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Erlendur fit intensifier les recherches d’Einar. Des photos de lui furent envoyées aux postes de police de Reykjavik et des environs ainsi qu’à ceux des principales villes du pays ; on passa des communiqués dans la presse. Il avait donné des ordres pour que l’homme ne soit pas appréhendé : au cas où il serait vu, il fallait immédiatement entrer en contact avec Erlendur et ne rien entreprendre d’autre. Il eut une brève conversation téléphonique avec Katrin qui lui dit ne rien savoir des allées et venues de son fils. Ses deux fils aînés se trouvaient à ses côtés. Elle leur avait dévoilé la vérité. Ils n’avaient aucune information concernant leur frère. Albert resta dans sa chambre à l’hôtel Esja pendant toute la journée. Il passa deux coups de téléphone, à chaque fois pour avoir son entreprise.

– Quelle foutue tragédie, marmonna Erlendur pendant qu’il retournait à son bureau. Ils n’avaient rien trouvé dans l’appartement d’Einar qui pouvait indiquer où il se trouvait.

La journée s’écoula et ils se partagèrent le travail. Elinborg et Sigurdur Oli interrogèrent l’ex-femme d’Einar, quant à Erlendur il se rendit au Centre d’étude du génome. L’immeuble flambant neuf de l’entreprise était situé sur le boulevard Vesturlandsvegur. Il comptait cinq étages ainsi qu’une entrée hautement sécurisée. Deux gardiens l’accueillirent dans le hall somptueux. Il avait annoncé sa visite et la directrice de l’entreprise s’était vue obligée de lui accorder une audience de quelques minutes.

La directrice était l’une des actionnaires principales de l’entreprise, une généticienne islandaise qui avait fait ses études en Angleterre et aux États-Unis et avait promu l’idée de l’Islande comme terrain de choix pour mener des recherches en génétique à des fins pharmaceutiques. Grâce à la base de données, il était possible de rassembler tous les dossiers des malades du pays en un unique lieu et d’en retirer des informations sanitaires qui pouvaient s’avérer utiles dans la recherche des gènes malades.

La directrice reçut Erlendur dans son bureau. Elle avait la cinquantaine, se nommait Karitas, était mince et fine avec des cheveux noir de jais et un sourire amical. Elle était plus petite qu’Erlendur se l’était représentée d’après les images télévisées, sympathique au demeurant. Elle ne comprenait pas ce que la police criminelle voulait à l’entreprise. Elle invita Erlendur à s’asseoir. Tout en regardant les œuvres d’art contemporain islandais sur les murs, il lui annonça sans ambages qu’il y avait des raisons de croire que quelqu’un s’était illégalement introduit dans la base de données et que des informations susceptibles de porter préjudice aux individus concernés y avaient été puisées. Il ne savait pas précisément de quoi il parlait mais il semblait, en revanche, qu’elle le sache. Elle ne perdit pas de temps en discussions interminables, au grand soulagement d’Erlendur. Il s’était attendu à rencontrer de la résistance. A se heurter au complot du silence.

– Il s’agit d’une question très sensible parce qu’elle implique des informations à caractère personnel, déclara-t-elle dès qu’Erlendur eut achevé son discours, et c’est pourquoi je vais vous demander que cela reste absolument entre nous. Il y a quelque temps que nous savons que quelqu’un s’est introduit illégale-ment dans la base. Nous avons mené une enquête interne sur le problème. Les pistes s’orientent vers un biologiste que nous n’avons pas encore pu interroger, car il semble qu’il ait disparu de la surface de la terre.

– Einar ?

– Oui, il s’agit de lui. Nous en sommes encore à constituer la base, si l’on peut dire, et vous comprendrez que nous ne voulons pas que les gens apprennent qu’il est possible de violer le code secret et de glaner des informations à loisir dans la base. Même si, à vrai dire, ce n’est pas le code qui est en cause.

– Pourquoi n’en avez-vous pas informé la police ?

– Comme je viens de vous le dire, nous désirons régler cela nous-mêmes. C’est un grave problème pour nous. Les gens nous font confiance pour que les informations entrées dans la base ne soient pas dévoilées en place publique, utilisées à des fins douteuses, voire tout simplement volées. Comme vous le savez sans doute, la société est extrêmement méfiante envers ce genre de chose et nous souhaiterions éviter d’être en butte à la vindicte populaire.

– La vindicte populaire ?

– Parfois, on dirait que toute la population est contre nous.

– A-t-il violé le code, oui ou non ? Pourquoi n’est-ce pas le code qui est en cause ?

– A vous entendre, on se croirait dans un mauvais roman policier. Non, il n’a piraté aucun code. En réalité, non. Il s’y est pris autrement.

– Alors, qu’est-ce qu’il a fait ?

– Il a mis sur pied un projet de recherche pour lequel il n’existait aucun accord. Il a falsifié des signatures. La mienne, par exemple. Il s’est arrangé pour faire croire que l’entreprise effectuait des recherches sur le mode de transmission héréditaire d’une maladie tumorale présente dans certaines familles en Islande. Il a trompé la Commission informatique et libertés, laquelle fait figure de garant pour la base de données. Il a abusé le Comité d’éthique. Et il nous a trompés, nous.

Elle se tut un instant et regarda sa montre-bracelet. Elle se leva, alla jusqu’à son bureau et contacta sa secrétaire. Elle repoussa sa réunion de dix minutes et revint s’asseoir à côté d’Erlendur.

– Le process utilisé jusqu’à maintenant a été le suivant, expliqua-t-elle.

– Le process ? demanda Erlendur.

Karitas le regarda, étonnée. Le téléphone se mit à sonner dans la poche d’Erlendur, il s’excusa et décrocha. Sigurdur Oli était en ligne.

– La police scientifique est en train de fouiller l’appartement d’Einar à Storgerdi, annonça-t-il. Je les ai appelés et ils n’ont rien trouvé à part ceci : Einar s’est procuré un port d’arme, il y a environ deux ans.

– Un port d’arme ? reprit Erlendur.

– Il est enregistré chez nous. Mais ce n’est pas tout. Il possède un fusil de chasse et, sous le lit dans sa chambre, nous avons retrouvé le canon scié.

– Le canon ?

– Il a scié le canon.

– Tu veux dire que… ?

– Ils font ça, parfois. Ça leur facilite la tâche pour se suicider.

– Tu crois qu’il pourrait être dangereux ?

– Quand nous le trouverons, dit Sigurdur Oli, il faudra y aller doucement. Il est impossible de savoir ce qu’il a l’intention de faire, armé d’un fusil.

– Il y a peu de chances qu’il s’en serve pour tuer quelqu’un, observa Erlendur qui s’était levé et tournait maintenant le dos à Karitas afin d’être plus tranquille.

– Et pourquoi pas ?

– Si tel était le cas, il s’en serait déjà servi, dit Erlendur à voix basse. Sur Holberg. Tu ne crois pas ?

– Je n’en sais rien.

– A plus tard, conclut Erlendur en éteignant le téléphone. Il présenta à nouveau ses excuses avant de se rasseoir.

– Le protocole utilisé jusqu’à présent est le suivant, reprit Karitas comme si de rien n’était. Nous sollicitons une autorisation auprès de ces organismes pour entreprendre un projet de recherche, par exemple, dans le cas d’Einar, il s’agissait d’un projet sur le mode de transmission génétique d’une maladie précise. On nous remet une liste codée des noms de ceux qui sont atteints de la maladie ou en sont potentiellement porteurs, puis nous comparons cette liste avec le fichier généalogique également encodé. Le résultat obtenu est un arbre généalogique codé.

– Comme un arbre à messages, observa Erlendur.

– Pardon ?

– Rien, poursuivez.

– La commission informatique décode la liste des noms de ceux que nous voulons prendre comme sujets de recherche, ce qu’on appelle le groupe témoin, constitué de malades et de membres de leur famille, ensuite elle constitue une liste des participants sous la forme de numéros de sécurité sociale. Vous comprenez ?

– Et c’est donc ainsi qu’Einar a obtenu les noms et les numéros de sécurité sociale de tous ceux qui avaient eu cette maladie au fil des générations.

Elle hocha la tête.

– Est-ce que tout cela passe par la Commission informatique et libertés ?

– Je ne sais pas dans quelle mesure vous souhaitez avoir des détails. Nous travaillons en collaboration avec des médecins de diverses institutions. Ils communiquent l’identité des malades à la Commission informatique, celle-ci encode leurs noms et leurs numéros de sécurité sociale, puis elle les transmet au Centre d’étude du génome. Nous avons un programme spécifique qui permet de classer les malades en groupes en fonction de leur degré de parenté. Grâce à ce programme, nous pouvons sélectionner les patients qui apportent le plus de renseignements chiffrés en rapport avec les gènes malades. On demande ensuite aux individus de ce groupe de prendre part au projet de recherche. L’intérêt de la généalogie réside dans le fait qu’il est possible de savoir si nous sommes en présence d’une maladie génétique en constituant un groupe fiable de cobayes ; la généalogie est un auxiliaire puissant dans la recherche des gènes malades.

– Il a suffi à Einar de faire semblant de constituer un groupe de cobayes pour que le secret des noms soit levé, tout cela, avec l’aide de la Commission informatique et libertés.

– Il a menti, trahi et abusé son monde et s’en est tiré comme ça.

– Je comprends bien que cela pourrait être problématique pour vous.

– Einar est l’un des plus hauts responsables de l’entreprise, ainsi que l’un de nos scientifiques les plus compétents. Un homme de qualité. Pourquoi a-t-il fait cela ? demanda la directrice.

– Il a perdu sa fille, répondit Erlendur. Vous ne le saviez pas ?

– Non, dit-elle en dévisageant Erlendur.

– Depuis combien de temps travaille-t-il ici ?

– Deux ans.

– Cela s’est passé un peu avant.

– Comment a-t-il perdu sa fille ?

– Des suites d’une maladie héréditaire du système nerveux. Il en était porteur mais ne connaissait pas l’existence de la maladie parmi les membres de sa famille.

– Un cas de filiation erronée ? demanda-t-elle.

Erlendur ne répondit pas. Il avait le sentiment d’en avoir assez dit.

– C’est l’un des problèmes qui se posent quand on essaie de constituer une base de données généalogiques de ce type, observa-t-elle. Les maladies ont la caractéristique de se propager au hasard dans l’arbre généalogique et elles ressortent là où on s’y attend le moins.

Erlendur se leva.

– Et vous êtes les dépositaires de tous ces secrets-là, dit-il. Les vieux secrets de famille. Les tragédies, les deuils et les morts, tout cela parfaitement classé dans les ordinateurs. Des histoires familiales et individuelles. Mon histoire et la vôtre. Vous conservez tous ces secrets et pouvez les ressortir à volonté. Une Cité des jarres qui englobe toute la population.

– Je ne vois pas du tout de quoi vous parlez, répondit Karitas. Une Cité des jarres ?

– Non, bien sûr que non, conclut Erlendur. Sur quoi, il prit congé.

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