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La pluie dégringolait des nuages quand Erlendur et Sigurdur Oli sortirent de la voiture à toute vitesse, montèrent en courant les marches d'un immeuble de la rue Stighlid et appuyèrent sur une sonnette. Ils avaient pensé rester assis dans la voiture le temps que passe l’averse mais l’attente ennuyait Erlendur qui était sorti d’un bond. Sigurdur Oli ne voulait pas rester tout seul. Ils furent trempés jusqu’aux os en un clin d’œil. La pluie gouttait le long des cheveux de Sigurdur Oli et lui coulait dans le dos ; il regarda Erlendur d’un air mauvais pendant qu’ils attendaient que la porte s’ouvre.

Les policiers chargés de l’affaire avaient exploré les diverses possibilités au cours du briefing de la matinée. L’une des théories avancées était que Holberg avait été tué sans aucun mobile et que son meurtrier traînait dans le quartier depuis quelque temps, voire des jours. Un cambrioleur à la recherche d’un larcin. Il avait frappé chez Holberg pour savoir s’il s’y trouvait quelqu’un mais il avait paniqué en voyant le maître des lieux arriver à la porte. Le message qu’il avait laissé avait pour unique fonction de brouiller les pistes pour la police. Il n’avait pas d’autre signification apparente.

Le jour où Holberg avait été trouvé mort, les habitants d’un immeuble de la rue Stigahlid avaient informé la police qu’un jeune homme habillé d’un treillis kaki avait agressé deux femmes d’âge mûr, deux sœurs jumelles. Il s’était introduit dans la cage d’escalier, avait frappé chez elles, elles lui avaient ouvert, il s’était engouffré dans leur appartement, avait claqué la porte derrière lui et exigé qu’elles lui donnent de l’argent. Comme elles ne s’exécutaient pas, il avait frappé l’une d’elles à poing nu sur le visage et fait tomber l’autre à terre où il l’avait rouée de coups de pied avant de s’enfuir.

Une voix se fit entendre dans l’interphone et Sigurdur Oli se présenta. La porte émit un déclic et ils entrèrent dans la cage d’escalier. Elle était mal éclairée et il y régnait une odeur de sale. Quand ils atteignirent le deuxième étage, l’une des deux femmes se tenait sur le pas de la porte et les attendait.

– Alors, vous l’avez attrapé ? demanda-t-elle.

– Malheureusement non, répondit Sigurdur Oli en secouant la tête, mais nous voulions vous interroger au sujet de…

– Alors, ils l’ont attrapé ? entendit-on de l’intérieur de l’appartement et l’exacte réplique de la femme apparut à la porte. C’était des septuagénaires enveloppées et toutes deux vêtues d’une jupe noire et d’un pull rouge, les cheveux gris et permanentés. Leurs visages ronds ne dissimulaient pas leur espoir.

– Non, déclara Erlendur. Pas encore.

– C’était un malheureux, le pauvre garçon, dit la femme numéro un, dénommée Fjola. Elle les invita à entrer.

– Tu ne vas quand même pas le plaindre, rétorqua la femme numéro deux, qui s’appelait Birna, en fermant la porte derrière eux. C’était un sale type, une ordure qui t’a frappée à la tête. Tu parles d’un pauvre garçon, hein !

Ils s’assirent dans le salon des deux femmes, les regardèrent l’une après l’autre, puis se regardèrent mutuellement. L’appartement était exigu. Sigurdur Oli remarqua deux chambres communicantes. Depuis le salon, il avait vue sur une petite cuisine.

– Nous avons lu la déposition que vous avez faite, dit Sigurdur Oli, qui l’avait parcourue dans la voiture tandis qu’il se rendait chez les sœurs. Nous nous demandions si vous ne pouviez pas nous fournir des indications plus précises à propos de l’homme qui vous a attaquées.

– L’homme, dit Fjola. Je dirais plutôt le garçon.

– Quand même assez âgé pour nous agresser, rétorqua Birna. Il était assez vieux pour ça. Il m’a fait tomber par terre et m’a donné des coups de pied.

– Nous n’avons pas d’argent, observa Fjola.

– Nous ne gardons pas d’argent à la maison, précisa Birna. C’est ce que nous lui avons dit.

– Mais il ne nous a pas crues.

– Et il s’en est pris à nous.

– Il était énervé.

– Et très mal embouché. Il nous a traitées de tous les noms.

– Avec son affreuse veste kaki. On aurait dit un militaire.

– Il portait aussi ces espèces de chaussures montantes épaisses et noires qu’on lace sur la cheville.

– Mais il n’a rien cassé.

– Non, il a simplement pris la poudre d’escampette.

– Donc, il n’a rien dérobé, interrompit Erlendur.

– On aurait dit qu’il n’était pas vraiment dans son état normal, observa Fjola, qui s’efforçait de trouver des circonstances atténuantes à son agresseur. Il n’a rien cassé et rien pris non plus. Il nous a juste molestées quand il a compris qu’il n’obtiendrait pas d’argent. Le pauvre.

– Il était complètement drogué, grogna Birna. Le pauvre ? ! (Elle se tourna vers sa sœur.) Il y a vraiment des moments où tu n’as pas toute ta tête. Il était complètement drogué. Je l’ai vu dans son regard. Ses yeux étaient brillants et fixes. Et il était en sueur.

– En sueur ? s’enquit Erlendur.

– Il avait le visage ruisselant de sueur.

– C’était la pluie, contredit Fjola.

– Non, en plus il tremblait de tout son corps.

– La pluie, répéta Fjola à qui Birna lança un regard méchant.

– Il t’a frappée à la tête, ma petite Fjola. Ce genre de chose ne fait jamais de bien à personne.

– Tu as toujours mal à l’endroit où il t’a frappée ? demanda Fjola en regardant Erlendur qui ne put s’empêcher de constater que ses yeux dansaient de joie.

Il était encore tôt dans la matinée quand Erlendur et Sigurdur Oli arrivèrent à Nordurmyri. Les voisins de Holberg, ceux qui occupaient le premier et le deuxième étage, les attendaient. La police avait pris la déposition du couple du premier étage, celui qui avait les deux enfants, mais Erlendur voulait discuter un peu plus avec eux. A l’étage du haut habitait un pilote d’avion qui avait déclaré être rentré de Boston vers midi le jour où Holberg avait été assassiné, il avait fait une sieste pendant l’après-midi et ne s’était réveillé que lorsque la police avait frappé à sa porte.

Ils commencèrent par interroger le pilote. Il avait la quarantaine, vivait seul et son appartement ressemblait à une décharge : des vêtements éparpillés de tous côtés, deux valises posées sur un canapé neuf, des sacs plastiques provenant de la boutique duty free de l’aéroport de Keflavik, des bouteilles de vin sur les tables et des canettes de bière ouvertes partout où il était possible d’en mettre. Le pilote lui-même vint ouvrir la porte, mal rasé, vêtu d’un maillot de corps et d’un short. Il regarda les deux hommes, les invita à entrer en les précédant dans l’appartement sans prononcer un mot et se laissa tomber sur une chaise. Ils se tenaient debout devant lui. Ne trouvaient pas de place où s’asseoir. Erlendur regarda alentour et se fit la réflexion qu’il ne mettrait même pas un pied dans un simulateur de vol accompagné de cet individu.

Pour une raison quelconque, le pilote se mit à parler de la procédure de divorce dans laquelle il était engagé en disant qu’il se demandait en quoi cela pouvait intéresser la police. Cette chienne l’avait trompé. Il était en vol. Un beau jour, en rentrant d’Oslo, cette ville ennuyeuse, ajouta-t-il, si bien qu’ils ne savaient pas si ce qui l’ennuyait le plus était le fait que sa femme le trompait ou bien celui d’être obligé de passer la nuit à Oslo, il était parti là-bas avec un vieux copain d’école…

– Nous sommes ici à cause du meurtre commis au rez-de-chaussée, dit Erlendur qui interrompit le récit embrouillé du pilote.

– Vous êtes déjà allés à Oslo ? demanda le pilote.

– Non, répondit Erlendur. Et nous n’avons pas l’intention de parler d’Oslo.

Le pilote le dévisagea, puis il regarda Sigurdur Oli et, tout à coup, il comprit de quoi il retournait.

– Je ne connaissais pas du tout le bonhomme, dit-il. J’ai acheté cette tanière il y a quatre mois, et il y avait longtemps que personne ne l’avait occupée, d’après ce que j’ai compris. Ça m’est arrivé de le croiser de temps en temps, là, dehors. Il avait l’air sympa.

– Sympa ? demanda Erlendur.

– Oui, je veux dire, c’était sympa de causer avec lui.

– Et de quoi parliez-vous ?

– D’aviation. La plupart du temps. Il s’intéressait à l’aviation.

– Comment ça, il s’intéressait à l’aviation ?

– Aux avions, dit le pilote en ouvrant une canette de bière qu’il avait dégotée dans un sac en plastique. Aux escales, ajouta-t-il en avalant une lampée de bière. Aux hôtesses de l’air, continua-t-il en rotant. Il posait beaucoup de questions sur les hôtesses de l’air. Enfin, vous savez…

– Non, dit Erlendur.

– Pendant les escales, à l’étranger.

– Oui.

– Sur ce qui se passait, si elles s’éclataient. Des trucs comme ça. Il avait entendu qu’elles faisaient de sacrées fiestas. Au cours des vols internationaux.

– Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ? demanda Sigurdur Oli.

Le pilote réfléchit un instant. Il ne s’en souvenait pas.

– Il y a quelques jours, dit-il finalement.

– Vous avez remarqué s’il recevait de la visite par le passé ? demanda Erlendur.

– Non, je ne suis pas souvent à la maison.

– Vous avez remarqué quelqu’un qui aurait traînassé dans les parages comme s’il faisait du repérage ou bien juste en train de flâner entre les immeubles ?

– Non.

– Habillé d’un treillis kaki ?

– Pas du tout.

– Un jeune homme qui portait des Rangers ?

– Non, c’était lui ? Est-ce que vous savez qui a fait ça ?

– Non, répondit Erlendur qui renversa une canette de bière à moitié pleine en faisant demi-tour pour quitter l’appartement.

La femme avait l’intention d’emmener les enfants chez ses parents pendant quelques jours et elle était prête pour le départ. Elle ne voulait pas qu’ils restent dans l’immeuble après ce qui venait de se passer. L’homme hochait la tête. C’était probablement mieux pour eux. Ils étaient visiblement choqués. Ils avaient acheté cet appartement quatre ans auparavant et ils se plaisaient dans le quartier de Nordurmyri. C’était un endroit agréable à vivre. Pour les enfants aussi. Les garçons se tenaient aux côtés de leur mère.

– C’était terrifiant de le découvrir dans cet état, dit l’homme et sa voix se transforma en chuchotement. Il regarda les garçons. Nous leur avons raconté qu’il dormait, ajouta-t-il. Mais…

– Nous savons qu’il était mort, dit l’aîné des garçons.

– Mort, répéta le cadet.

Le couple sourit, mal à l’aise.

– Ils prennent cela plutôt bien, dit la femme en caressant la joue du plus âgé.

– Je ne m’entendais pas mal avec Holberg, déclara l’homme. Il nous arrivait parfois de discuter là, devant l’immeuble. Il habitait ici depuis longtemps, nous parlions du jardin, de l’entretien, de la pluie et du beau temps, comme on le fait entre voisins.

– Pourtant, nous n’étions en rien proches, ajouta la femme. Je veux dire, les relations. Je trouve ça bien comme ça. Il ne faut pas trop fréquenter ses voisins. Si on veut protéger sa vie privée.

Ils n’avaient pas remarqué d’allées et venues inhabituelles, pas plus qu’ils n’avaient vu l’homme habillé en treillis kaki traîner dans le quartier. La femme était impatiente d’emmener les garçons loin d’ici.

– Holberg recevait-il beaucoup ? demanda Sigurdur Oli.

– Je n’ai jamais remarqué la présence de qui que ce soit chez lui, répondit la femme.

– Il avait l’air plutôt solitaire, répondit son mari.

– Chez lui, ça sentait mauvais, ajouta l’aîné des fils.

– Ça puait, reprit son frère après lui.

– Le rez-de-chaussée est très humide, commenta l’homme comme pour s’excuser.

– Il arrive qu’elle monte jusqu’à l’étage, ajouta la femme. L’humidité.

– Nous avons discuté du problème avec lui, poursuivit l’homme.

– Il avait dit qu’il allait régler le problème, dit-elle.

– Il y a deux ans de ça, dit l’homme.

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