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Elinborg avait retrouvé Klara, la sœur de Grétar. Sa recherche d’une autre victime de Holberg, la Femme de Husavik, ainsi que l’avait surnommée Erlendur, n’avait donné aucun résultat. Toutes les femmes avaient réagi de la même façon : tout d’abord, un étonnement phénoménal et authentique, et ensuite une curiosité brûlante qui fit qu’Elinborg dut faire appel à toutes les ressources dont elle disposait pour ne pas se laisser tirer les vers du nez sur les détails de l’affaire. Bien qu’elle-même et les autres policiers en charge de l’enquête ne cessent de marteler qu’il s’agissait là d’une affaire extrêmement sensible dont il ne fallait parler à personne, elle savait qu’ils ne parviendraient pas à empêcher que les fils du téléphone arabe chauffent à blanc dès que viendrait le soir.

Klara occupait un appartement propret dans un immeuble du quartier de Seljahverfi, sur la colline de Breidholt, une banlieue de Reykjavik. Elle vint accueillir Elinborg sur le pas de la porte, c’était une femme frêle d’une soixantaine d’années, brune, vêtue d’un jean et d’un pull bleu. Elle fumait une cigarette.

– Vous avez interrogé maman ? dit-elle une fois qu’Elinborg se fut présentée et qu’elle l’eut invitée à entrer, amicale et intriguée.

– C’est Erlendur qui s’en est chargé, dit Elinborg, il travaille avec moi.

– Elle m’a dit qu’il n’allait pas bien, dit Klara en précédant Elinborg dans le salon où elle l’invita à s’asseoir. Elle fait toujours des tas de remarques incompréhensibles.

Elinborg ne répondit rien.

– Aujourd’hui, c’est mon jour de congé, poursuivit-elle, comme si elle désirait expliquer pour quelle raison elle traînait ainsi chez elle au milieu de la journée, à fumer des cigarettes. Elle déclara travailler dans une agence de voyages. Son mari était au travail, ses deux enfants avaient quitté le cocon familial ; sa fille faisait médecine, dit-elle, pas peu fière. Elle venait à peine d’éteindre sa cigarette qu’elle en prit une nouvelle qu’elle alluma aussitôt. Elinborg toussa poliment mais Klara ne releva pas l’allusion.

– J’ai appris, pour Holberg, dans les journaux, dit Klara comme si elle voulait stopper net sa propre logorrhée. Maman m’a dit que l’homme qui est venu la voir l’avait interrogée sur Grétar. C’était mon demi-frère. Maman a oublié de préciser ça. Grétar et moi sommes de la même mère. Nos pères sont tous les deux morts depuis bien longtemps.

– Nous ne le savions pas, dit Elinborg.

– Vous voulez voir les saletés que j’ai récupérées chez Grétar ?

– Oui, ce serait bien, répondit Elinborg.

– Il habitait dans un taudis répugnant. Vous l’avez retrouvé ?

Klara regardait Elinborg en inspirant goulûment la fumée dans ses poumons.

– Non, nous ne l’avons pas retrouvé, répondit Elinborg, et je ne crois pas que ce soit précisément lui que nous recherchons. (Elle toussa poliment une seconde fois.) Il s’est écoulé plus d’un quart de siècle depuis sa disparition et par conséquent…

– Je n’ai aucune idée de ce qui s’est passé, interrompit Klara en expirant une épaisse bouffée de fumée. Nous n’avions pas beaucoup de relations. Il était un peu plus âgé que moi, d’un caractère particulier et désagréable. Il ne disait jamais un mot, il profitait de maman et nous volait, elle et moi, à chaque fois qu’il le pouvait. Puis, il a quitté la maison.

– Vous ne connaissez donc pas Holberg ? demanda Elinborg.

– Non.

– Ni Ellidi ? ajouta-t-elle.

– Quel Ellidi ?

– Ce n’est pas grave.

– Je ne connaissais pas les fréquentations de Grétar. Au moment de sa disparition, une certaine Marion est venue m’interroger et m’a emmenée chez lui. Un taudis infâme. Il régnait dans cette pièce une puanteur à faire vomir, le sol était jonché de détritus, de têtes de moutons à moitié mangées et de purée de navets moisie dont il se nourrissait.

– Marion ? demanda Elinborg. Elle ne travaillait pas depuis assez longtemps à la Criminelle pour que ce nom lui dise quelque chose.

– Oui, c’était son nom.

– Vous vous souvenez d’un appareil photo parmi les saletés de votre frère ?

– C’était la seule chose en état de marche dans la chambre. Je l’ai récupéré mais je ne m’en suis jamais servi. La police pensait que c’était un objet volé et je n’aime pas trop ce genre de chose. Je l’ai mis dans mon box, ici, à la cave. Vous désirez le voir ? Est-ce pour l’appareil photo que vous êtes venue ?

– Je pourrais le voir ? demanda Elinborg.

Klara se leva. Elle pria Elinborg de patienter un instant, se dirigea vers la cuisine et revint avec un porte-clefs. Elles sortirent dans la cage d’escalier et descendirent jusqu’à la cave. Klara ouvrit la porte menant aux boxes, alluma la lumière, ouvrit l’une des portes. L’endroit regorgeait d’objets hétéroclites, des chaises longues et des sacs de couchage, du matériel de ski et de camping. Le regard d’Elinborg tomba immédiatement sur un appareil bleu servant à masser les pieds et sur un distributeur de soda, elle soupira de lassitude en son for intérieur.

– Je conserve tout ça dans un carton, dit Klara qui avait parcouru la moitié de la longueur du box en se faufilant entre les objets. Elle se baissa et attrapa un petit carton de couleur marron. Je crois que c’est là-dedans que j’ai tout mis. Ce gars-là ne possédait rien, excepté l’appareil photo. Elle ouvrit le carton et s’apprêtait à y prendre quelque chose mais Elinborg l’arrêta net.

– N’enlevez rien du carton, dit-elle en tendant les bras pour l’attraper. On ne sait jamais ce que le contenu du carton pourrait nous dévoiler, dit-elle en guise d’explication.

Klara lui tendit le carton d’un air plutôt vexé et Elinborg l’ouvrit. Il contenait trois romans policiers froissés en édition de poche, un canif, quelques pièces de monnaie et un appareil photo, un Kodak Instamatic qui pouvait se glisser dans la poche, dont Elinborg se souvint qu’il avait, dans le temps, été un cadeau de Noël ou de communion très à la mode. Ce n’était pas franchement une pièce intéressante pour un homme pris d’une passion dévorante pour les appareils photos mais il avait son utilité, sans aucun doute. Elle ne vit aucune pellicule dans le carton. Erlendur lui avait demandé de regarder, avant tout, si Grétar avait laissé des pellicules derrière lui. Elle prit son mouchoir, retourna l’appareil et vit qu’il était également vide. Il n’y avait pas non plus de photos dans le carton.

– Et puis, là-bas, vous avez toutes sortes de récipients et de liquides, dit Klara en indiquant le fond du box. Je crois qu’il faisait lui-même ses développements. Il y a aussi un peu de papier photo. Il est sûrement inutilisable, n’est-ce pas ? Bon à mettre à la poubelle.

– Il vaut mieux que je l’emporte aussi, dit Elinborg et Klara repartit s’enfoncer dans l’amas d’objets.

– Savez-vous où il rangeait ses photos ?

– Non.

– Et en connaissiez-vous le motif ?

– Eh bien, je suppose que c’était parce que ça lui plaisait bien, répondit Klara.

– Non, je veux dire le motif, enfin le sujet des photos qu’il prenait.

– Ah, non, il ne me montrait jamais rien. Nous n’avions pas beaucoup de contacts, comme je vous l’ai déjà dit. Je ne sais pas où sont ses photos. Grétar n’était rien qu’une sale petite racaille, continua-t-elle, se demandant si elle ne se répétait pas, puis elle haussa les épaules comme si elle pensait qu’on ne répétait jamais assez les vérités.

– Je serais très heureuse de pouvoir emmener le carton avec moi, dit Elinborg. J’espère que cela ne vous pose pas de problème. Nous vous le rendrons rapidement.

– Que se passe-t-il ? demanda Klara, manifestant pour la première fois de l’intérêt à cette visite de la police et aux questions demeurées en suspens à propos de son frère. Vous savez où se trouve Grétar ?

– Non, répondit Elinborg en essayant de dissiper la moindre trace de doute. Nous n’avons pas de nouveaux éléments concernant cette affaire. Absolument rien.

Le nom des deux femmes en compagnie de Kolbrun le soir où Holberg s’était attaqué à elle se trouvait mentionné sur les rapports de la police. Erlendur avait lancé des recherches et il était apparu qu’elles étaient toutes les deux originaires de Keflavik mais qu’elles n’y habitaient plus.

L’une d’elles avait épousé un militaire de la base américaine quelques années après les faits et demeurait aux USA, quant à l’autre, elle avait déménagé de Keflavik à Stykkisholmur cinq ans plus tard. Elle y était encore officiellement domiciliée. Erlendur se demanda s’il devait consacrer toute une journée de voyage vers l’ouest jusqu’à Stykkisholmur ou bien se contenter de téléphoner à la femme en question et voir si cela ne suffisait pas.

Erlendur n’était pas très doué en anglais et s’arrangea pour que Sigurdur Oli retrouve la femme qui avait émigré aux USA. Celui-ci entra en contact avec son mari et il apparut qu’elle était décédée depuis quinze ans, emportée par un cancer. Elle avait été inhumée en terre américaine.

Erlendur téléphona à Stykkisholmur et entra sans difficulté en contact avec la seconde femme. Il appela d’abord chez elle où on lui dit qu’elle était au travail. Elle était infirmière à l’hôpital.

La femme écouta Erlendur lui expliquer la raison de son appel mais avoua qu’elle ne pouvait malheureusement lui être d’aucun secours. Elle n’avait pas été capable d’aider la police à cette époque-là et les choses n’avaient pas évolué depuis lors.

– Nous pensons que Holberg a été assassiné, dit Erlendur, et nous croyons que ce meurtre est lié à cet événement.

– J’ai vu ça au journal télévisé, répondit la voix au téléphone. La femme s’appelait Agnes et Erlendur essayait de se faire une idée de son apparence en se basant sur sa voix. Il se représenta d’abord une septuagénaire décidée et forte, plutôt enveloppée, à cause de son souffle court. Mais il remarqua ensuite qu’elle avait une mauvaise toux du fumeur et Agnes prit une autre forme dans son esprit, elle devint maigre comme un clou, sa peau jaunâtre et craquelée. Elle avait une méchante toux chargée de graillons qui se manifestait à intervalles réguliers.

– Vous vous souvenez de la soirée à Keflavik ? demanda Erlendur.

– Je suis rentrée chez moi avant eux, répondit Agnes.

– Vous étiez en compagnie de trois hommes.

– Je suis rentrée chez moi accompagnée d’un dénommé Grétar. Je vous l’ai déjà dit à cette époque-là. Ça me met plutôt mal à l’aise de parler de ça.

– Le fait que vous soyez rentrée chez vous en compagnie de Grétar est une information nouvelle en ce qui me concerne, observa Erlendur en feuilletant les rapports devant lui.

– Je le leur ai dit quand ils m’ont interrogée sur le même sujet, il y a toutes ces années.

Elle toussa en tentant de protéger Erlendur des graillons.

– Excusez-moi, mais je n’ai jamais réussi à arrêter cette saleté de cigarette. C’était une graine de racaille, ce pauvre Grétar. Je ne l’ai jamais revu depuis.

– Comment avez-vous fait la connaissance de Kolbrun ?

– Nous travaillions ensemble. C’était avant que je n’entreprenne mes études d’infirmière. Nous étions toutes les deux dans un magasin de Keflavik qui est fermé depuis longtemps. C’était la première et la dernière fois que nous sommes sorties ensemble. Ce qui se comprend bien.

– Vous avez cru Kolbrun quand elle a parlé du viol ?

– Je ne l’ai appris que quand la police a subitement fait irruption chez moi et qu’on m’a posé des questions concernant cette soirée. Je ne peux imaginer qu’elle ait inventé une chose pareille. Kolbrun était irréprochable. D’une honnêteté sans faille dans tout ce qu’elle entreprenait mais plutôt effacée. D’une constitution frêle et maladive. Elle n’avait rien d’une forte personnalité. Cela peut sembler terrible à dire, mais elle n’avait rien d’une fille sympathique, si vous voyez ce que je veux dire. Elle ne respirait pas franchement la joie de vivre.

Agnes marqua une pause, Erlendur attendit qu’elle reprenne.

– Elle n’était pas trop partante pour faire la fête et, ce soir-là, j’ai vraiment dû lui forcer la main pour qu’elle nous suive, moi et ma copine, la défunte Helga. Elle est morte en Amérique, vous le savez peut-être déjà. Kolbrun était tellement en retrait et d’une certaine manière si seule que j’avais envie de faire quelque chose pour elle. Elle avait donné son accord pour aller au bal, puis elle nous avait suivies jusque chez Helga mais avait l’intention de rentrer rapidement chez elle. Je suis malgré tout repartie avant elle, je ne sais donc pas exactement ce qui s’est passé là-bas. Elle n’est pas venue au travail le lundi suivant et je me rappelle lui avoir téléphoné, mais elle n’a pas répondu. Quelques jours plus tard, vous, ou plutôt la police est venue pour me poser des questions sur Kolbrun. Je ne savais pas quoi penser. Je n’avais rien remarqué d’anormal entre Holberg et Kolbrun. Il était plutôt charmant, si je me souviens bien. J’étais très étonnée quand les policiers m’ont parlé d’un viol.

– Il devait sûrement bien présenter, dit Erlendur. Un homme à femmes, je crois que c’est la description qu’on faisait de lui.

– Je me souviens qu’il était venu à la boutique.

– Qui ça, il ? Holberg ?

– Oui, Holberg. Je crois que c’est pour cette raison qu’il s’est assis à notre table ce soir-là. Il affirmait être inspecteur et avoir été envoyé par Reykjavik mais il mentait probablement, n’est-ce pas ?

– Ils travaillaient tous au Service des phares et des affaires portuaires, de quel genre de boutique s’agissait-il ?

– Une boutique féminine. Nous vendions des vêtements pour femmes. Et aussi de la lingerie.

– Et il est entré dans la boutique ?

– Oui, la veille. Le vendredi. Il a fallu que je me remémore tout ça à cette époque-là et je m’en souviens bien. Il disait qu’il cherchait quelque chose pour sa femme. C’est moi qui l’ai servi et quand nous nous sommes croisés au bal, il a fait comme s’il me connaissait.

– Êtes-vous restés en contact avec Kolbrun après l’événement ? Lui avez-vous parlé de ce que qui s’est passé ?

– Elle n’est jamais revenue à la boutique et, comme je vous dis, je n’ai su ce qui était arrivé que lorsque les policiers m’ont interrogée. Je ne la connaissais pas si bien que ça. J’ai tenté de lui téléphoner un certain nombre de fois au moment où elle a arrêté de venir au travail mais je ne suis jamais tombée sur elle. Je ne voulais pas trop m’occuper de ses affaires. Elle était comme ça. Secrète. Plus tard, sa sœur est venue me voir pour m’annoncer que Kolbrun ne reviendrait pas à la boutique. J’ai appris qu’elle était morte quelques années plus tard. A ce moment-là, j’avais déjà déménagé à Stykkisholmur. Il s’agissait d’un suicide, n’est-ce pas ? Enfin, c’est ce qu’on m’a dit.

– Elle est morte, répondit Erlendur puis il remercia poliment Agnes d’avoir accepté de lui parler.

Il pensa tout à coup à Sveinn, un homme dont il avait lu l’histoire. Celui-ci avait survécu à une tempête sur la lande de Mosfellsheidi. Les souffrances et la mort de ses camarades ne semblaient avoir aucun effet sur Sveinn. Il était le mieux équipé de tous les voyageurs et fut le seul à parvenir sain et sauf aux habitations. La première chose qu’il fit, après s’être restauré à la ferme la plus proche de la lande, fut de chausser ses patins à glace et de se laisser glisser jusqu’au prochain étang pour s’y amuser.

Pendant ce temps-là, ses compagnons étaient encore en train de mourir de froid sur la lande.

Après cet événement, on ne l’appela plus que par le nom de Sveinn-le-sans-âme.

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