Chapitre 17


Il y avait Rome. Mais je n’étais plus forcé de ménager, de rassurer, de plaire. L’œuvre du principat s’imposait ; les portes du temple de Janus, qu’on ouvre en temps de guerre, restaient closes ; les intentions portaient leurs fruits ; la prospérité des provinces refluait sur la métropole. Je ne refusai plus le titre de Père de la Patrie, qu’on m’avait proposé à l’époque de mon avènement.

Plotine n’était plus. Durant un précédent séjour en ville, j’avais revu pour la dernière fois cette femme au sourire un peu las, que la nomenclature officielle me donnait pour mère, et qui était bien davantage : mon unique amie. Cette fois, je ne retrouvai d’elle qu’une petite urne déposée sous la Colonne Trajane. J’assistai moi-même aux cérémonies de l’apothéose ; contrairement à l’usage impérial, j’avais pris le deuil pour une période de neuf jours. Mais la mort changeait peu de chose à cette intimité qui depuis des années se passait de présence ; l’impératrice restait ce qu’elle avait toujours été pour moi : un esprit, une pensée à laquelle s’était mariée la mienne.

Certains des grands travaux de construction s’achevaient : le Colisée réparé, lavé des souvenirs de Néron qui hantaient encore ce site, était orné, à la place de l’image de cet empereur, d’une effigie colossale du Soleil, Hélios-Roi, par une allusion à mon nom gentilice d’Ælius. On mettait la dernière main au temple de Vénus et de Rome, construit lui aussi sur l’emplacement de la scandaleuse Maison d’Or, où Néron avait déployé sans goût un luxe mal acquis. Roma, Amor : la divinité de la Ville Éternelle s’identifiait pour la première fois avec la Mère de l’Amour, inspiratrice de toute joie. C’était une des idées de ma vie. La puissance romaine prenait ainsi ce caractère cosmique et sacré, cette forme pacifique et tutélaire que j’ambitionnais de lui donner. Il m’arrivait parfois d’assimiler l’impératrice morte à cette Vénus sage, conseillère divine.

De plus en plus, toutes les déités m’apparaissaient mystérieusement fondues en un Tout, émanations infiniment variées, manifestations égales d’une même force : leurs contradictions n’étaient qu’un mode de leur accord. La construction d’un temple à Tous les Dieux, d’un Panthéon, s’était imposée à moi. J’en avais choisi l’emplacement sur les débris d’anciens bains publics offerts au peuple romain par Agrippa, le gendre d’Auguste. Rien ne restait du vieil édifice qu’un portique et que la plaque de marbre d’une dédicace au peuple de Rome : celle-ci fut soigneusement replacée telle quelle au fronton du nouveau temple. Il m’importait peu que mon nom figurât sur ce monument, qui était ma pensée. Il me plaisait au contraire qu’une inscription vieille de plus d’un siècle l’associât au début de l’empire, au règne apaisé d’Auguste. Même là où j’innovais, j’aimais à me sentir avant tout un continuateur. Par-delà Trajan et Nerva, devenus officiellement mon père et mon aïeul, je me rattachais même à ces douze Césars si maltraités par Suétone : la lucidité de Tibère, moins sa dureté, l’érudition de Claude, moins sa faiblesse, le goût des arts de Néron, mais dépouillé de toute vanité sotte, la bonté de Titus, moins sa fadeur, l’économie de Vespasien sans sa lésinerie ridicule, formaient autant d’exemples que je me proposais à moi-même. Ces princes avaient joué leur rôle dans les affaires humaines ; c’était à moi qu’il incombait désormais de choisir entre leurs actes ceux qu’il importait de continuer, de consolider les meilleurs, de corriger les pires, jusqu’au jour où d’autres hommes, plus ou moins qualifiés, mais également responsables, se chargeraient d’en faire autant des miens.

La dédicace du temple de Vénus et de Rome fut une espèce de triomphe accompagné de courses de chars, de spectacles publics, de distributions d’épices et de parfums. Les vingt-quatre éléphants qui avaient amené à pied d’œuvre ces énormes blocs, diminuant d’autant le travail forcé des esclaves, prirent place dans le cortège, monolithes vivants. La date choisie pour cette fête était le jour anniversaire de la naissance de Rome, le huitième jour qui suit les ides d’avril de l’an huit cent quatre-vingt-deux après la fondation de la Ville. Le printemps romain n’avait jamais été plus doux, plus violent, ni plus bleu. Le même jour, avec une solennité plus grave et comme assourdie, une cérémonie dédicatoire eut lieu à l’intérieur du Panthéon. J’avais corrigé moi-même les plans trop timides de l’architecte Apollodore. Utilisant les arts de la Grèce comme une simple ornementation, un luxe ajouté, j’étais remonté pour la structure même de l’édifice aux temps primitifs et fabuleux de Rome, aux temples ronds de l’Étrurie antique. J’avais voulu que ce sanctuaire de Tous les Dieux reproduisît la forme du globe terrestre et de la sphère stellaire, du globe où se renferment les semences du feu éternel, de la sphère creuse qui contient tout. C’était aussi la forme de ces huttes ancestrales où la fumée des plus anciens foyers humains s’échappait par un orifice situé au faîte. La coupole, construite d’une lave dure et légère qui semblait participer encore au mouvement ascendant des flammes, communiquait avec le ciel par un grand trou alternativement noir et bleu. Ce temple ouvert et secret était conçu comme un cadran solaire. Les heures tourneraient en rond sur ces caissons soigneusement polis par des artisans grecs ; le disque du jour y resterait suspendu comme un bouclier d’or ; la pluie formerait sur le pavement une flaque pure ; la prière s’échapperait comme une fumée vers ce vide où nous mettons les dieux. Cette fête fut pour moi une de ces heures où tout converge. Debout au fond de ce puits de jour, j’avais à mes côtés le personnel de mon principat, les matériaux dont se composait mon destin déjà plus qu’à demi édifié d’homme mûr. Je reconnaissais l’austère énergie de Marcius Turbo, serviteur fidèle ; la dignité grondeuse de Servianus, dont les critiques, chuchotées à voix de plus en plus basse, ne m’atteignaient plus ; l’élégance royale de Lucius Céonius ; et, un peu à l’écart, dans cette claire pénombre qui sied aux apparitions divines, le visage rêveur du jeune Grec en qui j’avais incarné ma Fortune. Ma femme, présente elle aussi, venait de recevoir le titre d’impératrice.

Depuis longtemps déjà, je préférais les fables concernant les amours et les querelles des dieux aux commentaires maladroits des philosophes sur la nature divine ; j’acceptais d’être l’image terrestre de ce Jupiter d’autant plus dieu qu’il est homme, soutien du monde, justice incarnée, ordre des choses, amant des Ganymèdes et des Europes, époux négligent d’une Junon amère. Mon esprit, disposé à tout mettre ce jour-là dans une lumière sans ombre, comparait l’impératrice à cette déesse en l’honneur de qui, durant une récente visite à Argos, j’avais consacré un paon d’or orné de pierres précieuses. J’aurais pu me débarrasser par le divorce de cette femme point aimée ; homme privé, je n’eusse pas hésité à le faire. Mais elle me gênait fort peu, et rien dans sa conduite ne justifiait une insulte si publique. Jeune épouse, elle s’était offusquée de mes écarts, mais à peu près comme son oncle s’irritait de mes dettes. Elle assistait aujourd’hui sans paraître s’en apercevoir aux manifestations d’une passion qui s’annonçait longue. Comme beaucoup de femmes peu sensibles à l’amour, elle en comprenait mal le pouvoir ; cette ignorance excluait à la fois l’indulgence et la jalousie. Elle ne s’inquiétait que si ses titres ou sa sécurité se trouvaient menacés, ce qui n’était pas le cas. Il ne lui restait rien de cette grâce d’adolescente qui m’avait brièvement intéressé autrefois : cette Espagnole prématurément vieillie était grave et dure. Je savais gré à sa froideur de n’avoir pas pris d’amant ; il me plaisait qu’elle sût porter avec dignité ses voiles de matrone qui étaient presque des voiles de veuve. J’aimais assez qu’un profil d’impératrice figurât sur les monnaies romaines, avec, au revers, une inscription, tantôt à la Pudeur, tantôt à la Tranquillité. Il m’arrivait de penser à ce mariage fictif qui, le soir des fêtes d’Éleusis, a lieu entre la grande prêtresse et l’Hiérophante, mariage qui n’est pas une union, ni même un contact, mais qui est un rite, et sacré comme tel.

La nuit qui suivit ces célébrations, du haut d’une terrasse, je regardai brûler Rome. Ces feux de joie valaient bien les incendies allumés par Néron : ils étaient presque aussi terribles. Rome : le creuset, mais aussi la fournaise, et le métal qui bout, le marteau, mais aussi l’enclume, la preuve visible des changements et des recommencements de l’histoire, l’un des lieux au monde où l’homme aura le plus tumultueusement vécu. La conflagration de Troie, d’où un fugitif s’était échappé, emportant avec lui son vieux père, son jeune fils, et ses Lares, aboutissait ce soir-là à ces grandes flammes de fête. Je songeais aussi, avec une sorte de terreur sacrée, aux embrasements de l’avenir. Ces millions de vies passées, présentes et futures, ces édifices récents nés d’édifices anciens et suivis eux-mêmes d’édifices à naître, me semblaient se succéder dans le temps comme des vagues ; par hasard, c’était à mes pieds cette nuit-là que ces grandes houles venaient se briser. Je passe sur ces moments de délire où la pourpre impériale, l’étoffe sainte, et que si rarement j’acceptais de porter, fut jetée sur les épaules de la créature qui devenait pour moi mon Génie : il me convenait, certes, d’opposer ce rouge profond à l’or pâle d’une nuque, mais surtout d’obliger mon Bonheur, ma Fortune, ces entités incertaines et vagues, à s’incarner dans cette forme si terrestre, à acquérir la chaleur et le poids rassurant de la chair. Les murs solides de ce Palatin, que j’habitais si peu, mais que je venais de reconstruire, oscillaient comme les flancs d’une barque ; les tentures écartées pour laisser entrer la nuit romaine étaient celles d’un pavillon de poupe ; les cris de la foule étaient le bruit du vent dans les cordages. L’énorme écueil aperçu au loin dans l’ombre, les assises gigantesques de mon tombeau qu’on commençait à ce moment d’élever sur les bords du Tibre, ne m’inspiraient ni terreur, ni regret, ni vaine méditation sur la brièveté de la vie.


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