27

La police scientifique avait commencé à retirer tous les revêtements de sol dans chacune des pièces de l’appartement, la cuisine, la salle de bain et la petite entrée. Il avait fallu toute la journée pour obtenir les autorisations nécessaires à l’opération. Erlendur avait exposé son raisonnement au cours d’une réunion avec le préfet de police qui convint, même si c’était de mauvaise grâce, qu’il pesait assez de soupçons pour aller fouiller les fondations de l’appartement de Holberg. L’affaire fut traitée prioritairement à cause du meurtre qui venait d’être commis dans l’immeuble.

Erlendur avait relié la nécessité des fouilles à la recherche du meurtrier de Holberg, il avait laissé entendre que Grétar pouvait parfaitement être encore en vie et être l’auteur du crime. La police faisait d’une pierre deux coups. Si les soupçons de Marion Briem s’avéraient fondés, cela exclurait Grétar comme meurtrier et résoudrait l’énigme d’une disparition datant de vingt-cinq ans.

On prit le plus gros modèle de camionnette disponible pour y placer tout le mobilier de Holberg, à part les étagères fixées aux murs et leur contenu. La nuit était déjà tombée au moment où elle recula jusqu’à l’immeuble. Peu de temps après, un engin arriva, sur lequel avait été fixé un marteau piqueur. Des enquêteurs de la police scientifique s’étaient regroupés aux abords de l’immeuble, bientôt rejoints par d’autres policiers de la criminelle. Nulle trace des habitants de l’immeuble.

Il avait plu toute la journée, comme au cours des jours précédents. Mais il tombait maintenant une bruine fine, ondulant au gré du vent froid de l’automne, qui mouillait le visage d’Erlendur, lequel se tenait à l’écart, sa cigarette entre les doigts. A ses côtés, il y avait Sigurdur Oli et Elinborg. Un petit groupe de badauds s’était rassemblé devant l’immeuble, mais ils ne s’aventuraient pas trop près. Parmi eux se trouvaient des journalistes, des cameramen de la télévision et des photographes des journaux. Les voitures, qu’elles soient grosses ou petites, portant les logos de la presse étaient garées un peu partout dans le quartier et Erlendur, qui avait interdit tout échange avec les journalistes, se demanda s’il devait les faire évacuer.

L’appartement de Holberg fut bientôt totalement vide. La grosse camionnette attendait à l’entrée de l’immeuble qu’on décide ce qu’il fallait faire du mobilier. Erlendur finit par donner l’ordre d’emmener le tout dans les remises de la police. Il vit les hommes emporter les revêtements de sol et la moquette de l’appartement et les mettre dans la camionnette qui disparut de la rue à grand bruit. Le chef de la police scientifique salua Erlendur d’une poignée de main. Il s’appelait Ragnar, c’était un homme grassouillet d’une cinquantaine d’années et il avait une touffe de cheveux noirs, tout ébouriffés. Il avait fait ses études en Grande-Bretagne, ne lisait rien d’autre que des romans policiers britanniques et cultivait une passion pour les séries policières anglaises qu’on diffusait à la télévision.

– Qu’est-ce que tu nous fais faire encore comme bêtise ? demanda-t-il en jetant un œil vers la presse. Il avait dit cela d’un ton jovial. L’idée d’aller creuser le sol à la recherche d’un cadavre le séduisait franchement.

– Comment est-ce que ça se présente ? demanda Erlendur.

– La dalle tout entière est recouverte d’une épaisse couche de peinture marine, annonça Ragnar. Il est impossible d’y déceler la trace d’une ancienne intervention. On ne voit pas le moindre raccord dans le ciment ni quoi que ce soit qui témoignerait de travaux antérieurs. Nous sommes en train de donner des coups de marteau sur la dalle mais ça sonne creux partout. Je ne sais pas si c’est dû à un affaissement du terrain ou bien à autre chose. Le béton de cet immeuble est épais et de bonne qualité. Ce n’est vraiment pas de la camelote. En revanche, il y a des marques d’humidité un peu partout par terre. Ce plombier avec qui vous avez été en contact, il ne pourrait pas nous aider ?

– Il est en maison de retraite à Akureyri et ne prévoit pas de faire un autre voyage à la capitale au cours de cette vie. Il nous a expliqué de façon assez précise à quel endroit il avait pratiqué l’ouverture dans le sol.

– Nous sommes aussi en train d’introduire une caméra dans l’égout. Pour vérifier que les tuyaux sont en bon état et savoir si on décèle une trace de l’ancienne intervention.

– Est-ce qu’il est nécessaire de percer tous ces trous ? demanda Erlendur en indiquant le tracteur d’un signe de tête.

– Je n’en ai pas la moindre idée. Nous disposons de marteaux piqueurs électriques plus petits mais ils ne donnent rien dans la bouillasse. Nous avons également de petites perceuses et si nous tombons sur du vide, nous pourrons pratiquer un trou dans la dalle et y introduire une petite caméra du type de celles qu’on utilise dans les canalisations d’évacuation.

– J’espère que ça sera suffisant. Ça serait plutôt moche si on était obligé d’y aller avec ce gros tracteur.

– En tout cas, il y a vraiment une sacrée puanteur dans ce trou, dit le chef de la Scientifique, puis les deux hommes se dirigèrent vers l’immeuble. Trois techniciens, vêtus de combinaisons jetables blanches, les mains recouvertes de gants en plastique et tenant des marteaux de marque Stanley, exploraient l’appartement. Ils donnaient des coups dans le sol et faisaient des croix au marqueur bleu là où ça sonnait le creux.

– D’après le cadastre, le sous-sol a été transformé en appartement en 1959, dit Erlendur. Holberg l’a acheté en 1962 et il a probablement emménagé immédiatement. Il a toujours vécu ici depuis.

L’un des techniciens vint vers eux et salua Erlendur. Il avait en sa possession des plans de l’immeuble, pour chaque étage et pour le sous-sol.

– Les toilettes sont situées au centre de l’immeuble. Les tuyaux d’évacuation descendent des étages et rentrent sous terre à l’emplacement des toilettes du sous-sol. C’est ici qu’elles se trouvaient avant les transformations et on peut imaginer que l’appartement a été organisé autour d’elles. Leur tuyau d’évacuation rejoint celui de la salle de bain et continue ensuite à gauche puis passe sous une partie du salon, sous la chambre, avant de ressortir dans la rue.

– Les recherches ne doivent pas se limiter au seul tuyau des toilettes, observa le chef de la police scientifique.

– Non, mais nous avons introduit une caméra dans le tout-à-l’égout depuis la rue. Ils m’ont dit que le tuyau s’est rompu à l’endroit où il rentre sous la chambre et on a eu l’idée de regarder là en premier. D’après ce que j’ai compris, c’est là que le sol a été cassé lors de la dernière intervention.

Ragnar hocha la tête et regarda Erlendur qui haussa les épaules comme si le travail des techniciens ne le concernait pas.

– La rupture ne doit pas être bien ancienne, observa le chef. C’est sûrement de là que vient la puanteur. Donc, d’après toi, cet homme a été enterré dans les fondations il y a vingt-cinq ans.

– En tout cas, c’est de cette époque que date sa disparition, répondit Erlendur. Leurs paroles se mélangeaient au bruit des coups de marteau qui s’unissaient les uns aux autres pour résonner entre les murs vides. Le technicien prit un casque antibruit dans une sacoche noire de la taille d’un petit sac de voyage et le plaça sur ses oreilles, il en tira ensuite une petite perceuse électrique et la brancha. Il appuya deux ou trois fois sur le bouton comme pour l’essayer, retourna la perceuse et commença à forer. Le bruit était assourdissant et les autres techniciens mirent également leurs casques. Mais cela ne donnait pas grand résultat. La perceuse patinait dans le béton dur. Il finit par renoncer en secouant la tête.

Le visage couvert d’une fine couche de poussière, il déclara :

– Il va falloir qu’on utilise le tracteur et qu’on y aille au marteau piqueur. Il nous faudra aussi des masques. Quel est l’espèce d’imbécile qui a eu cette idée de génie ? conclut-il en crachant par terre.

– Holberg ne s’est quand même pas servi d’un marteau piqueur en pleine nuit, observa le chef.

– Il n’a pas eu besoin de faire quoi que ce soit à la faveur de la nuit, répliqua Erlendur. Le plombier s’est chargé de creuser le trou à sa place.

– Tu crois qu’il a caché le gars dans le tuyau à merde ?

– On verra bien. Il est possible qu’il ait réellement dû faire des travaux dans les fondations. Peut-être bien que tout ça n’est rien d’autre qu’une fausse piste.

Erlendur sortit dans l’obscurité de la nuit. Sigurdur Oli et Elinborg s’étaient installés dans sa voiture où ils se régalaient de hot-dogs que Sigurdur Oli était allé chercher au drugstore le plus proche. Un hot-dog attendait Erlendur sur le tableau de bord. Il l’avala d’un coup.

– Si nous découvrons le cadavre de Grétar ici, qu’est-ce que ça va nous apporter ? demanda Elinborg en s’essuyant la bouche.

– J’aimerais bien le savoir, répondit Erlendur pensif. J’aimerais bien le savoir.

A ce moment-là, leur supérieur hiérarchique immédiat, l’inspecteur divisionnaire, vint en faisant de grands gestes, il tambourina à la vitre du véhicule, ouvrit la portière et demanda à Erlendur de l’accompagner un moment. Sigurdur Oli et Elinborg descendirent également de la voiture. Le chef s’appelait Hrolfur, il avait eu un arrêt maladie quelques jours auparavant mais il semblait maintenant parfaitement remis. Il souffrait d’un fort embonpoint et éprouvait bien des difficultés à perdre du poids. D’une nature paresseuse, il participait rarement aux enquêtes criminelles. Tous les ans, ses arrêts maladie étaient légion.

– Pour quelle raison n’ai-je pas été informé de cette opération ? demanda-t-il d’un ton qui ne cachait en rien sa colère.

– Tu es malade, répondit Erlendur.

– N’importe quoi ! tonna Hrolfur. Ne va pas t’imaginer que tu peux diriger le service comme bon te semble ! Je suis ton supérieur. J’exige que tu m’informes d’opérations de cette sorte avant de faire une de tes conneries d’âne bâté !

– Attends un peu, je croyais que tu étais malade, répéta Erlendur en feignant l’étonnement.

– Et comment as-tu eu l’idée de mener le procureur en bateau ? gronda Hrolfur. Comment peux-tu imaginer qu’il y ait le cadavre d’un homme là-dessous ? Il n’y a pas le moindre indice qui aille dans ton sens. Absolument aucun, à part du délire concernant les fondations des immeubles et des mauvaises odeurs. Tu as pété les plombs, ou quoi ?

Sigurdur Oli se dirigea vers eux d’un pas hésitant.

– Erlendur, j’ai là au bout du fil une femme à qui je crois que tu devrais parler, dit-il en tenant le téléphone d’Erlendur qui l’avait laissé dans la voiture. C’est personnel. Elle a l’air extrêmement choquée.

Hrolfur se tourna vers Sigurdur Oli, lui ordonna de déguerpir et de les laisser tranquilles.

Sigurdur Oli insista.

– Erlendur, il faut absolument que tu lui parles tout de suite, dit-il.

– Non mais, qu’est-ce que c’est que ça ? Vous faites comme si je n’existais pas ! hurla Hrolfur en tapant du pied. C’est un complot, ou quoi ? Erlendur, s’il fallait que l’on aille fouiller les fondations des immeubles à cause de mauvaises odeurs dans les appartements, on y passerait tout notre temps. C’est complètement à côté de la plaque ! C’est inimaginable !

– C’est Marion Briem qui a eu cette idée très intéressante, reprit Erlendur aussi calmement qu’avant, et j’ai trouvé qu’elle valait le coup. C’est aussi l’opinion du procureur. Je te prie de bien vouloir m’excuser de ne pas avoir pris contact avec toi mais je suis ravi de te voir à nouveau sur pied. Et à dire vrai, mon cher Hrolfur, tu as vraiment l’air en pleine forme. Je te prie maintenant de bien vouloir m’excuser.

Erlendur passa devant Hrolfur qui les regardait, lui et Sigurdur Oli, tout prêt à répondre quelque chose mais il ne savait pas quoi au juste.

– J’ai eu une idée, dit Erlendur. Il y a longtemps qu’on aurait dû le faire.

– Quoi ? demanda Sigurdur Oli.

– Appelle donc les gens du Service des phares et des affaires portuaires et demande-leur s’ils peuvent te confirmer le fait que Holberg était à Husavik ou dans les environs vers 1960.

– D’accord. Tiens, parle-lui.

– Qui est cette femme ? demanda-t-il en attrapant le téléphone. Je ne connais aucune femme.

– On l’a redirigée vers ton portable. Elle a appelé le poste de police pour te parler. Ils lui ont dit que tu étais occupé mais elle a insisté.

A ce moment-là, le marteau piqueur fixé au tracteur se mit en route. Un bruit assourdissant se fit entendre dans l’appartement en sous-sol et ils virent une épaisse poussière sortir par la porte. Tout le monde était sorti et se tenait à distance en attendant, à part le conducteur de l’engin. Ils regardèrent leurs montres et semblèrent se dire entre eux que l’heure était bien avancée. Ils savaient qu’ils ne pourraient pas continuer bien longtemps à faire un tel boucan dans ce quartier résidentiel tard dans la soirée. Il allait bientôt falloir qu’ils arrêtent et qu’ils attendent le lendemain matin, à moins qu’ils ne prennent d’autres mesures.

Erlendur se précipita dans la voiture avec le téléphone à la main et referma la porte pour s’isoler du bruit. Il reconnut immédiatement la voix.

– Il est ici, annonça Elin dès qu’elle entendit Erlendur au bout du fil. Elle semblait effectivement en état de choc.

– Elin, calmez-vous, dit Erlendur. De qui est-ce que vous me parlez ?

– Il est là sous la pluie devant ma maison et il regarde à l’intérieur.

La voix se fit chuchotement.

– Qui donc, Elin ? Est-ce que vous êtes chez vous ? A Keflavik ?

– Je ne sais pas quand il est arrivé et je ne sais pas depuis combien de temps il est là. Je viens juste de remarquer sa présence. Ils ne voulaient pas me mettre en rapport avec vous.

– Je n’arrive pas très bien à vous suivre. De qui êtes-vous en train de parler, Elin ?

– Enfin, de l’homme. J’ai bien l’impression que c’est cette saloperie.

– Qui ?

– Mais l’homme qui s’en est pris à Kolbrun.

– Kolbrun ? De quoi parlez-vous ?

– Je sais. Ce n’est pas possible mais il est pourtant là, devant ma maison.

– Vous êtes certaine de ne pas vous tromper ?

– Ne me dites pas que je me trompe ! Ne venez pas me dire ça ! Je sais parfaitement ce que je dis.

– Comment ça, l’homme qui s’en est pris à Kolbrun ? Quel homme ? Que voulez-vous dire ? De qui parlez-vous ?

– Enfin, de HOLBERG ! (Au lieu d’élever la voix, Elin chuchotait, énervée, dans le combiné.) Il est là, devant chez moi.

Erlendur restait silencieux.

– Vous êtes là ? chuchota Elin. Qu’est-ce que vous allez faire ?

– Elin, dit Erlendur en appuyant lourdement sur chacun de ses mots. Il est impossible que ce soit Holberg. Holberg est mort. Ça doit être quelqu’un d’autre.

– Ne me parlez pas comme si j’étais une enfant. Il est là, sous la pluie, et il me regarde. Le monstre.

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