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Erlendur les laissa à Nordurmyri et se rendit à Baronstigur pour voir le médecin légiste. Celui-ci terminait l’autopsie de Holberg au moment de l’arrivée d’Erlendur, il recouvrit le cadavre d’un drap. Aucune trace des restes d’Audur.

– Vous avez retrouvé le cerveau de la petite fille ? demanda le médecin sans ambages quand Erlendur entra dans la pièce.

– Non, répondit Erlendur.

– J’en ai discuté avec une vieille copine à moi, professeur à l’Université d’Islande et je lui ai expliqué la situation, j’espère que je n’ai pas fait une bêtise, en tout cas, elle n’a pas été du tout étonnée de notre petite découverte. Est-ce que vous avez lu cette nouvelle de Halldor Laxness ?

– Du Nabuchodonosor ? Elle m’est revenue en mémoire au cours des derniers jours, répondit Erlendur.

– Lilja, c’est bien le titre, n’est-ce pas ? Il y a longtemps que je l’ai lue, mais elle raconte l’histoire d’étudiants en médecine qui volaient des cadavres et remplissaient les cercueils avec des pierres. Voilà, pour faire simple, ce qui s’est produit. Autrefois, il n’y avait aucun suivi dans ce domaine, exactement comme il est décrit dans l’histoire. Les gens qui mouraient à l’hôpital étaient autopsiés, sauf en cas d’interdiction, et l’autopsie servait évidemment à l’enseignement. Il arrivait que des prélèvements soient effectués, il pouvait s’agir de n’importe quoi, cela allait d’organes entiers à des prélèvements tissulaires. Ensuite, on remballait le tout et le défunt était enterré honorablement. Aujourd’hui, les choses se passent quelque peu différemment. On ne pratique plus d’autopsie à moins d’avoir obtenu l’accord des proches et l’on ne prélève plus d’organes à des fins de recherche ou d’enseignement sauf quand certaines conditions sont réunies. Je ne crois pas qu’on vole quoi que ce soit.

– Vous ne croyez pas ?

Le médecin haussa les épaules.

– Nous ne parlons pas des greffes d’organes, n’est-ce pas ? dit Erlendur.

– Ça n’a rien à voir. Les gens sont disposés à venir en aide aux autres quand c’est une question de vie ou de mort.

– Et où se trouve la banque d’organes ?

– Ce bâtiment-ci abrite des milliers de prélèvements, dit le médecin. Ici, à Baronstigur. La plus importante s’appelle le fonds Dungal, c’est la plus grande banque de prélèvements d’Islande.

– Vous pouvez me la montrer ? demanda Erlendur. Vous avez un relevé indiquant la provenance de chacun des prélèvements ?

– Tout cela est consciencieusement répertorié. Je me suis permis de consulter le relevé à la recherche de l’organe qui nous intéresse mais je ne l’ai pas trouvé.

– Alors, où est-ce qu’il est ?

– Vous devriez aller voir ce professeur et écouter ce qu’elle a à vous dire. Je crois que certains relevés sont conservés à l’université.

– Pourquoi vous ne me l’avez pas dit plus tôt ? demanda Erlendur. Quand vous avez découvert qu’on avait enlevé le cerveau. Vous le saviez, non ?

– Allez voir ce professeur et revenez me voir ensuite. Je vous en ai probablement déjà trop dit.

– Est-ce qu’il existe des relevés pour la banque d’organes de l’université ?

– Je n’en sais pas plus, dit le médecin. Sur ce, il lui communiqua le nom du professeur et le pria de le laisser tranquille.

– Donc, vous connaissez la Cité des Jarres, demanda Erlendur.

– C’est le surnom qu’ils donnaient à l’une des salles de ce bâtiment, répondit le médecin. Elle a été fermée. Ne me demandez pas ce qu’il est advenu des bocaux car je n’en ai pas la moindre idée.

– Ça vous met mal à l’aise d’aborder le sujet ?

– Je vous prie d’arrêter ça.

– Quoi donc ?

– Arrêtez.

Le professeur, directrice de la faculté de médecine de l’Université d’Islande, s’appelait Hanna et regardait Erlendur par-dessus son bureau comme une tumeur maligne qu’il lui fallait extraire au plus vite. Un peu plus jeune que lui, elle était extrêmement directe, s’exprimait à toute vitesse et répondait du tac au tac, elle donnait l’impression de ne pas supporter les discussions stériles ni les palabres inutiles. Elle lui demanda d’une manière presque grossière d’en venir au fait alors qu’il avait entamé un long discours expliquant les raisons de sa présence dans son bureau. Erlendur sourit en son for intérieur. Elle lui plut immédiatement et il était convaincu qu’ils allaient se chamailler comme chien et chat avant la fin de leur entretien. Elle portait un tailleur de couleur sombre, c’était une femme enveloppée, sans la moindre trace de maquillage, des cheveux blonds coupés court, des mains travailleuses, un air à la fois sérieux et malicieux. Erlendur aurait bien voulu la voir sourire mais son souhait ne fut pas exaucé.

Il l’avait dérangée au beau milieu d’une heure de cours.

Il avait frappé à la porte de la salle de classe comme un imbécile pour la faire demander. Elle était venue et l’avait prié de bien vouloir attendre la fin du cours. Erlendur fit le planton dans le couloir comme un cancre pendant un quart d’heure jusqu’à ce que la porte s’ouvre violemment. Hanna se précipita dans le couloir, doubla Erlendur et lui ordonna de la suivre, ce qui n’alla pas sans difficulté. On aurait dit qu’elle faisait deux pas à chaque fois qu’il en faisait un.

– Je ne comprends pas ce que me veut la police criminelle, annonça-t-elle chemin faisant en tournant la tête, comme pour s’assurer qu’Erlendur était bien derrière elle.

– Vous verrez bien, répondit Erlendur, à bout de souffle.

– Eh bien, j’espère, rétorqua Hanna en l’invitant à entrer dans son bureau.

Pendant qu’Erlendur lui exposait le motif de sa visite, elle demeura assise et réfléchit un bon moment. Erlendur parvint à la calmer quelque peu quand il lui raconta l’histoire d’Audur, de sa mère, de l’autopsie, du diagnostic et qu’il lui dit que le cerveau avait été enlevé.

– Où me dites-vous que la petite fille a été admise ?

– A l’hôpital de Keflavik. Peut-être vous y procurez-vous des organes à des fins pédagogiques ?

Elle fixait Erlendur.

– Je ne vois pas où vous voulez en venir.

– Vous utilisez bien des organes humains pour l’enseignement, n’est-ce pas ? demanda Erlendur. Des prélèvements, c’est probablement le terme que vous utilisez, je ne suis pas spécialiste, mais la question est d’une grande simplicité : où vous les procurez-vous ?

– Je ne me sens pas obligée de vous dire quoi que ce soit là-dessus, dit-elle en se plongeant dans les feuilles sur son bureau comme si elle était trop occupée pour accorder à Erlendur la moindre attention.

– C’est très important pour nous, plaida Erlendur, très important pour la police, de savoir si ce cerveau se trouve encore quelque part. Il est possible qu’il figure dans vos registres. Il a été étudié il y a longtemps mais n’a pas été remis en place. Cela s’explique peut-être très simplement. L’étude de la tumeur a pris un certain temps et, d’un autre côté, il fallait également enterrer le corps. L’université et les hôpitaux possèdent des banques d’organes qui pourraient être concernées. Vous pouvez rester là à faire votre tête de mule mais moi, je peux m’arranger de diverses façons pour vous causer quelques désagréments, à vous, à l’Université et aux hôpitaux. C’est incroyable le nombre de choses qu’on peut raconter aux médias quand ils vous titillent.

Hanna regarda Erlendur un long moment, il la fixait également.

– Dépérit la pie sur son arbre, dit-elle finalement.

– Mais mange celle qui prend son vol, compléta Erlendur.

– C’était en réalité la seule règle qui présidait à ces pratiques mais je ne peux rien vous dire, comme vous devez bien vous l’imaginer. C’est un sujet très sensible.

– Je ne suis pas en train d’enquêter sur ces pratiques en tant que délit, précisa Erlendur. Je suis bien incapable de dire s’il s’agit d’un vol d’organe d’une manière ou d’une autre. Ce que vous faites des morts ne me regarde en rien tant que cela reste à l’intérieur de limites convenables.

L’expression sur le visage de Hanna se fit encore plus malveillante.

– Si c’est ce dont la médecine a besoin, alors cela se justifie sans aucun doute dans l’esprit de certains. Je suis à la recherche d’un organe précis, provenant d’un individu donné, pour l’étudier à nouveau et, s’il était possible de retracer son parcours depuis l’époque du prélèvement jusqu’à aujourd’hui, je vous serais extrêmement reconnaissant. Il s’agit d’informations collectées à titre personnel.

– Comment ça, à titre personnel ?

– Je n’ai pas envie que cela aille plus loin. Nous devons retrouver cet organe si c’est possible. La question que je me pose aussi est la suivante : n’aurait-il pas suffi d’effectuer quelques prélèvements, était-il nécessaire de retirer l’organe tout entier ?

– Je ne connais évidemment pas le cas précis dont vous parlez mais les règles en matière d’autopsie sont plus strictes aujourd’hui que dans le passé, dit Hanna après un moment de réflexion. Si cela date des années 60, il est possible que cela se soit passé ainsi, je ne dis pas le contraire. Vous affirmez que la petite fille a été autopsiée contre la volonté de sa mère. Il ne s’agit sûrement pas d’un cas isolé. Aujourd’hui, on consulte les proches immédiatement après le décès pour obtenir leur autorisation. Je crois pouvoir dire que leurs volontés sont toujours respectées, sauf dans des cas tout à fait exceptionnels. C’est ce qui s’est produit en l’occurrence. La mort d’un enfant est la plus effroyable des choses. Il est impossible de décrire la douleur qui submerge les gens qui perdent un enfant et la question de l’autopsie dans de semblables circonstances peut être problématique.

Hanna marqua une pause.

– Une partie des registres figure dans nos ordinateurs, dit-elle ensuite, mais le reste se trouve dans les archives à l’intérieur du bâtiment. Il y a là des registres assez précis. La plus grande banque d’organes des hôpitaux se trouve à Baronsstigur. Vous imaginez bien que l’enseignement de la médecine est réduit au minimum ici, sur le campus. Il est dispensé dans les hôpitaux. C’est là-bas que l’on acquiert les connaissances.

– Le médecin légiste a refusé de me faire visiter la banque d’organes, dit Erlendur. Il voulait que j’aie d’abord un entretien avec vous. Est-ce que l’Université a son mot à dire là-dedans ?

– Venez, dit Hanna sans répondre à sa question. Nous allons voir ce que nous avons dans les ordinateurs.

Elle se leva et Erlendur la suivit. Elle ouvrit une pièce spacieuse avec des clefs et entra un code sur le système d’alarme placé sur le mur à côté de la porte. Elle se dirigea vers un pupitre et alluma un ordinateur pendant qu’Erlendur observait alentour. La pièce n’avait pas de fenêtre et des rayonnages de dossiers couvraient les murs. Hanna lui demanda le nom d’Audur ainsi que la date de son décès afin de les entrer dans l’ordinateur.

– Il n’y a rien ici, dit-elle, pensive, en fixant l’écran. La base s’arrête à l’année 1984. Nous sommes en train d’informatiser toutes les données depuis la fondation de la faculté de médecine mais la base ne dépasse pas cette date.

– Il nous reste donc les étagères, dit Erlendur.

– Je ne devrais absolument pas faire ça, dit Hanna en regardant l’heure. Je devrais être en cours en ce moment.

Elle s’approcha d’Erlendur et jeta un regard alentour, parcourut les étagères en lisant les inscriptions. Elle ouvrit quelques tiroirs à droite et à gauche, feuilletant les documents avant de les refermer promptement. Erlendur avait l’impression que les tiroirs étaient classés par ordre alphabétique mais n’avait pas la moindre idée de leur contenu.

– Vous conservez des rapports médicaux ici ? demanda-t-il.

Hanna soupira.

– Ne venez pas me dire maintenant que vous êtes envoyé par la Commission informatique et libertés ! dit-elle avec insistance en refermant un autre tiroir.

– C’était juste une question, rassura Erlendur.

Hanna prit un rapport et se mit à le lire.

– Voilà quelque chose sur les prélèvements, dit-elle. 1968. Il contient quelques noms. Rien qui soit susceptible de vous intéresser. (Elle replaça le document sur l’étagère, referma le tiroir avant d’en ouvrir un autre.) En voici d’autres, dit-elle. Attendez voir. Voilà le nom de la fillette, Audur, et le nom de sa mère. Voilà, c’est ça.

Elle parcourut le rapport.

– Un organe prélevé, dit-elle, comme si elle se parlait à elle-même. A l’hôpital de Keflavik. Autorisation des proches… il n’y a rien. On ne précise pas à qui l’organe a été remis.

Hanna referma le dossier.

– Il a disparu de la circulation.

– Est-ce que je peux voir ça ? demanda Erlendur sans chercher à dissimuler sa curiosité.

– Cela ne vous apportera rien, dit Hanna en remettant le dossier dans le tiroir qu’elle referma. Je vous ai dit ce que vous aviez besoin de savoir.

– Qu’est-ce qu’il y a d’écrit là-dedans ? Qu’essayez-vous de me cacher ?

– Rien du tout, répondit Hanna, et maintenant, je dois retourner me consacrer à mon enseignement.

– Bon, je vais obtenir un mandat de perquisition et je reviendrai plus tard dans la journée. Il vaudrait mieux que ce rapport se trouve encore à sa place, dit Erlendur en se dirigeant vers la porte. Hanna le suivait du regard.

– Vous me promettez que les informations que vous obtiendrez ne sortiront pas d’ici ? dit-elle alors qu’Erlendur, ayant ouvert la porte, s’apprêtait à disparaître.

– Je vous l’ai déjà dit, ce sont des informations que je collecte à titre personnel, répondit Erlendur.

– Alors, regardez ça, dit Hanna en ouvrant à nouveau le placard. Elle lui tendit le dossier.

Erlendur referma la porte, prit le dossier et s’y plongea. Il sortit son paquet de cigarettes et en alluma une pendant qu’elle attendait qu’il ait achevé sa lecture. Pour sa part, elle ne quittait pas du regard l’écriteau précisant qu’il était interdit de fumer dans la pièce qui, bientôt, se retrouva tout enfumée.

– Qui est cet Eydal ?

– L’un de nos plus éminents chercheurs en médecine.

– Qu’est-ce que vous ne vouliez pas que je voie là-dedans ? Je n’ai pas le droit de parler à cet homme ?

Hanna ne répondit rien.

– Enfin, qu’est-ce que ça cache ? demanda Elendur.

Hanna soupira.

– Je crois qu’il a en sa possession un certain nombre d’organes, finit-elle par déclarer.

– Est-ce que cet homme collectionne les organes ? demanda Erlendur.

– Il a quelques organes, une petite collection, oui.

– Il est collectionneur d’organes ?

– Je n’en sais pas plus, répondit Hanna.

– Il est possible que le cerveau se trouve chez lui, observa Erlendur. Il est écrit ici qu’on lui a donné un prélèvement effectué sur l’organe pour qu’il puisse l’étudier. Cela vous poserait-il un problème ?

– C’est l’un de nos plus éminents chercheurs, répéta-t-elle en serrant les dents.

– Il conserve le cerveau d’une gamine de quatre ans sur la cheminée de son salon ! tonna Erlendur.

– Je ne m’attendais pas à ce que vous compreniez quoi que ce soit aux travaux scientifiques, répondit-elle.

– Et qu’y a-t-il à comprendre là-dedans ?

– Je n’aurais jamais dû vous laisser pénétrer dans cette pièce, grogna Hanna.

– Ce n’est pas la première fois que j’entends ça, conclut Erlendur.

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