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Sigurdur Oli réfléchissait à la manière dont il allait formuler la question. Il tenait à la main une liste comportant dix noms de femmes ayant habité à Husavik avant ou après 1960 et qui avaient déménagé à Reykjavik. Deux d’entre elles étaient décédées. Deux autres n’avaient jamais eu d’enfant. Six autres étaient mères de famille et avaient eu des enfants à l’époque où l’on considérait plausible que le viol ait eu lieu. Sigurdur Oli était arrivé chez la première. Elle habitait dans la rue Barmahlid. Divorcée, mère de trois enfants majeurs.

Mais comment allait-il donc formuler la question devant ces femmes d’âge mûr ? Excusez-moi, chère madame, mais, je suis de la police et on m’envoie vous demander si vous n’auriez pas subi un viol pendant que vous résidiez à Husavik ? Il en discuta avec Elinborg, qui avait une liste de dix autres femmes, mais elle ne voyait pas où était le problème.

Sigurdur Oli considérait que tout le dispositif qu’Erlendur avait mis en place ne servait à rien. Même s’il se trouvait qu’Ellidi dise la vérité, que les lieux et les époques concordent et qu’ils tombent finalement, à force de recherches, sur la bonne personne, quelle était la probabilité qu’elle avoue avoir été violée ? Elle avait tu l’événement pendant toute une vie. Pour quelles raisons se mettrait-elle à en parler maintenant ? Quand Sigurdur Oli ou l’un des cinq autres membres de la police criminelle en possession d’une liste semblable frapperaient à sa porte, il lui suffirait simplement de répondre “non” et ils ne pourraient pas faire grand-chose d’autre que répondre : “Excusez-moi pour le dérangement.”

– C’est une question de réaction, fais preuve de psychologie, avait répondu Erlendur à Sigurdur Oli quand il avait tenté de lui exposer le problème. Essaie de t’introduire chez elles, de t’asseoir avec elles, d’accepter un café, de discuter, de te comporter comme une bonne femme.

– La psychologie ! ricana Sigurdur Oli en sortant de la voiture à Barmahlid et son esprit dériva jusqu’à la femme avec qui il partageait sa vie, Bergthora. Il ne savait même pas comment faire preuve de “psychologie” avec elle. Ils s’étaient rencontrés dans des conditions inhabituelles peu de temps auparavant : Bergthora était témoin dans une enquête difficile et, après une brève période de réflexion, ils décidèrent de se mettre en ménage. Il apparut qu’ils s’entendaient bien, partageaient des centres d’intérêt et avaient tous les deux comme désir principal de se construire un joli foyer orné de meubles bien choisis et d’objets d’art. Ils s’embrassaient quand ils se retrouvaient le soir à la fin d’une longue journée de travail. Allaient même jusqu’à ouvrir une bouteille de vin. Parfois, ils se mettaient directement au lit en rentrant mais cela se produisait de moins en moins souvent ces temps derniers.

C’était après qu’elle lui eut offert une paire de cuissardes finlandaises affreusement communes en cadeau d’anniversaire. Il avait essayé de rayonner de joie mais l’expression de surprise était demeurée trop longtemps sur sa figure et elle s’était rendu compte que quelque chose n’allait pas. Le sourire n’était pas franc quand il fit enfin son apparition.

– C’est parce que tu n’en as pas, avait-elle dit.

– Je n’ai pas eu de cuissardes depuis que j’ai… dix ans, avait-il répondu.

– Ça ne te fait pas plaisir ? avait-elle demandé.

– Si, je trouve ça génial, avait répondu Sigurdur Oli sachant qu’il ne répondait pas à la question. Ce qu’elle savait aussi. Non, sérieusement, avait-il ajouté, sentant qu’il creusait sa propre tombe, c’est vraiment super.

– Elles ne te font pas plaisir, avait-elle dit, déprimée.

– Mais si, mais si, avait-il continué, encore plus à côté de la plaque car il ne pouvait s’arrêter de penser à la montre de trente mille couronnes qu’il lui avait offerte pour son anniversaire, montre qu’il avait mis une semaine à acheter après une gigantesque expédition de reconnaissance aux quatre coins de la ville et des discussions avec les bijoutiers sur les modèles, les plaquages en or, les mécanismes, les fermoirs, l’étanchéité, la Suisse et ses coucous. Il avait fait appel à toutes les ressources de l’inspecteur de police criminelle pour mettre la main sur la bonne montre, il avait fini par la trouver et elle en avait été folle, sa joie et son plaisir étaient parfaitement authentiques.

Et voilà qu’il était assis là devant elle avec un sourire figé sur le visage, faisant de son mieux pour paraître réellement content mais il n’y parvenait simplement pas.

– La psychologie ! ricana Sigurdur Oli.

Il appuya sur la sonnette lorsqu’il fut arrivé à l’étage de l’immeuble de Barmahlid et amena la question avec toute la profondeur psychologique dont il était capable mais ce fut un échec retentissant. Avant même de s’en rendre compte, il avait demandé à toute vitesse à la femme qui lui faisait face sur le palier s’il lui était peut-être arrivé de se faire violer.

– Non mais, qu’est-ce que c’est que ces conneries, répondit la femme, toute peinturlurée, portant des breloques aux doigts avec une expression butée et colérique sur le visage, on avait l’impression qu’elle ne prenait jamais les choses avec calme. Qui êtes-vous donc ? Qu’est-ce que c’est que cette insolence ?

– Non, bon, excusez-moi, haleta Sigurdur Oli qui avait redescendu l’escalier quatre à quatre.

Les choses se passèrent mieux pour Elinborg, du reste elle avait la tête à son travail et savait s’y prendre pour engager la conversation avec les gens et se faire inviter chez eux. Sa spécialité, c’était la cuisine, elle était excellente cuisinière, s’intéressait beaucoup au sujet et n’avait aucune difficulté à susciter une conversation. A l’occasion, elle demandait quelle était la délicieuse odeur de cuisine qui provenait de chez les gens et même ceux qui se nourrissaient exclusivement de pop-corn depuis toute une semaine l’accueillaient avec joie.

Elle se trouvait maintenant dans le salon d’un appartement au sous-sol d’un immeuble de Breidholt et prenait le café en compagnie d’une femme d’âge mûr de Husavik, veuve depuis de nombreuses années cette dernière était mère de deux enfants adultes. Elle s’appelait Sigurlaug et figurait en dernière position sur la liste d’Elinborg. Il lui avait été donné de formuler la question sensible avec tact et elle avait demandé à ses interlocutrices d’entrer en contact avec elle si elles entendaient parler de quelque chose dans le groupe de leurs amis, des racontars de Husavik, faute de mieux.

– … voilà donc pourquoi nous sommes à la recherche d’une femme de Husavik de votre âge qui aurait pu connaître Holberg à cette époque-là et avoir des problèmes avec lui.

– Je ne me rappelle aucun Holberg à Husavik, dit la femme. Quel genre de problème avez-vous en tête ?

– Holberg était de passage à Husavik, expliqua Elinborg, il est donc logique que vous ne vous souveniez pas de lui. Il n’y a jamais habité. Il s’agissait d’une agression physique. Nous savons qu’il a agressé une femme dans le village il y a des dizaines d’années et nous essayons de la retrouver.

– Vous avez certainement tout cela quelque part dans vos fichiers.

– La victime n’a jamais porté plainte pour l’agression.

– De quel genre d’agression s’agissait-il ?

– Un viol.

La femme porta machinalement sa main à sa bouche et ses yeux s’écarquillèrent.

– Seigneur Dieu ! s’exclama-t-elle. Je ne sais rien sur ça. Un viol ! Dieu tout-puissant. Je n’ai jamais entendu parler d’une telle chose !

– Non, il semble que ce soit demeuré secret, poursuivit Elinborg. Elle se déroba adroitement aux questions pressantes de la femme qui voulait connaître les moindres détails de l’affaire, parla d’une enquête encore balbutiante et ajouta que tout cela pouvait n’être que des rumeurs. Je me demandais, dit-elle ensuite, si vous connaissiez des gens qui pourraient en savoir plus sur la question. La femme lui communiqua les noms de deux de ses amies de Husavik dont elle confia que rien ne leur échappait jamais. Elinborg consigna leurs noms, resta encore un moment afin de ne pas se montrer impolie avant de prendre congé.

Erlendur avait au front une cicatrice sur laquelle il s’était mis un pansement. L’un des visiteurs de la veille au soir avait été neutralisé après qu’il lui eut claqué la porte sur le genou, le faisant ainsi tomber à terre, gémissant. L’autre assistait aux hostilités, décontenancé, et avant qu’il n’ait eu le temps de s’en rendre compte, Erlendur l’avait rejoint sur le pallier et, sans hésiter un instant, lui avait fait dévaler l’escalier d’un coup de tête. Celui-ci avait réussi à s’agripper à la rampe pour éviter de se cogner contre les marches. La vue du front tuméfié et sanglant d’Erlendur dans la cage d’escalier ne lui disait rien qui vaille. Il regarda un instant son camarade couché sur le sol et hurlant de douleur, regarda à nouveau Erlendur et pris la décision de disparaître. Il avait à peine plus de vingt ans.

Erlendur téléphona à une ambulance et pendant qu’il attendait, il parvint à savoir ce qu’ils voulaient à Eva Lind. L’homme était peu causant au départ mais quand Erlendur lui proposa d’examiner son genou, sa langue se délia immédiatement. C’étaient des encaisseurs. Eva Lind devait de l’argent et de la drogue à un individu quelconque dont Erlendur n’avait jamais entendu parler.

Erlendur n’expliqua pas la présence du pansement à qui que ce soit quand il retourna au travail le lendemain et personne n’osa le lui demander. La porte l’avait presque assommé quand elle était revenue vers lui après avoir heurté la jambe de l’encaisseur et l’avait atteint à la tête. Son front lui faisait diablement mal, il s’inquiétait terriblement pour Eva Lind et n’avait pas bien dormi pendant la nuit, il avait somnolé par intermittences dans le fauteuil en espérant que sa fille rentrerait avant que ça ne tourne au vinaigre. Il s’arrêta juste assez longtemps au bureau pour découvrir que Grétar avait eu une sœur, que sa mère était encore en vie et qu’elle était pensionnaire de la maison de retraite Grund.

Ainsi qu’il l’avait affirmé à Marion Briem, il ne se consacrait pas particulièrement à la recherche de Grétar, pas plus qu’à celle de la jeune fille de Gardabaer, mais cela ne pouvait nuire d’avoir plus d’éléments sur son compte. Grétar avait participé à la fête la nuit où Kolbrun avait été violée. Peut-être avait-il laissé derrière lui un souvenir de ce soir-là, un détail qu’il aurait confié à quelqu’un par mégarde. Erlendur ne s’attendait pas à apprendre quoi que ce soit de neuf sur la disparition ; pour sa part, Grétar pouvait bien reposer en paix où que ce soit. En revanche, il s’intéressait depuis longtemps au phénomène des disparitions en Islande. Derrière chacune d’elles se trouvait quelque chose d’effrayant mais son esprit nourrissait aussi une étrange fascination pour ces gens que la terre engloutissait sans que quiconque sache pourquoi.

La mère de Grétar était nonagénaire et aveugle. Erlendur eut un bref entretien avec la responsable de la maison de retraite qui avait bien du mal à détacher son regard de son front. Il apprit que Theodora était l’une des pensionnaires les plus âgées de la maison et qu’elle figurait également parmi ceux qui y avaient vécu le plus longtemps, une femme exemplaire sous tous rapports, aimée et admirée du personnel tout autant que des autres pensionnaires.

On accompagna Erlendur jusqu’à Theodora à qui on le présenta. La vieille dame était assise dans un fauteuil roulant, dans sa chambre, vêtue d’une salopette avec une couverture de laine posée sur les genoux, ses longs cheveux gris formant une grande tresse qui descendait le long du dossier du fauteuil, le corps recroquevillé, les mains décharnées et le visage respirant la bonté. Elle avait peu d’effets personnels. Une photographie de John F. Kennedy, le président des États-Unis, était accrochée dans un cadre au-dessus de son lit. Erlendur prit place dans un fauteuil face à elle, plongea son regard dans ces yeux qui ne voyaient plus et il annonça qu’il voulait lui parler de Grétar. Son ouïe semblait en bon état et ses idées claires. Elle ne manifesta aucun étonnement et alla droit au but, ainsi qu’elle l’avait, à l’évidence, toujours fait. On avait dit à Erlendur qu’elle était originaire du Skagafjördur. Elle parlait avec un fort accent du Nord.

–Mon petit Grétar n’avait rien d’un garçon modèle, commença-t-elle. A vrai dire, c’était une misérable canaille. Je ne sais pas d’où il tenait ça. Voleur et pitoyable. Il se bagarrait avec d’autres pauvres types de sa trempe, un ramassis de détritus et de saletés en tout genre. Est-ce que, par hasard, vous l’auriez retrouvé ?

– Non, répondit Erlendur. Mais l’un de ses amis a été assassiné récemment. Holberg. Vous en avez peut-être entendu parler.

– Non, il a été occis, dites-vous ?

Erlendur sourit ; pour la première fois depuis longtemps, il voyait une raison de sourire.

– Oui, assassiné à son domicile. Ils travaillaient ensemble dans le temps, lui et votre fils. Au service des phares et des affaires portuaires.

– La dernière fois que j’ai vu mon petit Grétar, et à cette époque-là, j’y voyais encore parfaitement clair, c’est quand il est venu me rendre visite pendant l’été des célébrations du onze centième anniversaire de la Colonisation. Il m’a volé de l’argent que je gardais dans un porte-monnaie ainsi qu’un peu d’argenterie. Je ne m’en suis rendu compte qu’après son départ, quand j’ai constaté que les sous avaient disparu. Ensuite, c’est Grétar lui-même qui a disparu. Comme s’il avait, lui aussi, été subtilisé. Connaîtriez-vous le coupable de ce vol ?

– Non, répondit Erlendur. Savez-vous ce qu’il fabriquait avant la disparition ? Et avec qui il frayait ?

– Je n’en ai pas la moindre idée, dit la vieille femme. Je n’ai jamais su ce que Grétar magouillait. Je vous l’ai déjà dit à cette époque-là.

– Saviez-vous qu’il faisait de la photo ?

– Oui, il prenait des photos. Il passait son temps à prendre ces sacrées photos. Je ne sais pas dans quel but. Il m’avait dit que les photos étaient les miroirs du temps présent mais je ne voyais pas ce qu’il voulait dire par là.

– N’était-ce pas un peu pompeux venant de Grétar ?

– Je ne l’avais jamais entendu s’exprimer de cette manière.

– Sa dernière adresse connue était à Bergstadastræti où il louait une chambre. Que sont devenus ses objets personnels, son appareil photo et les pellicules ? En avez-vous connaissance ?

– Peut-être que ma petite Klara le sait, répondit Theodora. Ma fille. C’est elle qui s’est chargée de vider sa chambre. Elle a jeté toutes ces saletés, je crois.

Erlendur se leva et elle accompagna son mouvement de la tête. Il la remercia de son aide en précisant que celle-ci avait été fort utile. Il lui vint l’idée de la complimenter sur son apparence impeccable et sa vivacité d’esprit mais ne le fit pas. Il ne voulait pas lui parler comme à un enfant. Il parcourut du regard le mur au-dessus de son lit, s’arrêta sur la photo de Kennedy et ne put s’empêcher de lui poser la question.

– Pourquoi avez-vous mis une photo de Kennedy au-dessus de votre lit ? demanda-t-il en regardant dans ses yeux vides.

– Aïe, soupira Theodora, j’avais le béguin pour lui de son vivant.

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