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Aux alentours de neuf heures, le lendemain matin, les équipes de la police criminelle et de la Scientifique se retrouvèrent aux abords de l’immeuble de Holberg. La lumière du jour se voilait par intermittences bien que la matinée soit avancée, le ciel était très couvert et il pleuvait encore. On avait annoncé à la radio que les précipitations enregistrées à Reykjavik ce mois d’octobre ne tarderaient pas à battre le record de 1926.

La canalisation d’égout avait été nettoyée et il n’y avait plus trace de vie dans les fondations de l’immeuble. On avait agrandi l’ouverture pratiquée dans la dalle, ce qui permettait le passage de deux personnes à la fois. Les copropriétaires s’étaient attroupés devant la porte du sous-sol. Ils avaient fait venir un plombier pour réparer la tuyauterie et pourraient le faire intervenir dès que la police leur en donnerait l’autorisation.

Il apparut rapidement que le vide formé aux abords de la canalisation des toilettes n’était pas bien étendu. Sa surface ne dépassait pas les quatre mètres carrés et il se trouvait isolé du reste des fondations car le terrain ne s’était pas affaissé partout de façon régulière. La canalisation s’était rompue au même endroit que par le passé. On voyait la trace de l’ancienne réparation, les graviers sous le tuyau étaient d’un type différent de ceux qui se trouvaient à l’endroit où l’intervention avait eu lieu. Les techniciens discutèrent de l’éventualité d’élargir l’ouverture, de retirer les graviers des fondations afin de les vider jusqu’à ce qu’on puisse avoir une vue de l’ensemble de la dalle par en dessous. Après quelques palabres, ils parvinrent à la conclusion que la dalle risquait de céder si l’on vidait les fondations et décidèrent d’avoir recours à une méthode plus sûre et plus technique : forer de petits trous à droite à gauche dans la dalle et y introduire une caméra miniature.

Sigurdur Oli se fit la réflexion qu’ils n’avaient pas volé leur titre de techniciens.

Il les observa forer la dalle et installer deux petits écrans télé qu’ils relièrent aux deux caméras que la police scientifique avait à sa disposition. Les deux caméras en question se réduisaient pratiquement à des câbles, équipés de lumières à l’avant, que l’on introduisait à travers les trous et qu’il était possible d’orienter à l’aide d’une télécommande. On avait foré aux endroits sous lesquels on pensait qu’il y avait du vide, introduit les caméras dans les trous et allumé les deux moniteurs. L’image qui apparut en noir et blanc était loin d’être nette de l’avis de Sigurdur Oli qui, personnellement, possédait un téléviseur de marque allemande à cinq cent mille couronnes6.

Erlendur pénétra dans l’appartement au moment où l’on entreprenait l’exploration à l’aide des caméras. Quelque temps plus tard, ce fut Elinborg qui arriva sur les lieux. Sigurdur Oli remarqua qu’Erlendur s’était rasé et avait enfilé des vêtements propres qui lui paraissaient même presque avoir été repassés.

– Quoi de neuf ? demanda Erlendur en s’allumant une cigarette, au grand dam de Sigurdur Oli.

– Ils sont en train de tout explorer avec des caméras, répondit Sigurdur Oli. On peut suivre tout ça à la télé.

– Rien du côté de l’égout ? demanda Erlendur en avalant la fumée.

– Rien d’autre que de la vermine et des rats.

– Qu’est-ce que ça pue là-dedans, observa Elinborg qui venait de sortir un mouchoir parfumé de son sac à main. Erlendur lui proposa une cigarette, mais elle refusa.

– Il est possible que Holberg ait utilisé l’ouverture que le plombier avait faite pour cacher le corps de Grétar dans le sous-sol, dit Erlendur. Voyant le vide sous la dalle, il a facilement pu repousser les graviers après avoir installé Grétar à l’endroit où il voulait le mettre sous le sol.

Ils se rassemblèrent autour de l’écran, sans comprendre grand-chose à ce qu’ils voyaient. Une petite lueur se déplaçait de droite à gauche, de haut en bas et jusqu’aux parois. Il leur semblait par moments voir se dessiner la dalle et, à d’autres moments, ils avaient l’impression de ne rien voir d’autre que du gravier. L’affaissement du terrain était inégal. A certains endroits, celui-ci montait jusqu’à la dalle et à d’autres, il s’était creusé entre les deux un espace allant jusqu’à quatre-vingts centimètres.

Ils restèrent un bon moment à suivre les caméras. Il y avait beaucoup de bruit dans l’appartement, car on y perçait constamment d’autres trous ; Erlendur ne tarda pas à perdre patience et sortit. Elinborg ne tarda pas à le suivre, puis ce fut le tour de Sigurdur Oli. Tous trois allèrent s’installer dans la voiture d’Erlendur. La veille, il leur avait expliqué les raisons de sa disparition subite des lieux du crime pour se rendre à Keflavik, mais ils n’avaient pas eu le moindre temps mort pour en discuter en détail.

– Voilà qui donne évidemment un sens au message qui a été laissé à Nordurmyri. Et si l’homme qu’Elin a vu à Keflavik ressemble tant à Holberg, alors cela renforce l’hypothèse de l’existence d’un autre enfant.

– Il n’est absolument pas certain que Holberg ait eu un fils à la suite d’un viol, observa Sigurdur Oli. Nous n’avons rien qui vienne corroborer une telle hypothèse à part le fait qu’Ellidi connaissait l’existence d’une seconde femme. C’est absolument tout. En outre, il est évident qu’Ellidi est un imbécile.

– Aucune des personnes interrogées connaissant Holberg n’a mentionné qu’il avait un fils, ajouta Elinborg.

– Aucun de ceux que nous avons interrogés ne connaissait réellement Holberg, continua Sigurdur Oli. C’est tout le problème. C’était un solitaire, qui fréquentait quelques collègues, collectionnait du porno sur Internet, se bagarrait en compagnie d’imbéciles comme Ellidi et Grétar. Personne ne sait rien de cet homme.

– On devrait peut-être lancer un avis de recherche pour le gnome ? demanda Elinborg avec un air taquin dans le regard. Prendre une photo de Holberg quand il était jeune, faire de lui un buste en argile et l’envoyer à la presse ?

– Voilà ce à quoi je pense, reprit Erlendur sans prêter attention à la plaisanterie d’Elinborg : si le fils de Holberg existe bel et bien, comment connaît-il l’existence d’Elin, la tante d’Audur ? Il connaît donc aussi l’existence d’Audur, sa sœur ? S’il connaît l’existence d’Elin, alors j’imagine qu’il connaît celle de Kolbrun et qu’il est également au courant pour le viol, or je ne vois absolument pas comment cela est possible. La presse n’a pas dévoilé le moindre détail concernant l’enquête. D’où est-ce qu’il tient ses renseignements ?

– Peut-être qu’il les a soutirés à Holberg avant de le liquider ? dit Sigurdur Oli. C’est pas envisageable ?

– Peut-être même qu’il l’a forcé à parler, ajouta Elinborg.

– Tout d’abord, nous ne sommes pas sûrs que cet homme existe, reprit Erlendur. Elin était en état de choc. Nous ne savons pas s’il a tué Holberg. Ni s’il a eu connaissance de l’existence de son père, si les conditions de sa conception sont effectivement un viol. Ellidi affirme qu’il y a eu une autre femme avant Kolbrun qui aurait subi le même genre de traitement, peut-être pire encore. S’il en est sorti un enfant, je doute que la mère soit allée crier l’identité du père sur les toits. Elle n’a même pas informé la police de l’événement. Nous n’avons aucun autre document sur d’éventuels viols commis par Holberg dans nos archives. Il nous reste à trouver cette femme, si tant est qu’elle existe…

– Et nous sommes en train de défoncer des fondations d’immeuble à la recherche d’un type qui n’a sûrement rien à voir avec l’enquête, commenta Sigurdur Oli.

– Non mais, qu’est-ce que c’est que ces blagues à tout bout de champ ? demanda Erlendur en haussant le ton. Y’aurait pas moyen de vous entendre dire autre chose que des plaisanteries ?

– Peut-être que Grétar ne se trouve pas dans les fondations, dit Elinborg.

– Comment ça ? demanda Erlendur.

– Tu veux dire qu’il est peut-être encore en vie ? continua Sigurdur Oli.

– Il savait tout à propos de Holberg, enfin, j’imagine, dit Elinborg. Il savait qu’il avait une fille, sinon il n’aurait pas pris sa tombe en photo. Il savait certainement aussi comment elle avait été conçue. Si Holberg a eu un autre enfant, un fils, il était sûrement également au courant.

Erlendur et Sigurdur Oli la regardait avec une attention de plus en plus soutenue.

– Peut-être que Grétar est encore parmi nous, continua-t-elle, et qu’il est en contact avec le fils. Cela expliquerait comment le fils connaît l’existence d’Elin et d’Audur.

– Mais il y a vingt-cinq ans que Grétar a disparu et on n’a aucune nouvelle de lui depuis, objecta Sigurdur Oli.

– Le fait qu’il ait disparu ne signifie pas obligatoirement qu’il soit mort, répondit Elinborg.

– Et donc… commença Erlendur, aussitôt interrompu par Elinborg.

– Je pense qu’il ne faut pas exclure Grétar. Pourquoi ne pas considérer l’éventualité qu’il soit encore de ce monde ? On n’a jamais retrouvé son cadavre. Il se peut qu’il ait quitté le pays. Il lui a peut-être même suffi de s’exiler à la campagne. Personne ne s’occupait de lui. Personne ne le réclamait.

– Je ne me rappelle aucun exemple de ce genre, dit Erlendur.

– De quel genre ? demanda Sigurdur Oli.

– D’un homme qui refasse surface après toute une vie. Quand quelqu’un disparaît en Islande, c’est pour toujours. Il n’y a jamais personne qui revienne des dizaines d’années plus tard.

Jamais.

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