Chapitre 7


On m’a reproché à cette époque mes quelques adultères avec des patriciennes. Deux ou trois de ces liaisons si critiquées ont plus ou moins duré jusqu’aux débuts de mon principat. Rome, assez facile à la débauche, n’a jamais beaucoup apprécié l’amour chez ceux qui gouvernent. Marc-Antoine et Titus en ont su quelque chose. Mes aventures étaient plus modestes, mais je vois mal, dans nos mœurs, comment un homme que les courtisanes écœurèrent toujours, et que le mariage excédait déjà, se fût familiarisé autrement avec le peuple varié des femmes. Mes ennemis, l’affreux Servianus en tête, mon vieux beau-frère, à qui les trente ans qu’il avait de plus que moi permettaient d’unir à mon égard les soins du pédagogue à ceux de l’espion, prétendaient que l’ambition et la curiosité avaient plus de part dans ces amours que l’amour lui-même, que l’intimité avec les épouses m’introduisait peu à peu dans les secrets politiques des maris, et que les confidences de mes maîtresses valaient bien pour moi les rapports de police dont je me suis délecté plus tard. Il est vrai que toute liaison un peu longue m’obtenait presque inévitablement l’amitié d’un époux gras ou malingre, pompeux ou timide, et presque toujours aveugle, mais j’y trouvais d’habitude peu de plaisir et moins de profit. Il faut même avouer que certains récits indiscrets de mes maîtresses, faits sur l’oreiller, finissaient par éveiller en moi une sympathie pour ces maris si moqués et si peu compris. Ces liaisons, agréables quand ces femmes étaient habiles, devenaient émouvantes quand elles étaient belles. J’étudiais les arts ; je me familiarisais avec des statues ; j’apprenais à mieux connaître la Vénus de Cnide ou la Léda tremblant sous le poids du cygne. C’était le monde de Tibulle et de Properce : une mélancolie, une ardeur un peu factice, mais entêtante comme une mélodie sur le mode phrygien, des baisers sur les escaliers dérobés, des écharpes flottant sur des seins, des départs à l’aube, et des couronnes de fleurs laissées sur des seuils.

J’ignorais presque tout de ces femmes ; la part qu’elles me faisaient de leur vie tenait entre deux portes entrebâillées ; leur amour, dont elles parlaient sans cesse, me semblait parfois aussi léger qu’une de leurs guirlandes, un bijou à la mode, un ornement coûteux et fragile ; et je les soupçonnais de mettre leur passion avec leur rouge et leurs colliers. Ma vie à moi ne leur était pas moins mystérieuse ; elles ne désiraient guère la connaître, préférant la rêver tout de travers. Je finissais par comprendre que l’esprit du jeu exigeait ces perpétuels déguisements, ces excès dans l’aveu et dans la plainte, ce plaisir tantôt feint, tantôt dissimulé, ces rencontres concertées comme des figures de danse. Même dans la querelle, on attendait de moi une réplique prévue d’avance, et la belle éplorée se tordait les mains comme en scène.

J’ai souvent pensé que les amants passionnés des femmes s’attachent au temple et aux accessoires du culte au moins autant qu’à leur déesse elle-même : ils se délectent de doigts rougis au henné, de parfums frottés sur la peau, des mille ruses qui rehaussent cette beauté et la fabriquent parfois tout entière. Ces tendres idoles différaient en tout des grandes femelles barbares ou de nos paysannes lourdes et graves ; elles naissaient des volutes dorées des grandes villes, des cuves du teinturier ou de la vapeur mouillée des étuves comme Vénus de celle des flots grecs. On pouvait à peine les séparer de la douceur fiévreuse de certains soirs d’Antioche, de l’excitation des matins de Rome, des noms fameux qu’elles portaient, du luxe au milieu duquel leur dernier secret était de se montrer nues, mais jamais sans parure. J’aurais voulu davantage : la créature humaine dépouillée, seule avec elle-même, comme il fallait bien pourtant qu’elle le fût quelquefois, dans la maladie, ou après la mort d’un premier-né, ou quand une ride apparaissait au miroir. Un homme qui lit, ou qui pense, ou qui calcule, appartient à l’espèce et non au sexe ; dans ses meilleurs moments il échappe même à l’humain. Mais mes amantes semblaient se faire gloire de ne penser qu’en femmes : l’esprit, ou l’âme, que je cherchais, n’était encore qu’un parfum.

Il devait y avoir autre chose : dissimulé derrière un rideau, comme un personnage de comédie attendant l’heure propice, j’épiais avec curiosité les rumeurs d’un intérieur inconnu, le son particulier des bavardages de femmes, l’éclat d’une colère ou d’un rire, les murmures d’une intimité, tout ce qui cessait dès qu’on me savait là. Les enfants, la perpétuelle préoccupation du vêtement, les soucis d’argent, devaient reprendre en mon absence une importance qu’on me cachait ; le mari même, si raillé, devenait essentiel, peut-être aimé. Je comparais mes maîtresses au visage maussade des femmes de ma famille, les économes et les ambitieuses, sans cesse occupées à apurer les comptes du ménage ou à surveiller la toilette des bustes d’ancêtres ; je me demandais si ces froides matrones étreignaient elles aussi un amant sous la tonnelle du jardin, et si mes faciles beautés n’attendaient que mon départ pour se replonger dans une querelle avec l’intendante. Je tâchais tant bien que mal de rejointoyer ces deux faces du monde des femmes.

L’an dernier, peu après la conspiration où Servianus a fini par laisser sa vie, une de mes maîtresses d’autrefois prit la peine de se rendre à la Villa pour me dénoncer un de ses gendres. Je n’ai pas retenu l’accusation, qui pouvait naître d’une haine de belle-mère autant que d’un désir de m’être utile. Mais la conversation m’intéressait : il n’y était question, comme jadis au tribunal des héritages, que de testaments, de machinations ténébreuses entre proches, de mariages inattendus ou infortunés. Je retrouvais le cercle étroit des femmes, leur dur sens pratique, et leur ciel gris dès que l’amour n’y joue plus. Certaines aigreurs, une espèce de loyauté rêche, m’ont rappelé ma fâcheuse Sabine. Les traits de ma visiteuse semblaient aplatis, fondus, comme si la main du temps avait passé et repassé brutalement sur un masque de cire molle ; ce que j’avais consenti, un moment, à prendre pour de la beauté, n’avait jamais été qu’une fleur de jeunesse fragile. Mais l’artifice régnait encore : ce visage ridé jouait maladroitement du sourire. Les souvenirs voluptueux, s’il y en eut jamais, s’étaient pour moi complètement effacés ; il restait un échange de phrases affables avec une créature marquée comme moi par la maladie ou l’âge, la même bonne volonté un peu agacée que j’aurais eue pour une cousine surannée d’Espagne, une parente éloignée arrivée de Narbonne.

Je m’efforce de ressaisir un instant des boucles de fumée, les bulles d’air irisées d’un jeu d’enfant. Mais il est facile d’oublier… Tant de choses ont passé depuis ces légères amours que j’en méconnais sans doute la saveur ; il me plaît surtout de nier qu’elles m’aient jamais fait souffrir. Et pourtant, parmi ces maîtresses, il en est une au moins que j’ai délicieusement aimée. Elle était à la fois plus fine et plus ferme, plus tendre et plus dure que les autres : ce mince torse rond faisait penser à un roseau. J’ai toujours goûté la beauté des chevelures, cette partie soyeuse et ondoyante d’un corps, mais les chevelures de la plupart de nos femmes sont des tours, des labyrinthes, des barques, ou des nœuds de vipères. La sienne consentait à être ce que j’aime qu’elles soient : la grappe de raisin des vendanges, ou l’aile. Couchée sur le dos, appuyant sur moi sa petite tête fière, elle me parlait de ses amours avec une impudeur admirable. J’aimais sa fureur et son détachement dans le plaisir, son goût difficile, et sa rage de se déchirer l’âme. Je lui ai connu des douzaines d’amants ; elle en perdait le compte ; je n’étais qu’un comparse qui n’exigeait pas la fidélité. Elle s’était éprise d’un danseur nommé Bathylle, si beau que toutes les folies étaient d’avance justifiées. Elle sanglotait son nom dans mes bras ; mon approbation lui rendait courage. À d’autres moments, nous avons beaucoup ri ensemble. Elle mourut jeune, dans une île malsaine où sa famille l’exila à la suite d’un divorce qui fit scandale. Je m’en réjouis pour elle, car elle craignait de vieillir, mais c’est un sentiment que nous n’éprouvons jamais pour ceux que nous avons véritablement aimés. Elle avait d’immenses besoins d’argent. Un jour, elle me demanda de lui prêter cent mille sesterces. Je les lui apportai le lendemain. Elle s’assit par terre, petite figure nette de joueuse d’osselets, vida le sac sur le pavement, et se mit à diviser en tas le luisant monceau. Je savais que pour elle, comme pour nous tous, prodigues, ces pièces d’or n’étaient pas des espèces trébuchantes marquées d’une tête de César, mais une matière magique, une monnaie personnelle, frappée à l’effigie d’une chimère, au coin du danseur Bathylle. Je n’existais plus. Elle était seule. Presque laide, plissant le front avec une délicieuse indifférence à sa propre beauté, elle faisait et refaisait sur ses doigts, avec une moue d’écolier, les additions difficiles. Elle ne m’a jamais tant charmé.


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