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Katrin ne quitta pas son domicile du reste de la journée. Elle ne reçut aucune visite et n’utilisa pas le téléphone. Dans la soirée, un homme venu en jeep s’approcha de la maison et y entra, tenant à la main un sac de voyage de taille moyenne. On supposa qu’il s’agissait d’Albert, son époux. Il était prévu qu’il rentre chez lui d’un voyage d’affaires en Allemagne dans la soirée.

Deux hommes dans une voiture de police banalisée surveillaient la maison. Le téléphone était sur écoute. On avait retrouvé la trace des deux fils aînés du couple mais on ne savait rien des allées et venues du plus jeune. Il était divorcé et occupait un petit appartement du quartier de Smaibudir, lequel semblait désert. Son domicile avait également été placé sous surveillance. La police travaillait à collecter des informations sur son compte et son signalement avait été envoyé à tous les postes de police du pays. On considérait qu’il n’y avait encore aucune raison de lancer un avis de recherche dans la presse.

Erlendur arriva devant la morgue de Baronsstigur. C’est là qu’avait été transféré le corps de l’homme susceptible d’être Grétar. Le médecin légiste, le même qui avait examiné Holberg et Audur, avait enlevé le plastique entourant le cadavre. La dépouille d’un homme en était apparue, la tête rejetée en arrière, la bouche ouverte comme si elle poussait un cri d’effroi et les bras le long du corps. La peau était desséchée, flétrie et couverte de moisissure grise, des taches d’humidité maculaient ici et là le corps dénudé. La tête semblait terriblement abîmée, les cheveux longs et décolorés descendaient sur le visage.

– Il l’a éviscéré, déclara le médecin.

– Hein ?

– Celui qui l’a caché chez lui. C’est intelligent si l’on veut cacher un cadavre. A cause de l’odeur. Il s’est momifié petit à petit à l’intérieur du plastique. Vu sous cet angle, il est plutôt bien conservé.

– Vous pouvez voir la cause du décès ?

– Il avait un sac plastique sur la tête, ce qui indiquerait qu’il a été étouffé mais il faut que je l’examine plus précisément. Vous allez bientôt en savoir plus. Tout cela prend un certain temps. Vous connaissez son identité ? Pauvre gars, il est dans un sale état.

– J’ai certains soupçons, répondit Erlendur.

– Vous avez vu le professeur ?

– Une femme charmante.

– N’est-ce pas ?

Sigurdur Oli attendait Erlendur quand celui-ci arriva au bureau et l’informa qu’il allait faire une visite à la police scientifique. Ils étaient parvenus à agrandir quelques fragments d’images à partir des pellicules retrouvées dans la cave de Holberg. Erlendur lui rapporta en long et en large la discussion qu’Elinborg et lui-même avaient eue avec Katrin.

Ragnar, le chef de la Scientifique, les attendait avec, sur son bureau, quelques pellicules et des agrandissements de photos. Il leur tendit les clichés qu’ils examinèrent.

– Nous n’avons récupéré que ces trois-là, annonça le chef et, à dire vrai, je ne sais pas ce qu’ils représentent. Il y avait en tout sept pellicules Kodak de 24 poses. Trois d’entre elles étaient complètement noires, et nous ne savons pas si elles avaient été exposées mais, sur l’une d’elles, nous avons réussi à agrandir le petit truc que voici. Est-ce que ça vous dit quelque chose ?

Erlendur et Sigurdur Oli scrutaient les photos. Elles étaient toutes en noir et blanc. Deux d’entre elles étaient à moitié noires comme si l’objectif ne s’était pas ouvert totalement, le sujet n’était pas bien cadré et tellement flou qu’ils n’arrivaient pas à comprendre ce qu’elles représentaient. La troisième et dernière était en bon état et assez nette, elle montrait un homme en train de se photographier devant un miroir. L’appareil photo était petit et plat, surmonté d’un cube flashes à quatre ampoules et le flash éclairait l’homme dans le miroir. Il portait un jeans, une chemise et une veste d’été qui lui descendait à la taille.

– Vous vous souvenez des cubes flashes ? demanda Erlendur avec un soupçon de nostalgie dans la voix. Une sacrée révolution.

– Je m’en souviens bien, répondit Ragnar, qui avait le même âge qu’Erlendur. Sigurdur Oli les regardait à tour de rôle en secouant la tête.

– Cela peut-il s’appeler un autoportrait ? demanda Erlendur.

– On ne voit pas très bien son visage à cause de l’appareil photo, observa Sigurdur Oli, mais n’est-il pas probable qu’il s’agisse de Grétar en personne ?

– Est-ce que vous reconnaissez l’environnement, enfin, le peu qu’on en voit ? demanda le chef de la Scientifique.

Sur l’image reflétée par le miroir pouvait se distinguer une partie de ce qui semblait être un salon, derrière le photographe. Erlendur voyait le dossier d’une chaise ainsi qu’une table de salle à manger, un tapis et une partie de ce qui pouvait être des rideaux descendant jusqu’à terre mais le reste n’était pas très net. L’éclairage était centré sur l’homme dans le miroir et s’atténuait vers les côtés jusqu’à se perdre dans l’obscurité.

Ils scrutèrent longtemps la photographie. Au bout de bien des efforts, Erlendur commença à distinguer quelque chose dans l’obscurité à gauche du photographe ; il lui semblait que c’était une forme, peut-être même un profil, des sourcils et un nez. C’était juste une impression qu’il avait mais la lumière était inégale, parcourue de minuscules ombres, qui aiguisaient son imagination.

– Peut-on tirer un agrandissement de cette zone ? demanda-t-il à Ragnar qui scrutait la même zone sans rien voir. Sigurdur Oli prit la photo et la plaça face à lui, cependant il ne distinguait rien de ce qu’Erlendur croyait voir.

– Ça ne prendra qu’un instant, répondit Ragnar. Ils le suivirent hors du bureau pour aller voir les techniciens.

– Vous avez trouvé des empreintes sur les pellicules ? demanda Sigurdur Oli.

– Oui, répondit Ragnar, deux types : les mêmes que celles qui figurent sur la photo du cimetière. Celles de Grétar et de Holberg.

On scanna la photo qui apparut sur un grand écran d’ordinateur et la zone fut agrandie. Les irrégularités dans la lumière se transformèrent en une multitude de points qui occupaient la totalité de l’écran. Ils ne voyaient rien se dégager de l’image et Erlendur avait perdu de vue ce qu’il croyait avoir repéré. Le technicien effectua quelques manipulations sur le clavier, l’image rétrécit et devint plus dense. Il continua, les points se mirent en ordre, jusqu’à ce que, petit à petit, apparaisse la forme du visage d’un homme. L’image était très floue mais Erlendur crut y reconnaître Holberg.

– Ce n’est pas ce porc ? dit Sigurdur Oli.

– On a autre chose ici, dit le technicien qui continuait à affiner l’image. Bientôt apparurent des ondulations qui suggéraient à Erlendur une chevelure féminine, ainsi qu’un second profil à peine visible. Erlendur fixa l’image jusqu’à ce qu’il ait l’impression qu’une femme était assise à discuter avec Holberg. Une étrange hallucination se saisit de lui à ce moment-là. Il avait envie de crier à la femme de s’enfuir de cet appartement, cependant il comprit instantanément qu’il était trop tard. Des dizaines d’années trop tard.

A ce moment-là, un téléphone sonna à l’intérieur de la pièce mais personne ne bougea. Erlendur croyait qu’il s’agissait du téléphone sur le bureau.

– C’est le tien, dit Sigurdur Oli à Erlendur.

Erlendur mit un certain temps à le localiser mais il finit par mettre la main sur l’appareil qu’il sortit de la poche de sa veste.

C’était Elinborg.

– Qu’est-ce que tu fabriques ? demanda-t-elle quand, enfin, il décrocha.

– S’il te plaît, viens-en au fait, répondit Erlendur.

– Au fait ? Pourquoi tu es aussi à cran ?

– Je savais que tu ne pourrais pas t’en tenir à ce que tu avais à me dire.

– C’est à propos des garçons de Katrin, dit Elinborg. Ou plutôt, de ses hommes, puisqu’ils sont tous maintenant adultes.

– Et alors ?

– Ce sont tous des gars bien, certainement, sauf que l’un d’eux travaille dans un endroit plutôt intéressant. J’ai pensé que je devais t’en informer tout de suite, mais, puisque tu m’as l’air à cran et que tu n’as même pas le temps de discuter un peu, alors je vais appeler Sigurdur Oli.

– Elinborg.

– Quoi donc, mon chéri ?

– Dieu du ciel, s’écria Erlendur en regardant Sigurdur Oli, tu vas cracher le morceau ?

– Ce fils travaille au Centre d’étude du génome d’Islande7, annonça Elinborg.

– Quoi ? !

– Il travaille au Centre d’étude du génome d’Islande.

– Le génome… lequel des fils ?

– Le plus jeune. Il travaille sur leur nouvelle base de données. Sur les arbres généalogiques et les maladies, les familles islandaises et les maladies héréditaires, les maladies génétiques. Cet homme-là est un spécialiste des maladies génétiques en Islande.

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