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Sigurdur Oli rangea le portable dans l’étui fixé à sa ceinture et retourna vers l’immeuble. Il se trouvait à l’intérieur avec d’autres policiers au moment où le marteau piqueur avait transpercé la dalle, laissant remonter une odeur d’une telle pestilence qu’il avait été pris de haut-le-cœur. Il s’était précipité vers la porte comme tout le monde, persuadé qu’il allait rendre tripes et boyaux avant d’atteindre l’air pur de l’extérieur. Lorsqu’ils redescendirent dans l’appartement, ils portaient des lunettes de protection et des masques sur le visage, mais l’odeur répugnante passait tout de même au travers.

L’homme chargé du forage agrandit l’ouverture au-dessus de la canalisation d’égout endommagée. C’était nettement plus facile une fois qu’il avait traversé la dalle. Sigurdur Oli ne parvenait pas à dire depuis combien de temps la canalisation s’était rompue. Il avait l’impression que les déjections s’étaient accumulées et occupaient une importante surface sous la dalle. Un petit peu de vapeur d’eau s’échappait par l’ouverture. Il prit sa lampe de poche pour éclairer la pourriture et constata, tout étonné, que le terrain s’était affaissé d’une bonne cinquantaine de centimètres en dessous de la dalle.

On aurait dit que la fange était vivante, toute couverte qu’elle était de petites bestioles blanches. Il fit un bond en arrière en voyant une espèce de créature passer devant le rayon lumineux.

– Prenez garde ! cria-t-il en sortant à toutes jambes de l’appartement. Ça grouille de rats dans ce foutu trou. Bouchez-moi cette ouverture et appelez le dératiseur. On s’arrête là. On arrête immédiatement !

Personne ne vint le contredire. Quelqu’un recouvrit le trou d’une bâche et l’appartement se vida en un instant. Sigurdur Oli enleva son masque en sortant du sous-sol et avala goulûment l’air frais. Les autres firent de même.

Erlendur s’était tenu informé du déroulement de l’enquête à Nordurmyri pendant qu’il revenait de Keflavik. Le dératiseur avait été appelé mais rien ne pouvait être entrepris dans l’immeuble avant le lendemain matin, une fois que toute la vermine grouillant dans les fondations serait exterminée. Sigurdur Oli était rentré chez lui et il sortait de la douche quand Erlendur l’avait appelé pour lui demander des nouvelles. Elinborg était également rentrée chez elle. On avait laissé des hommes en faction devant l’immeuble de Holberg pendant que le dératiseur effectuait son travail. Deux voitures de police y seraient postées toute la nuit.

Eva Lind accueillit son père à la porte quand il rentra chez lui. Il était neuf heures passées. La jeune mariée avait disparu. Avant ça, elle avait dit à Eva Lind qu’elle avait l’intention de se rendre chez son mari pour avoir de ses nouvelles. Elle n’était pas certaine qu’elle lui avouerait la cause exacte de son départ pendant le mariage. Eva Lind l’avait cependant encouragée à le faire, elle lui avait dit de ne pas protéger sa saleté de père. Dit qu’il ne fallait surtout pas qu’elle le protège.

Ils prirent place dans le salon. Erlendur raconta à Eva Lind les tenants et les aboutissants de l’enquête, il lui expliqua où celle-ci l’avait mené et lui fit part des idées qui étaient en train de germer dans sa tête. Il le fit tout autant afin de cerner lui-même le problème que d’avoir une image plus nette de ce qui s’était produit au cours des jours précédents. Il lui raconta pratiquement tout, en partant du moment où ils avaient découvert le cadavre de Holberg dans l’appartement, lui parla de l’odeur qui régnait chez lui, du message, de la vieille photo à l’intérieur du bureau, du matériel pornographique sur son ordinateur, de l’inscription sur la pierre tombale, de Kolbrun et de sa sœur Elin, d’Audur et de son décès inexpliqué, du rêve qu’il avait fait, d’Ellidi à la prison et de la disparition de Grétar, de Marion Briem, de la recherche d’une autre victime de Holberg et de l’homme devant la maison d’Elin, lequel était probablement le fils de Holberg. Il essaya de relater les faits de manière ordonnée et développa diverses théories qu’il argumenta ainsi que diverses opinions personnelles jusqu’à ce qu’il se trouve à court et arrête de parler.

Il ne raconta pas à Eva Lind que le cerveau était manquant sur la dépouille de l’enfant. Il n’avait pas encore compris comment cela se faisait.

Eva Lind l’écouta sans l’interrompre et remarqua qu’Erlendur passait sans cesse sa main sur sa poitrine pendant qu’il parlait. Elle sentit à quel point l’enquête sur Holberg lui sapait le moral. Elle décela en lui une sorte de désespoir qu’elle n’avait jamais entrevu auparavant. Elle sentit la lassitude qui l’habitait pendant qu’il parlait de la petite fille. On aurait dit qu’il disparaissait en lui-même, sa voix se faisait plus basse et il semblait lointain.

– Audur, est-ce que c’est la petite fille dont tu parlais quand tu m’as hurlé dessus ce matin ? demanda Eva Lind.

– C’était, enfin, je ne sais pas, elle était comme un don du ciel pour sa mère, dit Erlendur. Elle a été aimée par-delà la mort, jusque dans la tombe. Pardonne-moi d’avoir été si méchant avec toi. Ce n’était pas mon intention, mais quand je vois la façon dont tu vis, quand je vois à quel point tu manques de respect et d’attention envers ta propre personne, quand je vois en toi cette autodestruction et tout ce que tu t’obliges à subir et que je regarde ensuite un petit cercueil sortir de la terre, alors je ne comprends plus rien à rien. Alors, je ne comprends pas ce qui se passe et j’ai envie de…

Erlendur marqua une pause.

– D’extirper de moi une étincelle de vie, avança Eva Lind.

Erlendur haussa les épaules.

– Je n’ai aucune idée de ce que j’ai envie de faire. Peut-être vaut-il mieux ne rien faire. Peut-être vaut-il mieux laisser la vie suivre son cours. Oublier tout ça. Et entreprendre quelque chose d’intelligent. Pourquoi donc aurait-on envie de patauger là-dedans ? Dans toute cette merde. De parler avec des gars comme Ellidi. De pactiser avec des traîtres comme Eddi. De voir ce qui amuse des gens comme Holberg. De lire des plaintes pour viol. D’aller fouiller des fondations d’immeuble regorgeant de vermine et de merde. De faire exhumer de petits cercueils.

Erlendur passait sa main de plus en plus fort sur sa poitrine.

– On s’imagine que ça n’attaque pas le moral. On se croit assez fort pour supporter de telles choses. On pense qu’avec les années, on se forge une carapace, qu’on peut regarder tout ce bourbier à bonne distance comme s’il ne nous concernait en rien et qu’on peut ainsi parvenir à se protéger. Mais il n’y a pas plus de distance que de carapace. Personne n’est suffisamment fort. L’horreur prend possession de ton être comme le ferait un esprit malin qui s’installe dans ta pensée et te laisse en paix seulement lorsque tu as l’impression que ce bourbier est la vie réelle car tu as oublié comment vivent les gens normaux. Voilà le genre d’enquête que c’est. Elle est semblable à un esprit malfaisant qui aurait été libéré et s’installerait dans ta tête jusqu’à te réduire à l’état de pauvre type.

Erlendur soupira profondément.

– Tout ça, ce n’est rien d’autre qu’un foutu marécage.

Il se tut et Eva Lind demeurait silencieuse avec lui.

Il s’écoula ainsi un petit moment avant qu’elle ne se lève, vienne s’asseoir à côté de son père, le prenne dans ses bras puis se pelotonne tout contre lui. Elle entendait le battement régulier de son cœur, comme une horloge apaisante, et s’endormit finalement avec un petit sourire sur le visage.

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