Chapitre 16


L’été qui suivit ma rencontre avec Osroès se passa en Asie Mineure : je fis halte en Bithynie pour surveiller moi-même la mise en coupe des forêts de l’État. A Nicomédie, ville claire, policée, savante, je m’installai chez le procurateur de la province, Cnéius Pompéius Proculus, dans l’ancienne résidence du roi Nicomède, pleine des souvenirs voluptueux du jeune Jules César. Les brises de la Propontide éventaient ces salles fraîches et sombres. Proculus, homme de goût, organisa pour moi des réunions littéraires. Des sophistes de passage, de petits groupes d’étudiants et d’amateurs de belles-lettres se réunissaient dans les jardins, au bord d’une source consacrée à Pan. De temps à autre, un serviteur y plongeait une grande jarre d’argile poreuse ; les vers les plus limpides semblaient opaques comparés à cette eau pure.

On lut ce soir-là une pièce assez abstruse de Lycophron que j’aime pour ses folles juxtapositions de sons, d’allusions et d’images, son complexe système de reflets et d’échos. Un jeune garçon placé à l’écart écoutait ces strophes difficiles avec une attention à la fois distraite et pensive, et je songeai immédiatement à un berger au fond des bois, vaguement sensible à quelque obscur cri d’oiseau. Il n’avait apporté ni tablettes, ni style. Assis sur le rebord de la vasque, il touchait des doigts la belle surface lisse. J’appris que son père avait occupé une place modeste dans la gestion des grands domaines impériaux ; laissé tout jeune aux soins d’un aïeul, l’écolier avait été envoyé chez un hôte de ses parents, armateur à Nicomédie, qui semblait riche à cette famille pauvre.

Je le gardai après le départ des autres. Il était peu lettré, ignorant de presque tout, réfléchi, crédule. Je connaissais Claudiopolis, sa ville natale : je réussis à le faire parler de sa maison familiale au bord des grands bois de pins qui pourvoient aux mâts de nos navires, du temple d’Attys, situé sur la colline, dont il aimait les musiques stridentes, des beaux chevaux de son pays et de ses étranges dieux. Cette voix un peu voilée prononçait le grec avec l’accent d’Asie. Soudain, se sentant écouté, ou regardé peut-être, il se troubla, rougit, retomba dans un de ces silences obstinés dont je pris bientôt l’habitude. Une intimité s’ébaucha. Il m’accompagna par la suite dans tous mes voyages, et quelques années fabuleuses commencèrent.

Antinoüs était Grec : j’ai remonté dans les souvenirs de cette famille ancienne et obscure jusqu’à l’époque des premiers colons arcadiens sur les bords de la Propontide. Mais l’Asie avait produit sur ce sang un peu âcre l’effet de la goutte de miel qui trouble et parfume un vin pur. Je retrouvais en lui les superstitions d’un disciple d’Apollonius, la foi monarchique d’un sujet oriental du Grand Roi. Sa présence était extraordinairement silencieuse : il m’a suivi comme un animal ou comme un génie familier. Il avait d’un jeune chien les capacités infinies d’enjouement et d’indolence, la sauvagerie, la confiance. Ce beau lévrier avide de caresses et d’ordres se coucha sur ma vie. J’admirais cette indifférence presque hautaine pour tout ce qui n’était pas son délice ou son culte : elle lui tenait lieu de désintéressement, de scrupule, de toutes les vertus étudiées et austères. Je m’émerveillais de cette dure douceur ; de ce dévouement sombre qui engageait tout l’être. Et pourtant, cette soumission n’était pas aveugle ; ces paupières si souvent baissées dans l’acquiescement ou dans le songe se relevaient ; les yeux les plus attentifs du monde me regardaient en face ; je me sentais jugé. Mais je l’étais comme un dieu l’est par son fidèle : mes duretés, mes accès de méfiance (car j’en eus plus tard) étaient patiemment, gravement acceptés. Je n’ai été maître absolu qu’une seule fois, et que d’un seul être.

Si je n’ai encore rien dit d’une beauté si visible, il n’y faudrait pas voir l’espèce de réticence d’un homme trop complètement conquis. Mais les figures que nous cherchons désespérément nous échappent : ce n’est jamais qu’un moment… Je retrouve une tête inclinée sous une chevelure nocturne, des yeux que l’allongement des paupières faisait paraître obliques, un jeune visage large et comme couché. Ce tendre corps s’est modifié sans cesse, à la façon d’une plante, et quelques-unes de ces altérations sont imputables au temps. L’enfant a changé ; il a grandi. Il suffisait pour l’amollir d’une semaine d’indolence ; une après-midi de chasse lui rendait sa fermeté, sa vitesse athlétique. Une heure de soleil le faisait passer de la couleur du jasmin à celle du miel. Les jambes un peu lourdes du poulain se sont allongées ; la joue a perdu sa délicate rondeur d’enfance, s’est légèrement creusée sous la pommette saillante ; le thorax gonflé d’air du jeune coureur au long stade a pris les courbes lisses et polies d’une gorge de Bacchante. La moue boudeuse des lèvres s’est chargée d’une amertume ardente, d’une satiété triste. En vérité, ce visage changeait comme si nuit et jour je l’avais sculpté.

Quand je me retourne vers ces années, je crois y retrouver l’Âge d’Or. Tout était facile : les efforts d’autrefois étaient récompensés par une aisance presque divine. Le voyage était jeu : plaisir contrôlé, connu, habilement mis en œuvre. Le travail incessant n’était qu’un mode de volupté. Ma vie, où tout arrivait tard, le pouvoir, le bonheur aussi, acquérait la splendeur de plein midi, l’ensoleillement des heures de la sieste où tout baigne dans une atmosphère d’or, les objets de la chambre et le corps étendu à nos côtés. La passion comblée a son innocence, presque aussi fragile que toute autre : le reste de la beauté humaine passait au rang de spectacle, cessait d’être ce gibier dont j’avais été le chasseur. Cette aventure banalement commencée enrichissait, mais aussi simplifiait ma vie : l’avenir comptait peu ; je cessai de poser des questions aux oracles ; les étoiles ne furent plus que d’admirables dessins sur la voûte du ciel. Je n’avais jamais remarqué avec autant de délices la pâleur de l’aube sur l’horizon des îles, la fraîcheur des grottes consacrées aux Nymphes et hantées d’oiseaux de passage, le vol lourd des cailles au crépuscule. Je relus des poètes : quelques uns me parurent meilleurs qu’autrefois, la plupart, pires. J’écrivis des vers qui semblaient moins insuffisants que d’habitude.

Il y eut la mer d’arbres : les forêts de chênes-lièges et les pinèdes de la Bithynie ; le pavillon de chasse aux galeries à claire-voie où le jeune garçon, repris par la nonchalance du pays natal, éparpillant au hasard ses flèches, sa dague, sa ceinture d’or, roulait avec les chiens sur les divans de cuir. Les plaines avaient emmagasiné la chaleur du long été ; une buée montait des prairies au bord du Sangarios où galopaient des hardes de chevaux non dressés ; au point du jour, on descendait se baigner sur la berge du fleuve, froissant en chemin les hautes herbes trempées de rosée nocturne, sous un ciel d’où pendait le mince croissant de lune qui sert d’emblème à la Bithynie. Ce pays fut comblé de faveurs ; il prit même mon nom.

L’hiver nous assaillit à Sinope ; j’y inaugurai par un froid presque scythe les travaux d’agrandissement du port, entrepris sous mes ordres par les marins de la flotte. Sur la route de Byzance, les notables firent dresser à l’entrée des villages d’énormes feux devant lesquels se chauffaient mes gardes. La traversée du Bosphore fut belle sous la tempête de neige ; il y eut les chevauchées dans la forêt thrace, le vent aigre s’engouffrant dans les plis des manteaux, l’innombrable tambourinement de la pluie sur les feuilles et sur le toit de la tente, la halte au camp de travailleurs où allait s’élever Andrinople, les ovations des vétérans des guerres daces, la terre molle d’où sortiraient bientôt des murs et des tours. Une visite aux garnisons du Danube me ramena au printemps dans la bourgade prospère qu’est aujourd’hui Sarmizégéthuse ; l’enfant bithynien portait au poignet un bracelet du roi Décébale. Le retour en Grèce se fit par le nord : je m’attardai longuement dans la vallée de Tempé tout éclaboussée d’eaux vives ; l’Eubée blonde précéda l’Attique couleur de vin rose. Athènes ne fut qu’effleurée ; à Éleusis, au cours de mon initiation aux Mystères, je passai trois jours et trois nuits mêlé à la foule des pèlerins qu’on recevait pendant cette même fête : la seule précaution qu’on eût prise était d’interdire aux hommes le port du couteau.

J’emmenai Antinoüs dans l’Arcadie de ses ancêtres : les forêts y restaient aussi impénétrables qu’au temps où ces antiques chasseurs de loups y avaient vécu. Parfois, d’un coup de fouet, un cavalier effarouchait une vipère ; sur les sommets pierreux, le soleil flambait comme au fort de l’été ; le jeune garçon adossé au rocher sommeillait la tête sur la poitrine, les cheveux frôlés par le vent, espèce d’Endymion du plein jour.


Un lièvre, que mon jeune chasseur avait apprivoisé à grand-peine, fut déchiré par les chiens : ce fut le seul malheur de ces journées sans ombre. Les gens de Mantinée se découvrirent des liens de parenté avec cette famille de colons bithyniens, jusque-là inconnus : cette ville, où l’enfant eut plus tard ses temples, fut par moi enrichie et ornée. L’immémorial sanctuaire de Neptune, tombé en ruine, était si vénérable que l’entrée en était interdite à quiconque : des mystères plus anciens que la race humaine s’y perpétuaient derrière des portes continuellement closes. Je construisis un nouveau temple, beaucoup plus vaste, à l’intérieur duquel le vieil édifice gît désormais comme un noyau au centre d’un fruit. Sur la route, non loin de Mantinée, je fis rénover la tombe où Épaminondas tué en pleine bataille, repose auprès d’un jeune compagnon frappé à ses côtés : une colonne, où un poème fut gravé, s’éleva pour commémorer ce souvenir d’un temps où tout, vu à distance, semble avoir été noble et simple, la tendresse, la gloire, la mort. En Achaïe, les Jeux Isthmiques furent célébrés avec une splendeur qu’on n’avait pas vue depuis les temps anciens ; j’espérais, en rétablissant ces grandes fêtes helléniques, refaire de la Grèce une unité vivante. Des chasses nous entraînèrent dans la vallée de l’Hélicon dorée par les dernières rousseurs de l’automne ; nous fîmes halte au bord de la source de Narcisse, près du sanctuaire de l’Amour : la dépouille d’une jeune ourse, trophée suspendu par des clous d’or à la paroi du temple, fut offerte à ce dieu, le plus sage de tous.

La barque que le marchand Érastos d’Éphèse me prêtait pour naviguer dans l’Archipel mouilla dans la baie de Phalère : je m’installai à Athènes comme un homme rentre au foyer. J’osai toucher à cette beauté, essayer de faire de cette ville admirable une ville parfaite. Athènes, pour la première fois, se repeuplait, se remettait à croître après une longue période de déclin : j’en doublai l’étendue ; je prévis, le long de l’Ilissus, une Athènes nouvelle, la ville d’Hadrien à côté de celle de Thésée. Tout était à régler, à construire. Six siècles plus tôt, le grand temple consacré au Zeus Olympien avait été abandonné aussitôt entrepris. Mes ouvriers se mirent à l’œuvre : Athènes connut de nouveau une activité joyeuse qu’elle n’avait pas goûtée depuis Périclès. J’achevais ce qu’un Séleucide avait vainement tenté de terminer ; je réparais sur place les rapines de notre Sylla. L’inspection des travaux nécessita des allées et venues quotidiennes dans un dédale de machines, de poulies savantes, de fûts à demi dressés, et de blocs blancs négligemment empilés sous un ciel bleu. J’y retrouvais quelque chose de l’excitation des chantiers de constructions navales : un bâtiment renfloué appareillait pour l’avenir. Le soir, l’architecture cédait la place à la musique, cette construction invisible. J’ai plus ou moins pratiqué tous les arts, mais celui des sons est le seul où je me suis constamment exercé, et où je me reconnais une certaine excellence. À Rome, je dissimulais ce goût : je pouvais avec discrétion m’y livrer à Athènes. Les musiciens se rassemblaient dans la cour plantée d’un cyprès, au pied d’une statue d’Hermès. Six ou sept seulement ; un orchestre de flûtes et de lyres, auquel s’adjoignait parfois un virtuose armé d’une cithare. Je tenais le plus souvent la grande flûte traversière. Nous jouions des airs anciens, presque oubliés, et aussi des mélodies nouvelles composées pour moi. J’aimais l’austérité virile des airs doriens, mais je ne détestais pas les mélodies voluptueuses ou passionnées, les brisures pathétiques ou savantes, que les gens graves, dont la vertu consiste à tout craindre, rejettent comme bouleversantes pour les sens ou le cœur. J’apercevais entre les cordes le profil de mon jeune compagnon, sagement occupé à tenir sa partie dans l’ensemble, et ses doigts bougeant avec soin le long des fils tendus.

Ce bel hiver fut riche en fréquentations amicales : l’opulent Atticus, dont la banque finançait mes travaux édilitaires, non sans d’ailleurs en tirer profit, m’invita dans ses jardins de Képhissia, où il vivait entouré d’une cour d’improvisateurs et d’écrivains en vogue ; son fils, le jeune Hérode, était un causeur à la fois entraînant et subtil ; il devint le commensal indispensable de mes soupers d’Athènes. Il avait fort perdu cette timidité qui l’avait fait rester court en ma présence, à l’époque où l’éphébie athénienne me l’avait envoyé sur les frontières sarmates pour me féliciter de mon avènement, mais sa vanité croissante me semblait tout au plus un doux ridicule. Le rhéteur Polémon, le grand homme de Laodicée, qui rivalisait avec Hérode d’éloquence, et surtout de richesses, m’enchanta par son style asiatique, ample et miroitant comme les flots d’un Pactole : cet habile assembleur de mots vivait comme il parlait, avec faste. Mais la rencontre la plus précieuse de toutes fut celle d’Arrien de Nicomédie, mon meilleur ami. Plus jeune que moi d’environ douze ans, il avait déjà commencé cette belle carrière politique et militaire dans laquelle il continue de s’honorer et de servir. Son expérience des grandes affaires, sa connaissance des chevaux, des chiens, de tous les exercices du corps, le mettaient infiniment au-dessus des simples faiseurs de phrases. Dans sa jeunesse, il avait été la proie d’une de ces étranges passions de l’esprit, sans lesquelles il n’est peut-être pas de vraie sagesse, ni de vraie grandeur : deux ans de sa vie s’étaient écoulés à Nicopolis en Épire, dans la petite chambre froide et nue où agonisait Épictète ; il s’était donné pour tâche de recueillir et de transcrire mot pour mot les derniers propos du vieux philosophe malade. Cette période d’enthousiasme l’avait marqué : il en gardait d’admirables disciplines morales, une espèce de candeur grave. Il pratiquait en secret des austérités dont ne se doutait personne. Mais le long apprentissage du devoir stoïque ne l’avait pas raidi dans une attitude de faux sage : il était trop fin pour ne pas s’être aperçu qu’il en est des extrémités de la vertu comme de celles de l’amour, que leur mérite tient précisément à leur rareté, à leur caractère de chef-d’œuvre unique, de bel excès. L’intelligence sereine, l’honnêteté parfaite de Xénophon lui servaient désormais de modèle. Il écrivait l’histoire de son pays, la Bithynie. J’avais placé cette province, longtemps fort mal administrée par des proconsuls, sous ma juridiction personnelle : il me conseilla dans mes plans de réforme. Ce lecteur assidu des dialogues socratiques n’ignorait rien des réserves d’héroïsme, de dévouement, et parfois de sagesse, dont la Grèce a su ennoblir la passion pour l’ami : il traitait mon jeune favori avec une déférence tendre. Les deux Bithyniens parlaient ce doux dialecte de l’Ionie, aux désinences presque homériques, que j’ai plus tard décidé Arrien à employer dans ses œuvres.

Athènes avait à cette époque son philosophe de la vie frugale : Démonax menait dans une cabane du village de Colone une existence exemplaire et gaie. Ce n’était pas Socrate ; il n’en avait ni la subtilité, ni l’ardeur, mais j’aimais sa bonhomie moqueuse. L’acteur comique Aristomène, qui interprétait avec verve la vieille comédie attique, fut un autre de ces amis au cœur simple. Je l’appelais ma perdrix grecque : court, gras, joyeux comme un enfant ou comme un oiseau, il était plus renseigné que personne sur les rites, la poésie, les recettes de cuisine d’autrefois. Il m’amusa et m’instruisit longtemps. Antinoüs s’attacha vers ce temps-là le philosophe Chabrias, platonicien frotté d’orphisme, le plus innocent des hommes, qui voua à l’enfant une fidélité de chien de garde, plus tard reportée sur moi. Onze ans de vie de cour ne l’ont pas changé : c’est toujours le même être candide, dévot, chastement occupé de songes, aveugle aux intrigues et sourd aux rumeurs. Il m’ennuie parfois, mais je ne m’en séparerai qu’à ma mort.

Mes rapports avec le philosophe stoïque Euphratès furent de durée plus brève. Il s’était retiré à Athènes après d’éclatants succès à Rome. Je le pris comme lecteur, mais les souffrances que lui causait de longue date un abcès au foie, et l’affaiblissement qui en résultait, le persuadèrent que sa vie ne lui offrait plus rien qui valût la peine de vivre. Il me demanda la permission de quitter mon service par le suicide. Je n’ai jamais été l’ennemi de la sortie volontaire ; j’y avais pensé comme à une fin possible au moment de la crise qui précéda la mort de Trajan. Ce problème du suicide, qui m’a obsédé depuis, me semblait alors de solution facile. Euphratès eut l’autorisation qu’il réclamait ; je la lui fis porter par mon jeune Bithynien, peut-être parce qu’il m’aurait plu à moi-même de recevoir des mains d’un tel messager cette réponse finale. Le philosophe se présenta au palais le soir même pour une causerie qui ne différait en rien des précédentes ; il se tua le lendemain. Nous reparlâmes plusieurs fois de cet incident : l’enfant en demeura assombri durant quelques jours. Ce bel être sensuel regardait la mort avec horreur ; je ne m’apercevais pas qu’il y pensait déjà beaucoup. Pour moi, je comprenais mal qu’on quittât volontairement un monde qui me paraissait beau, qu’on n’épuisât pas jusqu’au bout, en dépit de tous les maux, la dernière possibilité de pensée, de contact, et même de regard. J’ai bien changé depuis.

Les dates se mélangent : ma mémoire se compose une seule fresque où s’entassent les incidents et les voyages de plusieurs saisons. La barque luxueusement aménagée du marchand Érastos d’Éphèse tourna sa proue vers l’Orient, puis vers le sud, enfin vers cette Italie qui devenait pour moi l’Occident. Rhodes fut touchée deux fois ; Délos, aveuglante de blancheur, fut visitée d’abord par un matin d’avril et plus tard sous la pleine lune du solstice ; le mauvais temps sur la côte d’Épire me permit de prolonger une visite à Dodone. En Sicile, nous nous attardâmes quelques jours à Syracuse pour explorer le mystère des sources : Aréthuse, Cyané, belles nymphes bleues. Je donnai une pensée à Licinius Sura, qui avait jadis consacré ses loisirs d’homme d’État à étudier les merveilles des eaux. J’avais entendu parler des irisations surprenantes de l’aurore sur la mer d’Ionie contemplée du haut de l’Etna. Je décidai d’entreprendre l’ascension de la montagne ; nous passâmes de la région des vignes à celle de la lave, puis de la neige. L’enfant aux jambes dansantes courait sur ces pentes difficiles ; les savants qui m’accompagnaient montèrent à dos de mules. Un abri avait été construit au faîte pour nous permettre d’y attendre l’aube. Elle vint ; une immense écharpe d’Iris se déploya d’un horizon à l’autre ; d’étranges feux brillèrent sur les glaces du sommet ; l’espace terrestre et marin s’ouvrit au regard jusqu’à l’Afrique visible et la Grèce devinée. Ce fut l’une des cimes de ma vie. Rien n’y manqua, ni la frange dorée d’un nuage, ni les aigles, ni l’échanson d’immortalité.

Saisons alcyoniennes, solstice de mes jours… Loin de surfaire mon bonheur à distance, je dois lutter pour n’en pas affadir l’image ; son souvenir même est maintenant trop fort pour moi. Plus sincère que la plupart des hommes, j’avoue sans ambages les causes secrètes de cette félicité : ce calme si propice aux travaux et aux disciplines de l’esprit me semble l’un des plus beaux effets de l’amour. Et je m’étonne que ces joies si précaires, si rarement parfaites au cours d’une vie humaine, sous quelque aspect d’ailleurs que nous les ayons cherchées ou reçues, soient considérées avec tant de méfiance par de prétendus sages, qu’ils en redoutent l’accoutumance et l’excès au lieu d’en redouter le manque et la perte, qu’ils passent à tyranniser leurs sens un temps mieux employé à régler ou à embellir leur âme. À cette époque, je mettais à affermir mon bonheur, à le goûter, à le juger aussi, cette attention constante que j’avais toujours donnée aux moindres détails de mes actes ; et qu’est la volupté elle même, sinon un moment d’attention passionnée du corps ? Tout bonheur est un chef-d’œuvre : la moindre erreur le fausse, la moindre hésitation l’altère, la moindre lourdeur le dépare, la moindre sottise l’abêtit. Le mien n’est responsable en rien de celles de mes imprudences qui plus tard l’ont brisé : tant que j’ai agi dans son sens, j’ai été sage. Je crois encore qu’il eût été possible à un homme plus sage que moi d’être heureux jusqu’à sa mort.

C’est quelque temps plus tard, en Phrygie, sur les confins où la Grèce et l’Asie se mélangent, que j’eus de ce bonheur l’image la plus complète et la plus lucide. Nous campions dans un lieu désert et sauvage, sur l’emplacement de la tombe d’Alcibiade qui mourut là-bas victime des machinations des Satrapes. J’avais fait placer sur ce tombeau négligé depuis des siècles une statue en marbre de Paros, l’effigie de cet homme qui est l’un de ceux que la Grèce a le plus aimés. J’avais aussi donné l’ordre qu’on y célébrât chaque année certains rites commémoratifs ; les habitants du village voisin s’étaient joints aux gens de mon escorte pour la première de ces cérémonies ; un jeune taureau fut sacrifié ; une partie de la chair fut prélevée pour le festin du soir. Il y eut une course de chevaux improvisée dans la plaine, des danses auxquelles le Bithynien prit part avec une grâce fougueuse ; un peu plus tard, au bord du dernier feu, rejetant en arrière sa belle gorge robuste, il chanta. J’aime à m’étendre auprès des morts pour prendre ma mesure : ce soir-là, je comparai ma vie à celle du grand jouisseur vieillissant qui tomba percé de flèches à cette place, défendu par un jeune ami et pleuré par une courtisane d’Athènes. Ma jeunesse n’avait pas prétendu aux prestiges de celle d’Alcibiade : ma diversité égalait ou surpassait la sienne. J’avais joui tout autant, réfléchi davantage, travaillé beaucoup plus ; j’avais comme lui l’étrange bonheur d’être aimé. Alcibiade a tout séduit, même l’Histoire, et cependant, il laisse derrière lui les monceaux de morts athéniens abandonnés dans les carrières de Syracuse, une patrie chancelante, les dieux des carrefours sottement mutilés par ses mains. J’avais gouverné un monde infiniment plus vaste que celui où l’Athénien avait vécu ; j’y avais maintenu la paix ; je l’avais gréé comme un beau navire appareillé pour un voyage qui durera des siècles ; j’avais lutté de mon mieux pour favoriser le sens du divin dans l’homme, sans pourtant y sacrifier l’humain. Mon bonheur m’était un payement.


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