Chapitre 6


Ma popularité commençante répandit sur mon second séjour à Rome quelque chose de ce sentiment d’euphorie que je devais retrouver plus tard, à un degré beaucoup plus fort, durant mes années de bonheur. Trajan m’avait donné deux millions de sesterces pour faire des largesses au peuple, ce qui naturellement ne suffisait pas, mais je gérais désormais ma fortune, qui était considérable, et les soucis d’argent ne m’atteignaient plus. J’avais perdu en grande partie mon ignoble peur de déplaire. Une cicatrice au menton me fournit un prétexte pour porter la courte barbe des philosophes grecs. Je mis dans mes vêtements une simplicité que j’exagérai encore à l’époque impériale : mon temps de bracelets et de parfums était passé. Que cette simplicité fût encore une attitude importe assez peu. Lentement, je m’habituais au dénuement pour lui-même, et à ce contraste, que j’ai aimé plus tard, entre une collection de gemmes précieuses et les mains nues du collectionneur. Pour en rester au chapitre du vêtement, un incident dont on tira des présages m’arriva pendant l’année où je servis en qualité de tribun du peuple. Un jour où j’avais à parler en public par un temps épouvantable, je perdis mon manteau de pluie de grosse laine gauloise. Obligé à prononcer mon discours sous une toge dans les replis de laquelle l’eau s’amassait comme dans une gouttière, je passais et repassais continuellement la main sur mon front pour disperser la pluie qui me remplissait les yeux. S’enrhumer est à Rome un privilège d’empereur, puisqu’il lui est interdit par tous les temps de rien ajouter à la toge : à partir de ce jour-là, la revendeuse du coin et le marchand de pastèques crurent à ma fortune.

On parle souvent des rêves de la jeunesse. On oublie trop ses calculs. Ce sont des rêves aussi, et non moins fous que les autres. Je n’étais pas seul à en faire pendant cette période de fêtes romaines : toute l’armée se précipitait dans la course aux honneurs. J’entrai assez gaiement dans ce rôle de l’ambitieux que je n’ai jamais joué longtemps avec conviction, ni sans avoir besoin du soutien constant d’un souffleur. J’acceptai de remplir avec l’exactitude la plus sage l’ennuyeuse fonction de curateur des actes du Sénat ; je sus rendre tous les services utiles. Le style laconique de l’empereur, admirable aux armées, était insuffisant à Rome ; l’impératrice, dont les goûts littéraires se rapprochaient des miens, le persuada de me laisser fabriquer ses discours. Ce fut le premier des bons offices de Plotine. J’y réussis d’autant mieux que j’avais l’habitude de ce genre de complaisances. Au temps de mes débuts difficiles, j’avais souvent rédigé, pour des sénateurs à court d’idées ou de tournures de phrases, des harangues dont ils finissaient par se croire auteurs. Je trouvais à travailler ainsi pour Trajan un plaisir exactement pareil à celui que les exercices de rhétorique m’avaient donné dans l’adolescence ; seul dans ma chambre, essayant mes effets devant un miroir, je me sentais empereur. En vérité, j’apprenais à l’être ; des audaces dont je ne me serais pas cru capable devenaient faciles quand quelqu’un d’autre aurait à les endosser. La pensée simple, mais inarticulée, et par là même obscure, de l’empereur, me devint familière ; je me flattais de la connaître un peu mieux que lui-même. J’aimais à singer le style militaire du chef, à l’entendre au Sénat prononcer des phrases qui semblaient typiques, et dont j’étais responsable. À d’autres jours, où Trajan gardait la chambre, je fus chargé de lire moi-même ces discours dont il ne prenait même plus connaissance et mon énonciation, désormais sans reproche, faisait honneur aux leçons de l’acteur tragique Olympos.

Ces fonctions presque secrètes me valaient l’intimité de l’empereur, et même sa confiance, mais l’ancienne antipathie subsistait. Elle avait momentanément cédé au plaisir qu’éprouve un prince vieilli à voir un jeune homme de son sang commencer une carrière qu’il imagine, un peu naïvement, devoir continuer la sienne. Mais cet enthousiasme n’avait peut-être jailli si haut sur le champ de bataille de Sarmizégéthuse que parce qu’il s’était fait jour à travers tant de couches superposées de méfiance. Je crois encore qu’il y avait là quelque chose de plus que l’inextirpable animosité basée sur des querelles raccommodées à grand-peine, sur des différences de tempérament, ou, tout simplement sur les habitudes d’esprit d’un homme qui prend de l’âge. L’empereur détestait d’instinct les subalternes indispensables. Il eût mieux compris, de ma part, un mélange de zèle et d’irrégularité dans le service ; je lui paraissais presque suspect à force d’être techniquement sans reproches. On le vit bien quand l’impératrice crut servir ma carrière en m’arrangeant un mariage avec la petite-nièce de Trajan. Il s’opposa obstinément à ce projet, alléguant mon manque de vertus domestiques, l’extrême jeunesse de l’adolescente, et jusqu’à mes lointaines histoires de dettes. L’impératrice s’entêta ; je me piquai moi-même au jeu ; Sabine, à cet âge, n’était pas tout à fait sans charme. Ce mariage, tempéré par une absence presque continuelle, a été pour moi, par la suite, une telle source d’irritations et d’ennuis que j’ai peine à me rappeler qu’il fut un triomphe pour un ambitieux de vingt-huit ans.

J’étais plus que jamais de la famille ; je fus plus ou moins forcé d’y vivre. Mais tout me déplaisait dans ce milieu, excepté le beau visage de Plotine. Les comparses espagnols, les cousins de province abondaient à la table impériale, tels que je les ai retrouvés plus tard aux dîners de ma femme, durant mes rares séjours à Rome, et je ne dirais même pas que je les ai retrouvés vieillis, car dès cette époque, tous ces gens semblaient centenaires. Une épaisse sagesse, une espèce de prudence rance s’exhalait d’eux. Presque toute la vie de l’empereur s’était passée aux armées ; il connaissait Rome infiniment moins bien que moi-même. Il mettait une bonne volonté incomparable à s’entourer de tout ce que la Ville lui offrait de meilleur, ou de ce qu’on lui avait présenté comme tel. L’entourage officiel se composait d’hommes admirables de décence et d’honorabilité, mais de culture un peu lourde, et dont la philosophie assez molle n’allait pas au fond des choses. Je n’ai jamais beaucoup goûté l’affabilité empesée de Pline ; et la sublime roideur de Tacite me paraissait enfermer une vue du monde de républicain réactionnaire, arrêtée à l’époque de la mort de César. L’entourage nullement officiel était d’une grossièreté rebutante, ce qui m’évita momentanément d’y courir de nouveaux risques. J’avais pourtant envers tous ces gens si variés la politesse indispensable. Je fus déférent envers les uns, souple aux autres, encanaillé quand il le fallait, habile, et pas trop habile. Ma versatilité m’était nécessaire ; j’étais multiple par calcul, ondoyant par jeu. Je marchais sur la corde raide. Ce n’était pas seulement d’un acteur, mais d’un acrobate, qu’il m’aurait fallu les leçons.


Загрузка...