’est-ce que ça nous apporte ? demanda Sigurdur Oli en regardant l’heure. Il avait invité Bergthora au restaurant le soir afin d’essayer de rattraper les maladresses commises le jour de son anniversaire.

– Cela nous apporte, par exemple, d’apprendre que Grétar était au courant qu’Audur était la fille de Holberg. Ils étaient peu nombreux à être dans la confidence. Et cela nous apprend aussi que Grétar avait des raisons, en premier lieu de trouver la tombe et en deuxième lieu, de la photographier, elle, en particulier. L’a-t-il fait à la demande de Holberg ? L’a-t-il fait contre sa volonté ? La disparition de Grétar est-elle liée à l’existence de ce cliché ? Si tel est le cas, de quelle façon ? Que voulait faire Grétar de cette photo ? Pourquoi l’avons-nous retrouvée cachée dans le bureau de Holberg ? Qui donc prend des clichés de tombes d’enfants ?

Elinborg et Sigurdur Oli regardaient Erlendur poser les questions. Ils remarquèrent que sa voix s’était faite chuchotement et virent qu’il n’était plus occupé à leur parler mais qu’il avait disparu en lui-même, distrait et distant. Il posa machinalement sa main sur sa poitrine et se mit à la gratter sans paraître se rendre compte de ce qu’il était en train de faire. Les deux autres se regardèrent mais n’osèrent pas poser de questions.

– Qui donc prend des photos de tombes d’enfants ? soupira une nouvelle fois Erlendur.

Plus tard dans la soirée, Erlendur retrouva l’homme qui avait envoyé les encaisseurs à la poursuite d’Eva Lind. Il avait obtenu les informations auprès de la brigade des stupéfiants qui possédait sur son compte un dossier bien fourni et savait qu’il tenait son QG dans un bar à bière du centre-ville, le Napoléon. Erlendur se rendit au bar et s’installa face à l’individu. On le surnommait Eddi, il avait la cinquantaine, il était enveloppé, n’avait plus que quelques dents jaunes dans la bouche, il était chauve.

– Tu croyais qu’on traiterait Eva autrement sous prétexte que tu es flic ? dit Eddi dès qu’Erlendur s’assit. Il parut savoir immédiatement qu’il s’agissait d’Erlendur même s’ils ne s’étaient jamais vus. Erlendur avait l’impression que l’homme l’attendait.

– Tu l’as trouvée ? demanda Erlendur en parcourant du regard la salle obscure où il vit quelques malheureuses trognes attablées qui jouaient aux machos en se faisant des accolades et des grimaces. L’appellation du lieu prit immédiatement sens dans son esprit.

– Tu comprends que je suis son ami, dit Eddi. Je lui donne ce qu’elle veut. Parfois, elle me paie. Parfois, elle met trop longtemps. Le gars avec le genou te passe le bonjour.

– C’est lui qui t’a cafté.

– C’est pas facile de trouver des mecs fiables, observa Eddi en montrant la salle du doigt.

– Elle te doit combien ?

– Eva ? Deux cents mille. Mais pas seulement à moi.

– On peut s’arranger pour ça ?

– Comme tu veux.

Erlendur sortit vingt mille couronnes qu’il avait retirées en route au distributeur et posa l’argent sur la table. Eddi ramassa l’argent, le compta soigneusement et le mit dans sa poche.

– Je peux t’apporter le reste dans une semaine.

– C’est bon.

Eddi observa Erlendur un instant d’un air interrogateur. Ils étaient sur la même longueur d’ondes.

– Je croyais que tu allais ouvrir ta gueule, dit-il.

– Dans quel but je le ferais ? demanda Erlendur.

– Je sais où elle est, dit Eddi, mais tu n’arriveras jamais à sauver Eva.

Erlendur localisa l’immeuble, il s’était déjà rendu dans des endroits semblables aux cours d’opérations de police. A l’intérieur de ce squat, Eva Lind était allongée sur un matelas en compagnie d’autres personnes. Certaines d’entre elles avaient son âge mais d’autres étaient nettement plus âgées. L’immeuble était ouvert et le seul obstacle était un homme, auquel Erlendur donnait une vingtaine d’années, qui vint l’accueillir à la porte en agitant les bras. Erlendur le plaqua contre un mur et le flanqua dehors. Une ampoule électrique nue pendait au plafond de l’unique pièce. Il se baissa vers Eva et tenta de la réveiller. Sa respiration était régulière et normale, son pouls un tout petit peu rapide. Il la secoua, lui tapota doucement la joue et, bientôt, Eva ouvrit les yeux.

– Grand-père, dit-elle avant de refermer les yeux. Il souleva Eva et l’emmena hors de la pièce en prenant bien garde à ne pas marcher sur les gens immobiles et allongés par terre. Il ne savait pas s’ils dormaient ou bien s’ils étaient éveillés. Elle ouvrit à nouveau les yeux.

– Elle est ici, chuchota-t-elle sans qu’Erlendur comprenne de quoi elle parlait tandis qu’il continuait à la porter vers la voiture. Plus vite il l’emmènerait d’ici, mieux ce serait. Il la déposa debout sur le sol, afin de pouvoir ouvrir la portière, et elle prit appui sur lui.

– Est-ce que tu l’as trouvée ? demanda-t-elle.

– Qui ça, elle ? De quoi est-ce que tu parles ?

Il l’installa sur le siège avant, attacha la ceinture, prit place au volant et s’apprêta à partir.

– Est-ce qu’elle est avec nous ? demanda Eva Lind sans ouvrir les yeux.

– Enfin merde ! Qui ça ? cria Erlendur.

– La mariée, répondit Eva Lind. La jolie minette de Gardabaer. J’étais couchée à côté d’elle.

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