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Erlendur ne saisissait pas le sens des paroles du médecin et le regardait comme s’il ne l’avait pas entendu. Il ne comprenait pas de quoi le médecin parlait. Il glissa un regard furtif sous le drap mais détourna subitement les yeux quand il vit les os d’une petite main apparaître. Il ne se sentait pas la force de conserver dans son esprit l’image de ce qui se trouvait sous le drap. Il n’avait pas envie de savoir à quoi ressemblaient les restes terrestres d’une petite fille. Il ne voulait pas que cette image se présente à lui à chaque fois qu’il penserait à elle.

– Elle a déjà subi une autopsie, continua le légiste.

– Le cerveau est manquant ? s’écria Erlendur.

– Elle a été autopsiée à cette époque-là.

– Exact, à l’hôpital de Keflavik.

– A quelle date est-elle décédée ?

– En 1968, répondit Erlendur.

– Et si je comprends bien, Holberg était censé être son père mais ils n’habitaient pas sous le même toit, ses parents ?

– La fillette n’avait que sa mère.

– Une autorisation de prélèvement d’organes à des fins de recherche avait-elle été délivrée ? continua le médecin. Savez-vous quelque chose à ce sujet ? Est-ce que la mère a donné son aval ?

– Je ne peux absolument pas m’imaginer que ç’ait été le cas, répondit Erlendur.

– Il a peut-être été prélevé sans autorisation. Qui s’est occupé d’elle quand elle est morte ? Qui était son médecin traitant ?

Erlendur mentionna le nom de Frank. Le médecin devint pensif.

– Je ne peux pas prétendre être tout à fait ignorant de ce genre de pratique. On demande parfois aux proches si l’on peut prélever des organes pour les besoins de la recherche. Tout cela, au nom de la science, évidemment. C’est une nécessité. Également pour l’enseignement. Je connais des cas où, aucun proche parent n’étant présent, certains organes ont été enlevés pour la recherche avant que le corps soit autopsié. En revanche, j’en connais bien peu où des organes ont été volés quand les proches prenaient part à la décision.

– Comment est-il possible que le cerveau ait disparu ? demanda à nouveau Erlendur.

– La tête a été sciée en deux morceaux et il a été enlevé d’un seul tenant.

– Non, je voulais dire…

– Cela a été fait proprement, continua le médecin. L’œuvre d’un spécialiste. La moelle épinière a été sectionnée ici, à l’arrière du cou, ce qui a libéré le cerveau.

– Je sais que le cerveau a été étudié à cause d’une tumeur, dit Erlendur. Vous suggérez donc qu’il n’aurait pas été remis à sa place.

– C’est une explication plausible, dit le médecin en recouvrant le corps. S’ils ont prélevé le cerveau afin de l’étudier, il y a peu de chances qu’ils aient pu le remettre en place à temps avant l’inhumation. Il faut qu’il se solidifie.

– Qu’il se solidifie ?

– Afin qu’il soit plus facile de l’examiner. Il doit acquérir la consistance du fromage frais. Et cela met un certain temps.

– N’aurait-il pas suffi de faire simplement quelques prélèvements ?

– Je ne sais pas, répondit le médecin. La seule chose que je sais, c’est que le cerveau n’est pas à sa place et qu’il sera, par conséquent, difficile de savoir précisément ce qui a entraîné la mort. Peut-être pourrons-nous le découvrir en pratiquant un test d’ADN dans les os. La question est de savoir ce que cela nous apprendra.

Frank ne cachait pas sa surprise quand il vint ouvrir la porte et vit à nouveau Erlendur sur les marches sous une pluie battante.

– Nous avons exhumé la petite, dit Erlendur sans ambages, et il manque son cerveau. Savez-vous quelque chose à ce propos ?

– Exhumée ? Le cerveau ? répondit le docteur, étonné, et il invita Erlendur à le suivre dans son cabinet. Qu’entendez-vous par il manque son cerveau ?

– Tout bêtement ce que je viens de vous dire. Le cerveau a été enlevé. Probablement pour l’étudier afin d’identifier la cause du décès, et puis, il n’a pas été remis en place. Savez-vous ce qui s’est produit ? Savez-vous quelque chose de cette affaire ?

– J’étais juste son médecin traitant comme je crois vous l’avoir expliqué lors de votre dernière visite. Elle était suivie par les médecins de l’hôpital de Keflavik.

– Celui qui a pratiqué l’autopsie est décédé. Nous avons obtenu une copie du rapport légal qu’il a produit, celui-ci est très elliptique et ne mentionne rien d’autre qu’une tumeur au cerveau. Si tant est qu’il ait effectué des examens plus approfondis, il n’en a laissé aucune trace. N’aurait-il pas été suffisant de faire des prélèvements ? Était-il nécessaire d’enlever l’ensemble du cerveau ?

Le médecin haussa les épaules.

– Je ne suis pas spécialiste de la question.

Il eut un moment d’hésitation.

– Manquait-il d’autres organes ? demanda-t-il ensuite.

– D’autres organes ? fit Erlendur.

– A part le cerveau. Était-ce le seul organe manquant ?

– Que voulez-vous dire ?

– Rien d’autre n’a été prélevé ?

– Je ne crois pas. Le légiste n’a pas parlé de ça. Rien d’autre n’a été prélevé ? Où voulez-vous en venir ?

Frank regarda Erlendur d’un air pensif.

– Je suppose que vous n’avez jamais entendu parler de la Cité des Jarres ?

– La Cité des Jarres ?

– Oui.

– Comment ça ? Quelle Cité des Jarres ?

– On l’a fermée, si mes informations sont exactes, il n’y a pas si longtemps. C’était comme ça qu’on surnommait ces salles. La Cité des Jarres.

– Quelles salles ?

– Là-bas, à Baronstigur. C’était là qu’ils entreposaient les organes.

– Les organes ?

– Ils étaient conservés dans du formol à l’intérieur de bocaux en verre. Toutes sortes d’organes, provenant des hôpitaux. A des fins pédagogiques. En médecine générale, en anatomie, en physiopathologie, enfin toutes ces disciplines aux noms compliqués. Ils étaient entreposés dans une salle que les étudiants en médecine surnommaient la Cité des Jarres. Des intestins, des reins, des membres. Ainsi que des cerveaux.

– Et ils provenaient des hôpitaux ?

– C’est à l’hôpital que les gens meurent. Et qu’ils sont autopsiés. Là encore avec un but pédagogique. Les organes sont examinés. Et ils ne sont pas tous remis en place, certains sont mis de côté pour les cours. A cette époque, on les envoyait à la Cité des Jarres.

– Pourquoi est-ce que vous me racontez ça ?

– Il n’est pas certain que le cerveau ait complètement disparu.

– Ah bon ?

– Il se peut qu’il se trouve dans une quelconque Cité des Jarres. Les échantillons prélevés pour l’enseignement sont tous répertoriés et classés. S’il est absolument nécessaire que vous retrouviez ce cerveau alors, il y a une possibilité qu’il soit encore conservé quelque part.

– Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille. Est-ce qu’on prélève les organes en l’absence d’autorisation ou bien est-ce qu’on demande l’accord de la famille… comment est-ce que tout ça fonctionne ?

Le médecin haussa les épaules.

– A dire vrai, je ne sais pas. On rencontre sûrement tous les cas de figure. Les organes sont absolument essentiels pour l’enseignement. Tous les CHU du monde ont à leur disposition une importante collection d’organes. J’ai même entendu parler de certains médecins, des chercheurs, possédant leur propre collection privée, mais je ne donne pas cher de cette affirmation.

– Des collectionneurs d’organes ?

– Il en existe.

– Des collectionneurs d’organes ? !

– Oui.

– Qu’est devenue cette Cité des Jarres, si elle n’existe plus ?

– Je n’en sais rien.

–Croyez-vous que le cerveau aurait pu atterrir là-bas ? Conservé dans du formol ?

– Peu importe. Vous avez exhumé la fillette, n’est-ce pas ?

– C’était peut-être une erreur, soupira Erlendur. Peut-être tout cela est-il une gigantesque erreur.

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