Chapitre 5


Trajan se trouvait à la tête des troupes en Germanie Inférieure ; l’armée du Danube m’y envoya porter ses félicitations au nouvel héritier de l’empire. J’étais à trois jours de marche de Cologne, en pleine Gaule, quand la mort de Nerva fut annoncée à l’étape du soir. Je fus tenté de prendre les devants sur la poste impériale, et d’apporter moi-même à mon cousin la nouvelle de son avènement. Je partis au galop et fis route sans m’arrêter nulle part, sauf à Trêves, où mon beau-frère Servianus résidait en qualité de gouverneur. Nous soupâmes ensemble. La faible tête de Servianus était pleine de fumées impériales. Cet homme tortueux, qui cherchait à me nuire, ou du moins à m’empêcher de plaire, s’avisa de me devancer en envoyant à Trajan son courrier à lui. Deux heures plus tard, je fus attaqué au gué d’une rivière ; nos assaillants blessèrent mon ordonnance et tuèrent nos chevaux. Nous réussîmes pourtant à nous saisir d’un de nos agresseurs, un ancien esclave de mon beau-frère, qui avoua tout. Servianus aurait dû se rendre compte qu’on n’empêche pas si facilement un homme résolu de continuer sa route, à moins d’aller jusqu’au meurtre, ce devant quoi sa lâcheté reculait. Je dus faire à pied une douzaine de milles avant de rencontrer un paysan qui me vendit son cheval. J’arrivai le soir même à Cologne, battant de quelques longueurs le courrier de mon beau-frère. Cette espèce d’aventure eut du succès. J’en fus d’autant mieux reçu par l’armée. L’empereur me garda près de lui en qualité de tribun de la Deuxième Légion Fidèle.

Il avait appris la nouvelle de son avènement avec une aisance admirable. Il s’y attendait depuis longtemps ; ses projets n’en étaient en rien changés. Il restait ce qu’il avait toujours été, et qu’il allait être jusqu’à sa mort, un chef d’armée ; mais sa vertu était d’avoir acquis, grâce à une conception toute militaire de la discipline, une idée de ce qu’est l’ordre dans l’État. Autour de cette idée, tout s’agençait, aux débuts du moins, même ses plans de guerre et ses projets de conquête. Empereur-soldat, mais pas du tout soldat-empereur. Il ne changea rien à sa vie ; sa modestie se passait d’affectation comme de morgue. Pendant que l’armée se réjouissait, il acceptait ses responsabilités nouvelles comme une part du travail de tous les jours, et montrait à ses intimes son contentement avec simplicité.

Je lui inspirais fort peu de confiance. Il était mon cousin, de vingt-quatre ans mon aîné, et, depuis la mort de mon père, mon cotuteur. Il remplissait ses obligations de famille avec un sérieux de province ; il était prêt à faire l’impossible pour m’avancer, si j’en étais digne, et, incompétent, à me traiter avec plus de rigueur qu’aucun autre. Il avait pris mes folies de jeune homme avec une indignation qui n’était pas absolument injustifiée, mais qu’on ne rencontre guère qu’en famille ; mes dettes le scandalisaient d’ailleurs beaucoup plus que mes écarts. D’autres traits en moi l’inquiétaient : assez peu cultivé, il avait pour les philosophes et les lettrés un respect touchant, mais c’est une chose que d’admirer de loin les grands philosophes, et c’en est une autre que d’avoir à ses côtés un jeune lieutenant trop frotté de littérature. Ne sachant où se situaient mes principes, mes crans d’arrêt, mes freins, il m’en supposait dépourvu, et sans ressources contre moi-même. Au moins, n’avais-je jamais commis l’erreur de négliger mon service. Ma réputation d’officier le rassurait, mais je n’étais pour lui qu’un jeune tribun plein d’avenir, et à surveiller de près.

Un incident de la vie privée faillit bientôt me perdre. Un beau visage me conquit. Je m’attachai passionnément à un jeune homme que l’empereur aussi avait remarqué. L’aventure était dangereuse, et goûtée comme telle. Un certain Gallus, secrétaire de Trajan, qui depuis longtemps se faisait un devoir de lui détailler mes dettes, nous dénonça à l’empereur. Son irritation fut extrême ; ce fut un mauvais moment à passer. Des amis, Acilius Attianus entre autres, firent de leur mieux pour l’empêcher de s’entêter dans une rancune assez ridicule. Il finit par céder à leurs instances, et cette réconciliation, d’abord assez peu sincère des deux parts, fut plus humiliante pour moi que ne l’avaient été les scènes de colère. J’avoue avoir conservé envers ce Gallus une haine incomparable. Bien des années plus tard, il fut convaincu de faux en écritures publiques, et c’est avec délices que je me suis vu vengé.

La première expédition contre les Daces se déclencha l’année suivante. Par goût, et par politique, je me suis toujours opposé au parti de la guerre, mais j’aurais été plus ou moins qu’un homme si ces grandes entreprises de Trajan ne m’avaient pas grisé. Vues en gros, et à distance, ces années de guerre comptent parmi mes années heureuses. Leur début fut dur, ou me parut l’être. Je n’occupai d’abord que des postes secondaires, la bienveillance de Trajan ne m’étant pas encore totalement acquise. Mais je connaissais le pays ; je me savais utile. Presque à mon insu, hiver par hiver, campement par campement, bataille par bataille, je sentais grandir en moi des objections à la politique de l’empereur ; ces objections, je n’avais à cette époque ni le devoir, ni le droit de les faire à voix haute ; d’ailleurs, personne ne m’eût écouté. Placé plus ou moins à l’écart, au cinquième rang, ou au dixième, je connaissais d’autant mieux mes troupes ; je partageais davantage leur vie. Je possédais encore une certaine liberté d’action, ou plutôt un certain détachement envers l’action elle-même, qu’il est difficile de se permettre une fois arrivé au pouvoir, et passé trente ans. J’avais mes avantages bien à moi : mon goût pour ce pays dur, ma passion pour toutes les formes volontaires, et d’ailleurs intermittentes, de dépouillement et d’austérité. J’étais peut-être le seul des jeunes officiers à ne pas regretter Rome. Plus les années de campagne s’allongeaient dans la boue et dans la neige, plus elles mettaient au jour mes ressources.

Je vécus là toute une époque d’exaltation extraordinaire, due en partie à l’influence d’un petit groupe de lieutenants qui m’entouraient, et qui avaient rapporté d’étranges dieux du fond des garnisons d’Asie. Le culte de Mithra, moins répandu alors qu’il ne l’est devenu depuis nos expéditions chez les Parthes, me conquit un moment par les exigences de son ascétisme ardu, qui retendait durement l’arc de la volonté, par l’obsession de la mort, du fer et du sang, qui élevait au rang d’explication du monde l’âpreté banale de nos vies de soldats. Rien n’aurait dû être plus opposé aux vues que je commençais d’avoir sur la guerre, mais ces rites barbares, qui créent entre les affiliés des liens à la vie et à la mort, flattaient les songes les plus intimes d’un jeune homme impatient du présent, incertain de l’avenir, et par là même ouvert aux dieux. Je fus initié dans un donjon de bois et de roseaux, au bord du Danube, avec pour répondant Marcius Turbo, mon compagnon d’armes. Je me souviens que le poids du taureau agonisant faillit faire crouler le plancher à claire-voie sous lequel je me tenais pour recevoir l’aspersion sanglante. J’ai réfléchi par la suite aux dangers que ces sortes de sociétés presque secrètes pourraient faire courir à l’État sous un prince faible, et j’ai fini par sévir contre elles, mais j’avoue qu’en présence de l’ennemi elles donnent à leurs adeptes une force quasi divine. Chacun de nous croyait échapper aux étroites limites de sa condition d’homme, se sentait à la fois lui-même et l’adversaire, assimilé au dieu dont on ne sait plus très bien s’il meurt sous forme bestiale ou s’il tue sous forme humaine. Ces rêves bizarres, qui aujourd’hui parfois m’épouvantent, ne différaient d’ailleurs pas tellement des théories d’Héraclite sur l’identité de l’arc et du but. Ils m’aidaient alors à tolérer la vie. La victoire et la défaite étaient mêlées, confondues, rayons différents d’un même jour solaire. Ces fantassins daces que j’écrasais sous les sabots de mon cheval, ces cavaliers sarmates abattus plus tard dans des corps à corps où nos montures cabrées se mordaient au poitrail, je les frappais d’autant plus aisément que je m’identifiais à eux. Abandonné sur un champ de bataille, mon corps dépouillé de vêtements n’eût pas tant différé du leur. Le choc du dernier coup d’épée eût été le même. Je t’avoue ici des pensées extraordinaires, qui comptent parmi les plus secrètes de ma vie, et une étrange ivresse que je n’ai jamais retrouvée exactement sous cette forme.

Un certain nombre d’actions d’éclat, que l’on n’eût peut-être pas remarquées de la part d’un simple soldat, m’acquirent une réputation à Rome et une espèce de gloire à l’armée. La plupart de mes prétendues prouesses n’étaient d’ailleurs que bravades inutiles ; j’y découvre aujourd’hui, avec quelque honte, mêlée à l’exaltation presque sacrée dont je parlais tout à l’heure, ma basse envie de plaire à tout prix et d’attirer l’attention sur moi. C’est ainsi qu’un jour d’automne je traversai à cheval le Danube gonflé par les pluies, chargé du lourd équipement des soldats bataves. À ce fait d’armes, si c’en est un, ma monture eut plus de mérite que moi. Mais cette période d’héroïques folies m’a appris à distinguer entre les divers aspects du courage. Celui qu’il me plairait de posséder toujours serait glacé, indifférent, pur de toute excitation physique, impassible comme l’équanimité d’un dieu. Je ne me flatte pas d’y avoir jamais atteint. La contrefaçon dont je me suis servi plus tard n’était, dans mes mauvais jours, qu’insouciance cynique envers la vie, dans les bons, que sentiment du devoir, auquel je m’accrochais. Mais bien vite, pour peu que le danger durât, cynisme ou sentiment du devoir cédaient la place à un délire d’intrépidité, espèce d’étrange orgasme de l’homme uni à son destin. À l’âge où j’étais alors, ce courage ivre persistait sans cesse. Un être grisé de vie ne prévoit pas la mort ; elle n’est pas ; il la nie par chacun de ses gestes. S’il la reçoit, c’est probablement sans le savoir ; elle n’est pour lui qu’un choc ou qu’un spasme. Je souris amèrement à me dire qu’aujourd’hui, sur deux pensées, j’en consacre une à ma propre fin, comme s’il fallait tant de façons pour décider ce corps usé à l’inévitable. À cette époque, au contraire, un jeune homme qui aurait beaucoup perdu à ne pas vivre quelques années de plus risquait chaque jour allègrement son avenir.

Il serait facile de construire ce qui précède comme l’histoire d’un soldat trop lettré qui veut se faire pardonner ses livres. Mais ces perspectives simplifiées sont fausses. Des personnages divers régnaient en moi tour à tour, aucun pour très longtemps, mais le tyran tombé regagnait vite le pouvoir. J’hébergeai ainsi l’officier méticuleux, fanatique de discipline, mais partageant gaiement avec ses hommes les privations de la guerre ; le mélancolique rêveur des dieux ; l’amant prêt à tout pour un moment de vertige ; le jeune lieutenant hautain qui se retire sous sa tente, étudie ses cartes à la lueur d’une lampe, et ne cache pas à ses amis son mépris pour la manière dont va le monde ; l’homme d’État futur. Mais n’oublions pas non plus l’ignoble complaisant, qui, pour ne pas déplaire, acceptait de s’enivrer à la table impériale ; le petit jeune homme tranchant de haut toutes les questions avec une assurance ridicule ; le beau parleur frivole, capable pour un bon mot de perdre un bon ami ; le soldat accomplissant avec une précision machinale ses basses besognes de gladiateur. Et mentionnons aussi ce personnage vacant, sans nom, sans place dans l’histoire, mais aussi moi que tous les autres, simple jouet des choses, pas plus et pas moins qu’un corps, couché sur son lit de camp, distrait par une senteur, occupé d’un souffle, vaguement attentif à quelque éternel bruit d’abeille. Mais, peu à peu, un nouveau venu entrait en fonctions, un directeur de troupe, un metteur en scène. Je connaissais le nom de mes acteurs ; je leur ménageais des entrées et des sorties plausibles ; je coupais les répliques inutiles ; j’évitais par degrés les effets vulgaires. J’apprenais enfin à ne pas abuser du monologue. À la longue, mes actes me formaient.

Mes succès militaires auraient pu me valoir l’inimitié d’un moins grand homme que Trajan. Mais le courage était le seul langage qu’il comprît immédiatement, et dont les paroles lui allassent au cœur. Il finit par voir en moi un second, presque un fils, et rien de ce qui arriva plus tard ne put nous séparer complètement. De mon côté, certaines de mes objections naissantes à ses vues furent, au moins momentanément, mises au rancart, oubliées en présence de l’admirable génie qu’il déployait aux armées. J’ai toujours aimé voir travailler un grand spécialiste. L’empereur, dans sa partie, était d’une habileté et d’une sûreté de main sans égales. Placé à la tête de la Légion Minervienne, la plus glorieuse de toutes, je fus désigné pour détruire les derniers retranchements de l’ennemi dans la région des Portes de Fer. Après l’encerclement de la citadelle de Sarmizégéthuse, j’entrai à la suite de l’empereur dans la salle souterraine où les conseillers du roi Décébale venaient de s’empoisonner au cours d’un dernier banquet ; je fus chargé par lui de mettre le feu à cet étrange tas d’hommes morts. Le même soir, sur les escarpements du champ de bataille, il passa à mon doigt l’anneau de diamants qu’il tenait de Nerva, et qui était demeuré plus ou moins le gage de la succession au pouvoir. Cette nuit-là, je m’endormis content.


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