Chapitre 9


Mon premier consulat fut encore une année de campagne, une lutte secrète, mais continue, en faveur de la paix. Mais je ne la menais pas seul. Un changement d’attitude parallèle au mien avait eu lieu avant mon retour chez Licinius Sura, chez Attianus, chez Turbo, comme si, en dépit de la sévère censure que j’exerçais sur mes lettres, mes amis m’avaient déjà compris, précédé, ou suivi. Autrefois, les hauts et les bas de ma fortune m’embarrassaient surtout en face d’eux ; des peurs ou des impatiences que j’aurais, seul, portées d’un cœur léger, devenaient accablantes dès que j’étais forcé de les cacher à leur sollicitude ou de leur en infliger l’aveu ; j’en voulais à leur affection de s’inquiéter pour moi plus que moi-même, de ne jamais voir, sous les agitations extérieures, l’être plus tranquille à qui rien n’importe tout à fait, et qui par conséquent peut survivre à tout. Mais le temps manquait désormais pour m’intéresser à moi-même, comme aussi pour m’en désintéresser. Ma personne s’effaçait, précisément parce que mon point de vue commençait à compter. Ce qui importait, c’est que quelqu’un s’opposât à la politique de conquêtes, en envisageât les conséquences et la fin, et se préparât, si possible, à en réparer les erreurs.

Mon poste aux frontières m’avait montré une face de la victoire qui ne figure pas sur la Colonne Trajane. Mon retour à l’administration civile me permit d’accumuler contre le parti militaire un dossier plus décisif encore que toutes les preuves amassées aux armées. Les cadres des légions et la garde prétorienne tout entière sont exclusivement formés d’éléments italiens : ces guerres lointaines drainaient les réserves d’un pays déjà pauvre en hommes. Ceux qui ne mouraient pas étaient aussi perdus que les autres pour la patrie proprement dite, puisqu’on les établissait de force sur les terres nouvellement conquises. Même en province, le système de recrutement causa vers cette époque des émeutes sérieuses. Un voyage en Espagne entrepris un peu plus tard pour surveiller l’exploitation des mines de cuivre de ma famille m’attesta le désordre introduit par la guerre dans toutes les branches de l’économie ; j’achevai de me convaincre du bien-fondé des protestations des hommes d’affaires que je fréquentais à Rome. Je n’avais pas la naïveté de croire qu’il dépendrait toujours de nous d’éviter toutes les guerres ; mais je ne les voulais que défensives ; je rêvais d’une armée exercée à maintenir l’ordre sur des frontières, rectifiées s’il le fallait, mais sûres. Tout accroissement nouveau du vaste organisme impérial me semblait une excroissance maladive, un cancer, ou l’œdème d’une hydropisie dont nous finirions par mourir.

Aucune de ces vues n’aurait pu être présentée à l’empereur. Il était arrivé à ce moment de la vie, variable pour tout homme, où l’être humain s’abandonne à son démon ou à son génie, suit une loi mystérieuse qui lui ordonne de se détruire ou de se dépasser. Dans l’ensemble, l’œuvre de son principat avait été admirable, mais ces travaux de la paix, auxquels ses meilleurs conseillers l’avaient ingénieusement incliné, ces grands projets des architectes et des légistes du règne, avaient toujours moins compté pour lui qu’une seule victoire. Une folie de dépenses s’était emparée de cet homme si noblement parcimonieux quand il s’agissait de ses besoins personnels. L’or barbare repêché sous le lit du Danube, les cinq cent mille lingots du roi Décébale, avaient suffi à défrayer les largesses faites au peuple, les donations militaires dont j’avais eu ma part, le luxe insensé des jeux, les mises de fonds initiales des grandes aventures d’Asie. Ces richesses malfaisantes faisaient illusion sur le véritable état des finances. Ce qui venait de la guerre s’en retournait à la guerre.

Licinius Sura mourut sur ces entrefaites. C’était le plus libéral des conseillers privés de l’empereur. Sa mort fut pour nous une bataille perdue. Il avait toujours fait preuve envers moi d’une sollicitude paternelle ; depuis quelques années, les faibles forces que lui laissait la maladie ne lui permettaient pas les longs travaux de l’ambition personnelle ; elles lui suffirent toujours pour servir un homme dont les vues lui paraissaient saines. La conquête de l’Arabie avait été entreprise contre ses conseils ; lui seul, s’il avait vécu, aurait pu éviter à l’État les fatigues et les dépenses gigantesques de la campagne parthe. Cet homme rongé par la fièvre employait ses heures d’insomnie à discuter avec moi des plans qui l’épuisaient, mais dont la réussite lui importait plus que quelques bribes supplémentaires d’existence. J’ai vécu à son chevet, d’avance, et dans le dernier détail de l’administration, certaines des futures phases de mon règne. Les critiques de ce mourant épargnaient l’empereur, mais il sentait qu’il emportait avec lui ce qui restait de sagesse au régime. S’il avait vécu deux ou trois années de plus, certains cheminements tortueux qui marquèrent mon accession au pouvoir m’eussent peut-être été évités ; il eût réussi à persuader l’empereur de m’adopter plus tôt, et à ciel ouvert. Mais les dernières paroles de cet homme d’État qui me léguait sa tâche ont été l’une de mes investitures impériales.

Si le groupe de mes partisans augmentait, celui de mes ennemis faisait de même. Le plus dangereux de mes adversaires était Lusius Quiétus, Romain métissé d’Arabe, dont les escadrons numides avaient joué un rôle important dans la seconde campagne dace, et qui poussait sauvagement à la guerre d’Asie. Je détestais tout du personnage : son luxe barbare, l’envolée prétentieuse de ses voiles blancs ceints d’une corde d’or, ses yeux arrogants et faux, son incroyable cruauté à l’égard des vaincus et des soumis. Ces chefs du parti militaire se décimaient en luttes intestines, mais ceux qui restaient s’en affermissaient d’autant plus dans le pouvoir, et je n’en étais que plus exposé aux méfiances de Palma ou à la haine de Celsus. Ma propre position, par bonheur, était presque inexpugnable. Le gouvernement civil reposait de plus en plus sur moi depuis que l’empereur vaquait exclusivement à ses projets de guerre. Mes amis, qui seuls eussent pu me supplanter par leurs aptitudes ou leur connaissance des affaires, mettaient une modestie très noble à me préférer à eux. Nératius Priscus, en qui l’empereur avait foi, se cantonnait chaque jour plus délibérément dans sa spécialité légale. Attianus organisait sa vie en vue de me servir ; j’avais la prudente approbation de Plotine. Un an avant la guerre, je fus promu au poste de gouverneur de Syrie, auquel s’ajouta plus tard celui de légat aux armées. Chargé de contrôler et d’organiser nos bases, je devenais l’un des leviers de commande d’une entreprise que je jugeais insensée. J’hésitai quelque temps, puis j’acceptai. Refuser, c’était se fermer les avenues du pouvoir à un moment où plus que jamais le pouvoir m’importait. C’était aussi s’enlever la seule chance de jouer le rôle de modérateur.

Durant ces quelques années qui précédèrent la grande crise, j’avais pris une décision qui me fit à jamais considérer comme frivole par mes ennemis, et qui était en partie calculée pour le faire, et pour parer ainsi toute attaque. J’étais allé passer quelques mois en Grèce. La politique, en apparence du moins, n’eut aucune part dans ce voyage. Ce fut une excursion de plaisir et d’étude : j’en rapportai quelques coupes gravées, et des livres que je partageai avec Plotine. J’y reçus, de tous mes honneurs officiels, celui que j’ai accepté avec la joie la plus pure : je fus nommé archonte d’Athènes. Je m’accordai quelques mois de travaux et de délices faciles, de promenades au printemps sur des collines semées d’anémones, de contact amical avec le marbre nu. À Chéronée, où j’étais allé m’attendrir sur les antiques couples d’amis du Bataillon Sacré, je fus deux jours l’hôte de Plutarque. J’avais eu mon Bataillon Sacré bien à moi, mais, comme il m’arrive souvent, ma vie m’émouvait moins que l’histoire. J’eus des chasses en Arcadie ; je priai à Delphes. À Sparte, au bord de l’Eurotas, des bergers m’enseignèrent un air de flûte très ancien, étrange chant d’oiseau. Près de Mégare, il y eut une noce paysanne qui dura toute la nuit ; mes compagnons et moi, nous osâmes nous mêler aux danses, ce que nous eussent interdit les lourdes mœurs de Rome.

Les traces de nos crimes restaient partout visibles : les murs de Corinthe ruinés par Mummius, et les places laissées vides au fond des sanctuaires par le rapt de statues organisé au cours du scandaleux voyage de Néron. La Grèce appauvrie continuait dans une atmosphère de grâce pensive, de subtilité claire, de volupté sage. Rien n’avait changé depuis l’époque où l’élève du rhéteur Isée avait respiré pour la première fois cette odeur de miel chaud, de sel et de résine ; rien en somme n’avait changé depuis des siècles. Le sable des palestres était toujours aussi blond qu’autrefois ; Phidias et Socrate ne les fréquentaient plus, mais les jeunes hommes qui s’y exerçaient ressemblaient encore au délicieux Charmide. Il me semblait parfois que l’esprit grec n’avait pas poussé jusqu’à leurs extrêmes conclusions les prémisses de son propre génie : les moissons restaient à faire ; les épis mûrs au soleil et déjà coupés étaient peu de chose à côté de la promesse éleusinienne du grain caché dans cette belle terre. Même chez mes sauvages ennemis sarmates, j’avais trouvé des vases au pur profil, un miroir orné d’une image d’Apollon, des lueurs grecques comme un pâle soleil sur la neige. J’entrevoyais la possibilité d’helléniser les barbares, d’atticiser Rome, d’imposer doucement au monde la seule culture qui se soit un jour séparée du monstrueux, de l’informe, de l’immobile, qui ait inventé une définition de la méthode, une théorie de la politique et de la beauté. Le dédain léger des Grecs, que je n’ai jamais cessé de sentir sous leurs plus ardents hommages, ne m’offensait pas ; je le trouvais naturel ; quelles que fussent les vertus qui me distinguaient d’eux, je savais que je serais toujours moins subtil qu’un matelot d’Égine, moins sage qu’une marchande d’herbes de l’Agora. J’acceptais sans irritation les complaisances un peu hautaines de cette race fière ; j’accordais à tout un peuple les privilèges que j’ai toujours si facilement concédés aux objets aimés. Mais pour laisser aux Grecs le temps de continuer, et de parfaire, leur œuvre, quelques siècles de paix étaient nécessaires, et les calmes loisirs, les prudentes libertés qu’autorise la paix. La Grèce comptait sur nous pour être ses gardiens, puisque enfin nous nous prétendons ses maîtres. Je me promis de veiller sur le dieu désarmé.


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