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Le médecin demeurait dans une petite maison du premier quartier construit dans la banlieue Grafarvogur. Il avait cessé son activité professionnelle classique et vint lui-même accueillir Erlendur à la porte. Il l’invita à pénétrer dans un hall d’entrée spacieux qui lui servait de cabinet. Il confia à Erlendur qu’il travaillait encore un peu pour le compte d’avocats pour lesquels il effectuait des expertises médicales destinées à évaluer le degré d’invalidité. Son cabinet, sobre et propre, contenait un petit bureau et une machine à écrire. Le médecin, un homme maigre et de petite taille, avait des gestes vifs et portait une chemise dans la poche de laquelle se trouvaient fichés deux stylos. Un bel homme, du nom de Frank.

Erlendur avait annoncé sa venue par un coup de téléphone. C’était l’après-midi du même jour et la nuit avait commencé à tomber. Sigurdur Oli et Elinborg s’étaient plongés dans les photocopies du registre des habitants de Husavik remontant à quarante ans en arrière. On les leur avait envoyées par fax depuis le bureau du préfet dans le nord du pays. Le médecin l’invita à s’asseoir.

– Tous ceux qui viennent vous consulter ne sont-ils pas simplement une bande de simulateurs ? demanda Erlendur en parcourant le bureau du regard.

– Des simulateurs ? Je n’irais pas jusqu’à dire ça, répondit le médecin d’un ton hésitant. C’est le cas de certains d’entre eux, sans aucun doute. Les maladies du cou sont les pires. Il n’y a pas d’autre solution que d’accorder foi à ce que dit le patient qui se plaint d’avoir mal au cou après un accident de voiture. Ce sont les cas les plus difficiles à traiter. Certains sont plus handicapés que d’autres. Mais je ne crois pas qu’ils soient nombreux à s’amuser avec ce genre de chose.

– Quand je vous ai téléphoné, vous vous êtes tout de suite souvenu de la petite fille de Keflavik.

– De telles choses s’oublient difficilement. Pas facile d’oublier la mère, Kolbrun. Si je me souviens bien, elle s’est suicidée.

– Toute cette histoire est une effroyable tragédie, commenta Erlendur. Il se demanda s’il devait parler au médecin de la douleur qu’il ressentait à la poitrine quand il se réveillait le matin, mais décida de laisser tomber. Le médecin parviendrait indubitablement à la conclusion qu’il était promis à une mort certaine, le ferait admettre à l’hôpital et il se retrouverait à jouer de la harpe en compagnie des anges d’ici la fin de la semaine. Erlendur s’épargnait les mauvaises nouvelles quand il pouvait les éviter et il n’attendait aucune bonne nouvelle au sujet de son état de santé.

– Vous m’avez dit que cela avait un rapport avec le meurtre de Nordurmyri, annonça le médecin, arrachant ainsi Erlendur d’un coup à ses pensées pour le faire revenir dans son cabinet.

– Holberg, la victime, était très probablement le père de la petite fille de Keflavik, expliqua Erlendur. C’est ce que la mère n’a cessé de clamer. Holberg n’a jamais avoué et jamais démenti. Il reconnaissait avoir eu des rapports sexuels avec Kolbrun. Il n’a pas été possible de prouver qu’il y avait eu viol. Bien souvent, il n’est pas facile de prouver grand-chose dans ces affaires-là. Nous sommes en train d’enquêter sur le passé de l’homme. La fillette est tombée malade et elle est morte dans sa quatrième année. Que s’est-il passé ?

– Je ne vois vraiment pas ce que cela pourrait avoir à faire avec le meurtre.

– Ne vous inquiétez donc pas pour ça.

Le médecin dévisagea Erlendur pendant un bon moment.

– Il vaut peut-être mieux que je vous l’avoue tout de suite, Erlendur, dit-il enfin, comme s’il avait dû rassembler tout son courage. A cette époque-là, j’étais un autre homme.

– Un autre homme ?

– Oui, et bien pire. Un autre homme, bien pire. Il y a maintenant bientôt trente ans que je n’ai pas touché à une goutte d’alcool. Je préfère vous le dire directement, afin de vous éviter la peine de chercher plus loin : on m’a retiré le droit d’exercer la médecine entre 1969 et 1972.

– A cause de la petite fille ?

– Non, non, pas à cause d’elle, même si ç’aurait été une raison suffisante. C’était pour cause d’alcoolisme et d’incompétence. Je préférerais ne pas m’étendre sur la question à moins que ce ne soit absolument nécessaire.

Erlendur avait envie d’en rester là mais ne pouvait s’y résoudre.

– Vous étiez donc toujours plus ou moins en état d’ébriété au cours de ces années, si je comprends bien ?

– Oui, plus ou moins.

– Vous avez retrouvé votre droit d’exercer ?

– Oui.

– Et pas commis d’incartades par la suite ?

– Non, pas d’incartades, dit le médecin en secouant la tête. Mais, bon, je n’étais pas dans mon état normal quand j’ai soigné la petite fille de Kolbrun. Audur. Elle se plaignait de maux de tête et j’ai cru qu’il s’agissait de migraines. Elle était prise de vomissements le matin. Lorsque la douleur s’est amplifiée, je lui ai prescrit des médicaments plus puissants. Tout cela est voilé d’une épaisse brume dans ma tête. J’ai choisi d’oublier cette époque autant que possible. Tout le monde fait des erreurs, y compris les médecins.

– Quelle est la maladie qui a causé sa mort ?

– Cela n’aurait sûrement rien changé du tout si j’avais réagi plus vite et que je l’avais envoyée à l’hôpital, dit le médecin comme en lui-même. En tout cas, c’est ce que j’essayais de me dire. Il n’y avait pas beaucoup de pédiatres à cette époque et les magnifiques images des scanners n’existaient pas. Nous devions nous fier beaucoup plus à notre intuition et à nos connaissances et, comme je l’ai dit, pendant ces années-là, je n’avais pas d’intuition pour grand-chose d’autre que l’alcool. Un divorce difficile n’a pas arrangé les choses. Je ne me cherche pas d’excuses, dit-il en regardant Erlendur, même si c’était précisément ce qu’il était en train de faire.

Erlendur hocha la tête.

– Au bout de deux mois, j’ai commencé à soupçonner quelque chose de plus sérieux qu’une banale migraine infantile. L’état de la petite fille ne s’améliorait pas. Les moments de répit se réduisaient. Elle allait de mal en pis. Elle s’étiolait, maigrissait. Divers diagnostics étaient envisageables. J’ai pensé à quelque chose comme une tuberculose fulgurante. On parlait autrefois de rhume de cerveau quand les gens n’y connaissaient rien. Finalement, le diagnostic conclut à une méningite malgré l’absence de certains symptômes. Du reste, la méningite évolue plus vite. La petite avait sur la peau ce qu’on appelle des taches de café et finalement, je me suis mis à penser à une maladie tumorale.

– Des taches de café ! dit Erlendur qui se souvint en avoir entendu parler avant.

– Elles peuvent être la conséquence d’une maladie tumorale.

– Et vous l’avez envoyée à l’hôpital de Keflavik.

– C’est là-bas qu’elle est morte. Je me rappelle la tragédie que ç’a été pour sa mère. Elle en a perdu la raison. Nous avons dû lui faire des injections pour la calmer. Elle refusait catégoriquement que sa fille soit autopsiée. Elle nous hurlait que cela ne se ferait pas.

– Mais cela s’est quand même fait ?

Le médecin hésita.

– C’était inévitable. Absolument inévitable.

– Et qu’a révélé l’autopsie ?

– Une maladie tumorale, comme je vous l’ai dit.

– Qu’entendez-vous par maladie tumorale ?

– Une tumeur au cerveau, dit le médecin. Elle a été emportée par une tumeur au cerveau.

– Quelle sorte de tumeur au cerveau ?

– Je ne suis pas bien sûr, dit le docteur. Je ne sais pas s’ils en ont fait des analyses très poussées. Mais il me semble probable que ce soit le cas. Si je me rappelle bien, ils ont parlé d’une sorte de maladie génétique.

– Une maladie génétique ! dit Erlendur en haussant la voix.

– Est-ce que ce n’est pas le mot à la mode ? Les recherches en génétique. En quoi cela a-t-il un rapport avec le meurtre de Holberg ? demanda le médecin.

Erlendur était assis, profondément absorbé dans ses pensées, sans entendre le médecin.

– Pourquoi me demandez-vous des informations sur cette petite fille ?

– Je réfléchis, répondit Erlendur.

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