Chapitre 27


Rome m’avait préparé un triomphe, que cette fois j’acceptai. Je ne luttais plus contre ces coutumes à la fois vénérables et vaines ; tout ce qui met en lumière l’effort de l’homme, ne fût-ce que pour la durée d’un jour, me semblait salutaire en présence d’un monde si prompt à l’oubli. Il ne s’agissait pas seulement de la répression de la révolte juive ; dans un sens plus profond et connu de moi seul, j’avais triomphé. J’associai à ces honneurs le nom d’Arrien. Il venait d’infliger aux hordes alaines une série de défaites qui les rejetait pour longtemps dans ce centre obscur de l’Asie d’où elles avaient cru sortir ; l’Arménie était sauvée ; le lecteur de Xénophon s’en révélait l’émule ; la race n’était pas éteinte de ces lettrés qui savent au besoin commander et combattre. Ce soir-là, de retour dans ma maison de Tibur, c’est d’un cœur las, mais tranquille, que je pris des mains de Diotime le vin et l’encens du sacrifice journalier à mon Génie.

Simple particulier, j’avais commencé d’acheter et de mettre bout à bout ces terrains étalés au pied des monts sabins, au bord des eaux vives, avec l’acharnement patient d’un paysan qui arrondit ses vignes ; entre deux tournées impériales, j’avais campé dans ces bosquets en proie aux maçons et aux architectes, et dont un jeune homme imbu de toutes les superstitions de l’Asie demandait pieusement qu’on épargnât les arbres. Au retour de mon grand voyage d’Orient, j’avais mis une espèce de frénésie à parachever cet immense décor d’une pièce déjà aux trois quarts finie. J’y revenais cette fois terminer mes jours le plus décemment possible. Tout y était réglé pour faciliter le travail aussi bien que le plaisir : la chancellerie, les salles d’audience, le tribunal où je jugeais en dernier ressort les affaires difficiles m’épargnaient de fatigants va-et-vient entre Tibur et Rome. J’avais doté chacun de ces édifices de noms qui évoquaient la Grèce : le Pœcile, l’Académie, le Prytanée. Je savais bien que cette petite vallée plantée d’oliviers n’était pas Tempé, mais j’arrivais à l’âge où chaque beau lieu en rappelle un autre, plus beau, où chaque délice s’aggrave du souvenir de délices passées. J’acceptais de me livrer à cette nostalgie qui est la mélancolie du désir. J’avais même donné à un coin particulièrement sombre du parc le nom de Styx, à une prairie semée d’anémones celui de Champs Élysées, me préparant ainsi à cet autre monde dont les tourments ressemblent à ceux du nôtre, mais dont les joies nébuleuses ne valent pas nos joies. Mais surtout, je m’étais fait construire au cœur de cette retraite un asile plus retiré encore, un îlot de marbre au centre d’un bassin entouré de colonnades, une chambre Capitolina secrète qu’un pont tournant, si léger que je peux d’une main le faire glisser dans ses rainures, relie à la rive, ou plutôt sépare d’elle. Je fis transporter dans ce pavillon deux ou trois statues aimées, et ce petit buste d’Auguste enfant qu’aux temps de notre amitié m’avait donné Suétone ; je m’y rendais à l’heure de la sieste pour dormir, pour rêver, pour lire. Mon chien couché en travers du seuil allongeait devant lui ses pattes raides ; un reflet jouait sur le marbre ; Diotime, pour se rafraîchir, appuyait la joue au flanc lisse d’une vasque. Je pensais à mon successeur.

Je n’ai pas d’enfants, et ne le regrette pas. Certes, aux heures de lassitude et de faiblesse où l’on se renie soi-même, je me suis parfois reproché de n’avoir pas pris la peine d’engendrer un fils, qui m’eût continué. Mais ce regret si vain repose sur deux hypothèses également douteuses : celle qu’un fils nécessairement nous prolonge, et celle que cet étrange amas de bien et de mal, cette masse de particularités infimes et bizarres qui constitue une personne, mérite d’être prolongé. J’ai utilisé de mon mieux mes vertus ; j’ai tiré parti de mes vices ; mais je ne tiens pas spécialement à me léguer à quelqu’un. Ce n’est point par le sang que s’établit d’ailleurs la véritable continuité humaine : César est l’héritier direct d’Alexandre, et non le frêle enfant né à une princesse perse dans une citadelle d’Asie ; et Épaminondas mourant sans postérité se vantait à bon droit d’avoir pour filles ses victoires. La plupart des hommes qui comptent dans l’histoire ont des rejetons médiocres, ou pires que tels : ils semblent épuiser en eux les ressources d’une race. La tendresse du père est presque toujours en conflit avec les intérêts du chef. En fût-il autrement, que ce fils d’empereur aurait encore à subir les désavantages d’une éducation princière, la pire de toutes pour un futur prince. Par bonheur, pour autant que notre État ait su se former une règle de succession impériale, l’adoption est cette règle : je reconnais là la sagesse de Rome. Je sais les dangers du choix, et ses erreurs possibles ; je n’ignore pas que l’aveuglement n’est pas réservé aux seules affections du père ; mais cette décision où l’intelligence préside, ou à laquelle du moins elle prend part, me semblera toujours infiniment supérieure aux obscures volontés du hasard et de l’épaisse nature. L’empire au plus digne : il est beau qu’un homme qui a prouvé sa compétence dans le maniement des affaires du monde choisisse son remplaçant, et que cette décision si lourde de conséquences soit à la fois son dernier privilège et son dernier service rendu à l’État. Mais ce choix si important me semblait plus que jamais difficile à faire.

J’avais amèrement reproché à Trajan d’avoir tergiversé vingt ans avant de prendre la résolution de m’adopter, et de ne l’avoir fait qu’à son lit de mort. Mais près de dix-huit ans s’étaient écoulés depuis mon accession à l’empire, et, en dépit des risques d’une vie aventureuse, j’avais à mon tour remis à plus tard le choix d’un successeur. Mille bruits avaient couru, presque tous faux ; mille hypothèses avaient été échafaudées ; mais ce qu’on prenait pour mon secret n’était que mon hésitation et mon doute. Je regardais autour de moi : les fonctionnaires honnêtes abondaient ; aucun n’avait l’envergure nécessaire. Quarante ans d’intégrité postulaient en faveur de Marcius Turbo, mon cher compagnon d’autrefois, mon incomparable préfet du prétoire ; mais il avait mon âge : il était trop vieux. Julius Sévérus, excellent général, bon administrateur de la Bretagne, comprenait peu de chose aux complexes affaires de l’Orient ; Arrien avait fait preuve de toutes les qualités qu’on demande à un homme d’État, mais il était Grec ; et le temps n’est pas venu d’imposer un empereur grec aux préjugés de Rome.

Servianus vivait encore : cette longévité faisait de sa part l’effet d’un long calcul, d’une forme obstinée d’attente. Il attendait depuis soixante ans. Du temps de Nerva, l’adoption de Trajan l’avait à la fois encouragé et déçu ; il espérait mieux ; mais l’arrivée au pouvoir de ce cousin sans cesse occupé aux armées semblait au moins lui assurer dans l’État une place considérable, la seconde peut-être ; là aussi, il se trompait : il n’avait obtenu qu’une assez creuse portion d’honneurs. Il attendait à l’époque où il avait chargé ses esclaves de m’attaquer au détour d’un bois de peupliers, au bord de la Moselle ; le duel à mort engagé ce matin-là entre le jeune homme et le quinquagénaire avait continué vingt ans ; il avait aigri contre moi l’esprit du maître, exagéré mes incartades, profité de mes moindres erreurs. Un pareil ennemi est un excellent professeur de prudence : Servianus, somme toute, m’avait beaucoup appris. Après mon accession au pouvoir, il avait eu assez de finesse pour paraître accepter l’inévitable ; il s’était lavé les mains du complot des quatre consulaires ; j’avais préféré ne pas remarquer les éclaboussures sur ces doigts encore sales. De son côté, il s’était contenté de ne protester qu’à voix basse et de ne se scandaliser qu’à huis clos. Soutenu au Sénat par le petit et puissant parti de conservateurs inamovibles que dérangeaient mes réformes, il s’était confortablement installé dans ce rôle de critique silencieux du règne. Il m’avait peu à peu aliéné ma sœur Pauline. Il n’avait eu d’elle qu’une fille, mariée à un certain Salinator, homme bien né, que j’élevai à la dignité consulaire, mais que la phtisie emporta jeune ; ma nièce lui survécut peu ; leur seul enfant, Fuscus, fut dressé contre moi par son pernicieux grand-père. Mais la haine entre nous conservait des formes : je ne lui marchandais pas sa part de fonctions publiques, évitant toutefois de figurer à ses côtés dans des cérémonies où son grand âge lui aurait donné le pas sur l’empereur. À chaque retour à Rome, j’acceptais par décence d’assister à un de ces repas de famille où l’on se tient sur ses gardes ; nous échangions des lettres ; les siennes n’étaient pas dépourvues d’esprit. À la longue pourtant, j’avais pris en dégoût cette fade imposture ; la possibilité de jeter le masque en toutes choses est l’un des rares avantages que je trouve à vieillir ; j’avais refusé d’assister aux funérailles de Pauline. Au camp de Béthar, aux pires heures de misère corporelle et de découragement, la suprême amertume avait été de me dire que Servianus touchait au but, et y touchait par ma faute ; cet octogénaire si ménager de ses forces s’arrangerait pour survivre à un malade de cinquante-sept ans ; si je mourais intestat, il saurait obtenir à la fois les suffrages des mécontents et l’approbation de ceux qui croiraient me rester fidèles en élisant mon beau-frère ; il profiterait de cette mince parenté pour saper mon œuvre. Pour me calmer, je me disais que l’empire pourrait trouver de pires maîtres ; Servianus en somme n’était pas sans vertus ; l’épais Fuscus lui-même serait peut-être un jour digne de régner. Mais tout ce qui me restait d’énergie se refusait à ce mensonge, et je souhaitais vivre pour écraser cette vipère.

A mon retour à Rome, j’avais retrouvé Lucius. Jadis, j’avais pris envers lui des engagements que d’ordinaire on ne se préoccupe guère de tenir, mais que j’avais gardés. Il n’est pas vrai d’ailleurs que je lui eusse promis la pourpre impériale ; on ne fait pas ces choses là Mais pendant près de quinze ans j’avais payé ses dettes, étouffé les scandales, répondu sans tarder à ses lettres, qui étaient délicieuses, mais qui finissaient toujours par des demandes d’argent pour lui ou d’avancement pour ses protégés. Il était trop mêlé à ma vie pour que je pusse l’en exclure, si je l’avais voulu, mais je ne voulais rien de tel. Sa conversation était éblouissante : ce jeune homme qu’on estimait futile avait plus et mieux lu que les gens de lettres dont c’est le métier. Son goût était exquis en toutes choses, qu’il s’agît d’êtres, d’objets, d’usages, ou de la façon la plus juste de scander un vers grec. Au Sénat, où on le jugeait habile, il s’était fait une réputation d’orateur ; ses discours à la fois nets et ornés servaient tout frais de modèles aux professeurs d’éloquence. Je l’avais fait nommer préteur, puis consul : il avait bien rempli ces fonctions. Quelques années plus tôt, je l’avais marié à la fille de Nigrinus, l’un des hommes consulaires exécutés au début de mon règne ; cette union devint l’emblème de ma politique d’apaisement. Elle ne fut que modérément heureuse : la jeune femme se plaignait d’être négligée ; elle avait pourtant de lui trois enfants, dont un fils. À ses gémissements presque continuels, il répondait avec une politesse glacée qu’on se marie pour sa famille, et non pour soi-même, et qu’un contrat si grave s’accommode mal des jeux insouciants de l’amour. Son système compliqué exigeait des maîtresses pour l’apparat et de faciles esclaves pour la volupté. Il se tuait de plaisir, mais comme un artiste se tue à réaliser un chef-d’œuvre : ce n’est pas à moi de le lui reprocher.

Je le regardais vivre : mon opinion sur lui se modifiait sans cesse, ce qui n’arrive guère que pour les êtres qui nous touchent de près ; nous nous contentons de juger les autres plus en gros, et une fois pour toutes. Parfois, une insolence étudiée, une dureté, un mot froidement frivole m’inquiétaient ; plus souvent, je me laissais entraîner par cet esprit rapide et léger ; une remarque acérée semblait faire pressentir tout à coup l’homme d’État futur. J’en parlais à Marcius Turbo, qui, après sa fatigante journée de préfet du prétoire, venait chaque soir causer des affaires courantes et faire avec moi sa partie de dés ; nous ré-examinions minutieusement les chances qu’avait Lucius de remplir convenablement une carrière d’empereur. Mes amis s’étonnaient de mes scrupules ; certains me conseillaient en haussant les épaules de prendre le parti qui me plaisait ; ces gens-là s’imaginent qu’on lègue à quelqu’un la moitié du monde comme on lui laisserait une maison de campagne. J’y repensais la nuit : Lucius avait à peine atteint la trentaine : qu’était César à trente ans, sinon un fils de famille criblé de dettes et sali de scandales ? Comme aux mauvais jours d’Antioche, avant mon adoption par Trajan, je songeais avec un serrement de cœur que rien n’est plus lent que la véritable naissance d’un homme : j’avais moi-même dépassé ma trentième année à l’époque où la campagne de Pannonie m’avait ouvert les yeux sur les responsabilités du pouvoir ; Lucius me semblait parfois plus accompli que je ne l’étais à cet âge. Je me décidai brusquement, à la suite d’une crise d’étouffement plus grave que les autres, qui vint me rappeler que je n’avais plus de temps à perdre. J’adoptai Lucius qui prit le nom d’Ælius César. Il n’était ambitieux qu’avec nonchalance ; il était exigeant sans être avide, ayant de tout temps l’habitude de tout obtenir ; il prit ma décision avec désinvolture. J’eus l’imprudence de dire que ce prince blond serait admirablement beau sous la pourpre ; les malveillants se hâtèrent de prétendre que je repayais d’un empire l’intimité voluptueuse d’autrefois. C’est ne rien comprendre à la manière dont fonctionne l’esprit d’un chef, pour peu que celui-ci mérite son poste et son titre. Si de pareilles considérations avaient joué un rôle, Lucius n’était d’ailleurs pas le seul sur qui j’aurais pu fixer mon choix.

Ma femme venait de mourir dans sa résidence du Palatin, qu’elle continuait à préférer à Tibur, et où elle vivait entourée d’une petite cour d’amis et de parents espagnols, qui seuls comptaient pour elle. Les ménagements, les bienséances, les faibles velléités d’entente avaient peu à peu cessé entre nous et laissé à nu l’antipathie, l’irritation, la rancœur, et, de sa part à elle, la haine. Je lui rendis visite dans les derniers temps ; la maladie avait encore aigri son caractère âcre et morose ; cette entrevue fut pour elle l’occasion de récriminations violentes, qui la soulagèrent, et qu’elle eut l’indiscrétion de faire devant témoins. Elle se félicitait de mourir sans enfants ; mes fils m’eussent sans doute ressemblé ; elle aurait eu pour eux la même aversion que pour leur père. Cette phrase où suppure tant de rancune est la seule preuve d’amour qu’elle m’ait donnée. Ma Sabine : je remuais les quelques souvenirs tolérables qui restent toujours d’un être, quand on prend la peine de les chercher ; je me remémorais une corbeille de fruits qu’elle m’avait envoyée pour mon anniversaire, après une querelle ; en passant en litière par les rues étroites du municipe de Tibur, devant la modeste maison de plaisance qui avait jadis appartenu à ma belle-mère Matidie, j’évoquais avec amertume quelques nuits d’un lointain été, où j’avais vainement essayé de me plaire auprès de cette jeune épouse froide et dure. La mort de ma femme me touchait moins que celle de la bonne Arété, l’intendante de la Villa, emportée le même hiver par un accès de fièvre. Comme le mal auquel succomba l’impératrice, médiocrement diagnostiqué par les médecins, lui causa vers la fin d’atroces douleurs d’entrailles, on m’accusa d’avoir usé de poison, et ce bruit insensé trouva facilement créance. Il va sans dire qu’un crime si superflu ne m’avait jamais tenté.

Le décès de ma femme poussa peut-être Servianus à risquer son tout : l’influence qu’elle avait à Rome lui avait été solidement acquise ; avec elle s’effondrait un de ses appuis les plus respectés. De plus, il venait d’entrer dans sa quatre-vingt-dixième année ; lui non plus n’avait plus de temps à perdre. Depuis quelques mois, il s’efforçait d’attirer chez lui de petits groupes d’officiers de la garde prétorienne ; il osa parfois exploiter le respect superstitieux qu’inspire le grand âge pour se faire entre quatre murs traiter en empereur. J’avais récemment renforcé la police secrète militaire, institution répugnante, j’en conviens, mais que l’événement prouva utile. Je n’ignorais rien de ces conciliabules supposés secrets où le vieil Ursus enseignait à son petit-fils l’art des complots. La nomination de Lucius ne surprit pas le vieillard ; il y avait longtemps qu’il prenait mes incertitudes à ce sujet pour une décision bien dissimulée ; mais il profita pour agir du moment où l’acte d’adoption était encore à Rome une matière à controverse. Son secrétaire Crescens, las de quarante ans de fidélité mal rétribuée, éventa le projet, la date du coup, le lieu, et le nom des complices. L’imagination de mes ennemis ne s’était pas mise en frais ; on copiait tout simplement l’attentat prémédité jadis par Nigrinus et Quiétus ; j’allais être abattu au cours d’une cérémonie religieuse au Capitole ; mon fils adoptif tomberait avec moi.

Je pris mes précautions cette nuit même : notre ennemi n’avait que trop vécu ; je laisserais à Lucius un héritage nettoyé de dangers. Vers la douzième heure, par une aube grise de février, un tribun porteur d’une sentence de mort pour Servianus et son petit-fils se présenta chez mon beau-frère ; il avait pour consigne d’attendre dans le vestibule que l’ordre qui l’amenait eût été accompli. Servianus fit appeler son médecin ; tout se passa convenablement. Avant de mourir, il me souhaita d’expirer lentement dans les tourments d’un mal incurable, sans avoir comme lui le privilège d’une brève agonie. Son vœu a déjà été exaucé.

Je n’avais pas commandé cette double exécution de gaieté de cœur ; je n’en éprouvai par la suite aucun regret, encore moins de remords. Un vieux compte venait de se clore ; c’était tout. L’âge ne m’a jamais paru une excuse à la malignité humaine ; j’y verrais plutôt une circonstance aggravante. La sentence d’Akiba et de ses acolytes m’avait fait hésiter plus longtemps : vieillard pour vieillard, je préférais encore le fanatique au conspirateur. Quant à Fuscus, si médiocre qu’il pût être, et si complètement que me l’eût aliéné son odieux aïeul, c’était le petit-fils de Pauline. Mais les liens du sang sont bien faibles, quoi qu’on dise, quand nulle affection ne les renforce ; on s’en rend compte chez les particuliers, durant les moindres affaires d’héritage. La jeunesse de Fuscus m’apitoyait un peu plus ; il atteignait à peine dix-huit ans. Mais l’intérêt de l’État exigeait ce dénouement, que le vieil Ursus avait comme à plaisir rendu inévitable. Et j’étais désormais trop près de ma propre mort pour prendre le temps de méditer sur ces deux fins.

Pendant quelques jours, Marcius Turbo redoubla de vigilance ; les amis de Servianus auraient pu le venger. Mais rien ne se produisit, ni attentat, ni sédition, ni murmures. Je n’étais plus le nouveau venu s’essayant à mettre de son côté l’opinion publique après l’exécution de quatre hommes consulaires ; dix-neuf ans de justice décidaient en ma faveur ; on exécrait en bloc mes ennemis ; la foule m’approuva de m’être débarrassé d’un traître. Fuscus fut plaint, sans d’ailleurs être jugé innocent. Le Sénat, je le sais, ne me pardonnait pas d’avoir une fois de plus frappé un de ses membres ; mais il se taisait, il se tairait jusqu’à ma mort. Comme naguère aussi, une dose de clémence mitigea bientôt la dose de rigueur ; aucun des partisans de Servianus ne fut inquiété. La seule exception à cette règle fut l’éminent Apollodore, le fielleux dépositaire des secrets de mon beau-frère, qui périt avec lui. Cet homme de talent avait été l’architecte favori de mon prédécesseur ; il avait remué avec art les grands blocs de la Colonne Trajane. Nous ne nous aimions guère : il avait jadis tourné en dérision mes maladroits travaux d’amateur, mes consciencieuses natures mortes de courges et de citrouilles ; j’avais de mon côté critiqué ses ouvrages avec une présomption de jeune homme. Plus tard, il avait dénigré les miens ; il ignorait tout des beaux temps de l’art grec ; ce plat logicien me reprochait d’avoir peuplé nos temples de statues colossales qui, si elles se levaient, briseraient du front la voûte de leurs sanctuaires : sotte critique, qui blesse Phidias encore plus que moi. Mais les dieux ne se lèvent pas ; ils ne se lèvent ni pour nous avertir, ni pour nous protéger, ni pour nous récompenser, ni pour nous punir. Ils ne se levèrent pas cette nuit-là pour sauver Apollodore.


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