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Hanna avait prévenu le médecin et il s’attendait donc à recevoir la visite d’Erlendur dans la soirée. Il occupait une imposante maison dans la vieille ville de Hafnarfjördur et vint accueillir Erlendur à la porte, il était l’image même de la gentillesse et de la politesse, un homme de petite taille, totalement chauve et bien en chair sous son épaisse robe de chambre. Un jouisseur, pensa Erlendur, voyant le rouge qu’il avait perpétuellement aux joues, ce qui lui conférait un air presque féminin. Il était impossible de lui donner un âge, il pouvait avoir la soixantaine. Il salua Erlendur d’une main rêche comme du papier et l’invita à entrer dans son salon.

Erlendur s’assit dans le grand canapé de cuir bordeaux et déclina le verre d’alcool que lui offrait le médecin. Celui-ci s’installa dans un fauteuil face à lui et attendit qu’il prenne la parole. Erlendur balaya du regard la pièce spacieuse, richement ornée de peintures et d’objets d’art, et se demanda si le médecin vivait seul. Il lui posa la question.

– Oui, depuis toujours, répondit le médecin. Je me sens bien ainsi et ça a toujours été le cas. On dit que les hommes, une fois parvenus à mon âge, regrettent de ne pas avoir fondé de famille et de ne pas avoir eu d’enfants. Mes collègues agitent des photos de leurs petits-enfants devenus adultes dans les conférences partout dans le monde mais je n’ai jamais eu envie de fonder une famille. Je ne me suis jamais intéressé aux enfants.

Il était la sympathie faite homme, se montrait loquace et chaleureux comme si Erlendur avait été l’un de ses amis les plus proches, ce qui recelait, à ses yeux, une certaine forme de reconnaissance à son égard. Erlendur s’en fichait comme de l’an quarante.

– En revanche, vous vous intéressez aux organes qu’on met en bocaux, déclara-t-il d’un ton brutal.

Le médecin ne s’en trouva nullement décontenancé.

– Hanna m’a expliqué que vous étiez en colère, dit-il. Je ne vois pas quelle raison vous auriez de vous mettre en colère. Je ne fais absolument rien d’illégal. C’est vrai, j’ai une petite collection d’organes. La plupart d’entre eux sont conservés dans le formol à l’intérieur de bocaux en verre. Je les garde ici, à la maison. Ils voulaient s’en débarrasser mais je les ai pris pour les garder un peu plus longtemps. Je conserve également d’autres types d’échantillons, des échantillons tissulaires.

Le médecin marqua une pause.

– Pourquoi ? Voilà probablement ce que vous voulez savoir maintenant, continua-t-il mais Erlendur secoua la tête.

– Combien d’organes avez-vous volés, voilà, en fait, la question que j’allais vous poser, dit-il, mais nous pourrons l’aborder plus tard.

– Je n’ai pas volé le moindre organe, répondit le médecin en passant la main sur son crâne chauve. Je ne comprends pas cette antipathie. Cela vous dérange si je me prends une larme de xérès ? demanda-t-il ensuite avant de se lever. Erlendur attendit pendant qu’il se dirigeait vers un petit meuble où il se servit un verre à liqueur. Il en offrit à Erlendur, qui refusa, et plongea le bout de ses lèvres épaisses dans l’alcool. La rondeur de son visage révélait à quel point il en appréciait le goût.

– Les gens se posent la question tout le temps, reprit-il, mais il n’y a pas précisément lieu de le faire. Dans notre univers, tout ce qui est mort ne sert à rien, cela s’applique également aux cadavres humains. Il est inutile de faire du sentiment à cause de ça. L’âme a disparu. Il ne subsiste que l’enveloppe et celle-ci n’est rien. Il faut que vous envisagiez la question d’un point de vue médical. Le corps n’est rien, comprenez-vous ?

– Il a toutefois une certaine signification à vos yeux. Vous collectionnez des morceaux de corps.

– A l’étranger, les hôpitaux universitaires achètent des organes pour l’enseignement, continua le médecin, mais cela ne se pratique pas ici. Ici, on demande l’autorisation d’autopsier dans tous les cas et il arrive parfois qu’un organe soit prélevé même s’il n’a rien à voir avec la cause du décès. Cette autorisation est accordée ou bien refusée selon les cas. La plupart du temps, ce sont des personnes âgées qui sont concernées. Mais personne ne vole des organes.

– Cependant, il n’en a pas toujours été ainsi, commenta Erlendur.

– Je ne sais rien de la façon dont cela se passait autrefois. Évidemment, ce qu’on faisait à cette époque n’était pas autant surveillé qu’aujourd’hui. Enfin, je ne sais pas. Je ne comprends pas en quoi je vous choque. Vous vous souvenez de cette information sur les Français ? Sur l’usine de voitures qui utilisait des corps humains dans ses simulations d’accidents, et même ceux d’enfants. Les organes sont achetés et vendus partout dans le monde. Il arrive même qu’on tue des gens pour leurs organes. La collection que je me suis constituée est bien loin de constituer un crime.

– Mais dans quel but ? demanda Erlendur. Qu’est-ce que vous en faites ?

– Des recherches, évidemment, répondit le médecin en avalant un peu de xérès. Je les examine au microscope. Que font les collectionneurs ? Les philatélistes s’attardent sur les cachets postaux. Les bibliophiles, sur l’année de publication. Les astronomes ont le monde devant leurs yeux et scrutent d’incroyables immensités. Quant à moi, je suis constamment occupé à examiner mon univers microscopique.

– La recherche est donc, pour ainsi dire, votre passe-temps. Vous disposez d’une installation pour examiner les échantillons et les organes en votre possession ?

– Oui.

– Ici, à domicile ?

– Oui. Si les prélèvements sont conservés dans les règles, il est toujours possible de les examiner. Quand on obtient de nouvelles informations sur un sujet ou qu’on désire examiner une chose précise, alors ils sont parfaitement utilisables pour la recherche. Parfaitement.

Le médecin observa une pause.

– Vous souhaitez obtenir des renseignements sur le compte d’Audur, dit-il ensuite.

– Vous la connaissez ? demanda Erlendur, tout étonné.

– Vous savez que, si elle n’avait pas été autopsiée et son cerveau prélevé, vous n’auriez probablement jamais été en mesure de découvrir la cause de son décès. Vous le savez. Il y a trop longtemps qu’elle est dans la terre. Il aurait été impossible d’examiner le cerveau pour en tirer quoi que ce soit de concluant après plus de trente ans sous terre. Ainsi, la chose qui a provoqué en vous un tel dégoût est celle qui vient en réalité à votre secours. J’espère bien que vous en avez conscience.

Le médecin s’accorda un moment de réflexion.

– Avez-vous entendu parler de Louis XVII ? Le fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Emprisonné pendant la Révolution française, exécuté à l’âge de dix ans.

– De qui ça ?

– De Louis XVII.

– Louis ?

– Ils en ont parlé au journal télévisé, il y a environ un an ou peut-être un peu plus, les chercheurs français ont découvert qu’il était mort et ne s’était pas échappé de prison comme certains le prétendaient. Savez-vous comment ils ont découvert cela ?

– Je ne sais absolument pas de quoi vous me parlez, dit Erlendur.

– Son cœur a été enlevé à cette époque et conservé dans du formol. Ils ont pu pratiquer une analyse d’ADN et d’autres examens qui ont montré que certaines personnes prétendant descendre de la famille royale française établissaient cette filiation sur un mensonge. Ils n’étaient en rien parents avec le prince. Savez-vous à quelle date ce Louis est mort, alors qu’il était encore enfant ?

– Non.

– Il y a plus de deux cents ans. En l’an 1795. Le formol est un liquide aux propriétés surprenantes.

Erlendur médita les paroles du médecin.

– Que savez-vous sur Audur ? demanda-t-il.

– Diverses choses.

– Comment l’échantillon a-t-il atterri entre vos mains ?

– Par le biais d’une tierce personne, répondit le médecin. Je pense que je n’ai pas envie de m’étendre là-dessus.

– Par la Cité des Jarres ?

– Oui.

– C’est vous qui avez récupéré la Cité des Jarres ?

– Oui, une partie de ce qui la constituait. Il est inutile de me faire subir un interrogatoire comme si j’étais un criminel.

Erlendur réfléchit aux paroles du médecin.

– Vous avez découvert la cause du décès ?

Le médecin regarda Erlendur et but à nouveau une gorgée de xérès.

– En réalité, oui, reprit-il. Je me suis toujours plus intéressé à la recherche qu’aux soins médicaux. Avec ma passion de collectionneur, j’ai pu conjuguer les deux, bien que cela reste évidemment à petite échelle.

– Le rapport du médecin légiste de Keflavik ne mentionne qu’une tumeur au cerveau mais ne donne aucune précision.

– J’ai vu ce rapport. Il est très imparfait, ce n’était rien de plus qu’un rapport d’urgence. Comme je vous le dis, j’ai examiné cela d’un peu plus près, et je crois avoir obtenu des réponses à certaines de vos questions.

Erlendur se pencha en avant sur son fauteuil.

– Il s’agit d’une maladie héréditaire. Elle est présente dans quelques familles islandaises. Le cas qui nous intéresse était terriblement complexe et malgré des examens poussés, je n’ai pas eu de certitude pendant assez longtemps. Pour finir, le plus probable m’a semblé être que la tumeur soit liée à une maladie héréditaire, une neurofibromatose. Je suppose qu’on ne vous a pas mentionné ce terme jusque-là. Les symptômes de la maladie ne sont pas forcément évidents. Dans certains cas, les gens peuvent probablement mourir sans même que la maladie se soit déclarée. Ce sont les porteurs asymptomatiques. Cependant, il est plus fréquent que les symptômes se manifestent tôt, principalement par des taches disséminées sur tout le corps et des tumeurs cutanées.

Le médecin avala à nouveau une gorgée d’alcool.

– Les docteurs de Keflavik n’ont rien décrit de tel dans leur rapport et je ne suis d’ailleurs pas certain qu’ils aient su ce qu’ils devaient rechercher.

– Ils ont parlé aux proches de taches cutanées.

– Ah bon ? Les diagnostics des maladies sont parfois aléatoires.

– Cette maladie se transmet du père à la fille ?

– Il se peut que ce soit le cas. Mais sa transmission héréditaire n’est pas limitée par ce genre de chose. Les deux sexes peuvent la porter et la déclarer. On affirme que l’une de ses formes s’est manifestée chez celui qu’on appelait Elephant Man. Avez-vous vu ce film ?

– Non, répondit Erlendur.

– Elle entraîne parfois une croissance excessive des os qui cause une déformation comme dans le cas d’Elephant Man. D’autres affirment, en réalité, que la maladie n’a rien à voir avec Elephant Man. Mais c’est une autre histoire.

– Pourquoi est-ce que vous vous êtes mis à sa recherche ? demanda Erlendur, interrompant le médecin.

– Les maladies du cerveau sont ma spécialité, répondit-il. Cette fillette est l’un de mes cas les plus intéressants. J’ai lu tous les rapports à son sujet. Ils n’étaient pas très précis. Le médecin qui la suivait était un mauvais médecin de famille et, à ce que je sais, il buvait à cette époque-là. Je me suis procuré des renseignements sur la question mais, quoi qu’il en soit, il a noté quelque part qu’il s’agissait d’une tuberculose méningée et c’est ainsi qu’on la décrivait parfois quand la maladie se manifestait dans le passé. C’est sur cela que je me suis basé. Le rapport du légiste de Keflavik n’était pas non plus très précis comme nous l’avons déjà dit. Ils ont trouvé la tumeur et se sont arrêtés là.

Le médecin se leva et alla jusqu’à une grande bibliothèque du salon. Il en sortit une revue qu’il tendit à Erlendur.

– Je ne suis pas sûr que vous saisissiez tout ce qui se trouve là-dedans, mais j’ai publié un petit article scientifique sur mes recherches dans cette revue américaine tout à fait reconnue.

– Avez-vous publié un article scientifique sur le cas d’Audur ? demanda Erlendur.

– Audur nous a beaucoup aidés à comprendre la maladie. Son importance a été capitale pour moi comme pour la médecine. J’espère que cela ne vous cause pas de déception.

– Le père de la fillette peut être porteur du gène, dit Erlendur qui essayait encore de comprendre les implications de ce que le médecin lui avait dit. Il transmet le gène à sa fille. S’il avait eu un fils, celui-ci n’aurait pas eu la maladie, si je comprends bien.

– Il ne l’aurait pas forcément déclarée, répondit le médecin, mais il aurait pu en être porteur comme son père.

– C’est-à-dire ?

– S’il avait un enfant, celui-ci pourrait l’avoir.

Erlendur réfléchit aux paroles du médecin.

– Du reste, vous devriez aller en parler au Centre d’étude du génome, conseilla le médecin. Ce sont eux qui ont les réponses à vos questions.

– Comment ? fit Erlendur.

– Allez voir les gens au Centre d’étude du génome. C’est notre nouvelle Cité des Jarres. Ils ont les réponses. Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui vous fait réagir ainsi ? Vous connaissez quelqu’un là-bas ?

– Non, répondit Erlendur, mais ça ne va pas tarder.

– Vous souhaitez voir Audur ? demanda le médecin.

Erlendur ne comprit pas immédiatement où le médecin voulait en venir.

– Vous voulez dire… ?

– Je possède un petit laboratoire juste en bas. Je vous invite à y jeter un coup d’œil.

Erlendur hésita.

Ils se levèrent et Erlendur le suivit par un escalier étroit. Le médecin alluma et un petit laboratoire blanc immaculé apparut, équipé de microscopes, d’ordinateurs, de tubes à essais et d’appareils dont Erlendur ignorait totalement l’usage.

Il lui revint en mémoire une observation sur laquelle il était tombé dans un livre à propos des collectionneurs. Les collectionneurs se créent leur monde. Ils créent un petit univers autour d’eux, choisissent des signes précis à l’intérieur de la réalité et en font les habitants principaux de l’univers qu’ils créent. Holberg aussi était un collectionneur. Mais sa manie concernait la pornographie. C’était à partir de celle-ci qu’il créait son petit univers privé, comme le médecin le faisait à partir des organes.

– Elle est là, annonça le médecin.

Il se dirigea vers une grande armoire ancienne en bois, le seul objet qui tranchât avec l’environnement aseptisé, il l’ouvrit et en sortit un épais bocal de verre muni d’un couvercle. Il le déposa précautionneusement sur la paillasse et, dans la lueur violente des néons, Erlendur vit un petit cerveau d’enfant flottant dans du formol trouble.

Quand il quitta le domicile du médecin, il emportait un petit sac de cuir noir contenant les restes terrestres d’Audur. Il médita sur la Cité des Jarres pendant qu’il rentrait chez lui, parcourant les rues désertes, et se dit qu’il espérait bien qu’aucune partie de lui ne serait jamais conservée dans un laboratoire. Il pleuvait encore quand il se gara le long de son immeuble. Il éteignit le moteur, alluma une cigarette et plongea son regard dans la nuit.

Erlendur regarda le sac noir sur le siège avant.

Il avait l’intention de remettre Audur à sa place.

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