Chapitre 3


Marullinus, mon grand-père, croyait aux astres. Ce grand vieillard émacié et jauni par l’âge me concédait le même degré d’affection sans tendresse, sans signes extérieurs, presque sans paroles, qu’il portait aux animaux de sa ferme, à sa terre, à sa collection de pierres tombées du ciel. Il descendait d’une longue série d’ancêtres établis en Espagne depuis l’époque des Scipions. Il était de rang sénatorial, le troisième du nom ; notre famille jusque-là avait été d’ordre équestre. Il avait pris une part, d’ailleurs modeste, aux affaires publiques sous Titus. Ce provincial ignorait le grec, et parlait le latin avec un rauque accent espagnol qu’il me passa et qui fit rire plus tard. Son esprit n’était pourtant pas tout à fait inculte ; on a trouvé chez lui, après sa mort, une malle pleine d’instruments de mathématiques et de livres qu’il n’avait pas touchés depuis vingt ans. Il avait ses connaissances mi-scientifiques, mi-paysannes, ce mélange d’étroits préjugés et de vieille sagesse qui ont caractérisé l’ancien Caton. Mais Caton fut toute sa vie l’homme du Sénat romain et de la guerre de Carthage, l’exact représentant de la dure Rome de la République. La dureté presque impénétrable de Marullinus remontait plus loin, à des époques plus antiques. C’était l’homme de la tribu, l’incarnation d’un monde sacré et presque effrayant dont j’ai parfois retrouvé des vestiges chez nos nécromanciens étrusques. Il marchait toujours nu tête, comme je me suis aussi fait critiquer pour le faire ; ses pieds racornis se passaient de sandales. Ses vêtements des jours ordinaires se distinguaient à peine de ceux des vieux mendiants, des graves métayers accroupis au soleil. On le disait sorcier, et les villageois tâchaient d’éviter son coup d’œil. Mais il avait sur les animaux de singuliers pouvoirs. J’ai vu sa vieille tête s’approcher prudemment, amicalement, d’un nid de vipères, et ses doigts noueux exécuter en face d’un lézard une espèce de danse. Il m’emmenait observer le ciel pendant les nuits d’été, au haut d’une colline aride. Je m’endormais dans un sillon, fatigué d’avoir compté les météores. Il restait assis, la tête levée, tournant imperceptiblement avec les astres. Il avait dû connaître les systèmes de Philolaos et d’Hipparque, et celui d’Aristarque de Samos que j’ai préféré plus tard, mais ces spéculations ne l’intéressaient plus. Les astres étaient pour lui des points enflammés, des objets comme les pierres et les lents insectes dont il tirait également des présages, parties constituantes d’un univers magique qui comprenait aussi les volitions des dieux, l’influence des démons, et le lot réservé aux hommes. Il avait construit le thème de ma nativité. Une nuit, il vint à moi, me secoua pour me réveiller, et m’annonça l’empire du monde avec le même laconisme grondeur qu’il eût mis à prédire une bonne récolte aux gens de la ferme. Puis, saisi de méfiance, il alla chercher un brandon au petit feu de sarments qu’il gardait pour nous réchauffer pendant les heures froides, l’approcha de ma main, et lut dans ma paume épaisse d’enfant de onze ans je ne sais quelle confirmation des lignes inscrites au ciel. Le monde était pour lui d’un seul bloc ; une main confirmait les astres. Sa nouvelle me bouleversa moins qu’on ne pourrait le croire : tout enfant s’attend à tout. Ensuite, je crois qu’il oublia sa propre prophétie, dans cette indifférence aux événements présents et futurs qui est le propre du grand âge. On le trouva un matin dans le bois de châtaigniers aux confins du domaine, déjà froid, et mordu par les oiseaux de proie. Avant de mourir, il avait essayé de m’enseigner son art. Sans succès : ma curiosité naturelle sautait d’emblée aux conclusions sans s’encombrer des détails compliqués et un peu répugnants de sa science. Mais le goût de certaines expériences dangereuses ne m’est que trop resté.

Mon père, Ælius Afer Hadrianus, était un homme accablé de vertus. Sa vie s’est passée dans des administrations sans gloire ; sa voix n’a jamais compté au Sénat. Contrairement à ce qui arrive d’ordinaire, son gouvernement d’Afrique ne l’avait pas enrichi. Chez nous, dans notre municipe espagnol d’Italica, il s’épuisait à régler les conflits locaux. Il était sans ambitions, sans joie, et comme beaucoup d’hommes qui ainsi d’année en année s’effacent davantage, il en était venu à mettre une application maniaque dans les petites choses auxquelles il se réduisait. J’ai connu moi-même ces honorables tentations de la minutie et du scrupule. L’expérience avait développé chez mon père à l’égard des êtres un extraordinaire scepticisme dans lequel il m’incluait déjà tout enfant. Mes succès, s’il y eût assisté, ne l’eussent pas le moins du monde ébloui ; l’orgueil familial était si fort qu’on n’eût pas convenu que j’y pusse ajouter quelque chose. J’avais douze ans quand cet homme surmené nous quitta. Ma mère s’installa pour la vie dans un austère veuvage ; je ne l’ai pas revue depuis le jour où, appelé par mon tuteur, je partis pour Rome. Je garde de sa figure allongée d’Espagnole, empreinte d’une douceur un peu mélancolique, un souvenir que corrobore le buste de cire du mur des ancêtres. Elle avait des filles de Gadès les pieds petits dans d’étroites sandales, et le doux balancement de hanches des danseuses de cette région se retrouvait chez cette jeune matrone irréprochable.

J’ai souvent réfléchi à l’erreur que nous commettons quand nous supposons qu’un homme, une famille, participent nécessairement aux idées ou aux événements du siècle où ils se trouvent exister. Le contrecoup des intrigues romaines atteignait à peine mes parents dans ce recoin d’Espagne, bien que, à l’époque de la révolte contre Néron, mon grand-père eût offert pour une nuit l’hospitalité à Galba. On vivait sur le souvenir d’un certain Fabius Hadrianus, brûlé vif par les Carthaginois au siège d’Utique, d’un second Fabius, soldat malchanceux qui poursuivit Mithridate sur les routes d’Asie Mineure, obscurs héros d’archives privées de fastes. Des écrivains du temps, mon père ignorait presque tout : Lucain et Sénèque lui étaient étrangers, quoiqu’ils fussent comme nous originaires d’Espagne. Mon grand-oncle Ælius, qui était lettré, se bornait dans ses lectures aux auteurs les plus connus du siècle d’Auguste. Ce dédain des modes contemporaines leur épargnait bien des fautes de goût ; ils lui avaient dû d’éviter toute enflure. L’hellénisme et l’Orient étaient inconnus, ou regardés de loin avec un froncement sévère ; il n’y avait pas, je crois, une seule bonne statue grecque dans toute la péninsule. L’économie allait de pair avec la richesse ; une certaine rusticité avec une solennité presque pompeuse. Ma sœur Pauline était grave, silencieuse, renfrognée, et s’est mariée jeune avec un vieillard. La probité était rigoureuse, mais on était dur envers les esclaves. On n’était curieux de rien ; on s’observait à penser sur tout ce qui convient à un citoyen de Rome. De tant de vertus, si ce sont bien là des vertus, j’aurai été le dissipateur.

La fiction officielle veut qu’un empereur romain naisse à Rome, mais c’est à Italica que je suis né ; c’est à ce pays sec et pourtant fertile que j’ai superposé plus tard tant de régions du monde. La fiction a du bon : elle prouve que les décisions de l’esprit et de la volonté priment les circonstances. Le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été des livres. À un moindre degré, des écoles. Celles d’Espagne s’étaient ressenties des loisirs de la province. L’école de Térentius Scaurus, à Rome, enseignait médiocrement les philosophes et les poètes, mais préparait assez bien aux vicissitudes de l’existence humaine : les magisters exerçaient sur les écoliers une tyrannie que je rougirais d’imposer aux hommes ; chacun, enfermé dans les étroites limites de son savoir, méprisait ses collègues, qui tout aussi étroitement savaient autre chose. Ces pédants s’enrouaient en disputes de mots. Les querelles de préséance, les intrigues, les calomnies, m’ont familiarisé avec ce que je devais rencontrer par la suite dans toutes les sociétés où j’ai vécu, et il s’y ajoutait la brutalité de l’enfance. Et pourtant, j’ai aimé certains de mes maîtres, et ces rapports étrangement intimes et étrangement élusifs qui existent entre le professeur et l’élève, et les Sirènes chantant au fond d’une voix cassée qui pour la première fois vous révèle un chef-d’œuvre ou vous dévoile une idée neuve. Le plus grand séducteur après tout n’est pas Alcibiade, c’est Socrate.

Les méthodes des grammairiens et des rhéteurs sont peut-être moins absurdes que je ne le pensais à l’époque où j’y étais assujetti. La grammaire, avec son mélange de règle logique et d’usage arbitraire, propose au jeune esprit un avant-goût de ce que lui offriront plus tard les sciences de la conduite humaine, le droit ou la morale, tous les systèmes où l’homme a codifié son expérience instinctive. Quant aux exercices de rhétorique où nous étions successivement Xerxès et Thémistocle, Octave et Marc-Antoine, ils m’enivrèrent ; je me sentis Protée. Ils m’apprirent à entrer tour à tour dans la pensée de chaque homme, à comprendre que chacun se décide, vit et meurt selon ses propres lois. La lecture des poètes eut des effets plus bouleversants encore : je ne suis pas sûr que la découverte de l’amour soit nécessairement plus délicieuse que celle de la poésie. Celle-ci me transforma : l’initiation à la mort ne m’introduira pas plus loin dans un autre monde que tel crépuscule de Virgile. Plus tard, j’ai préféré la rudesse d’Ennius, si près des origines sacrées de la race, ou l’amertume savante de Lucrèce, ou, à la généreuse aisance d’Homère, l’humble parcimonie d’Hésiode. J’ai goûté surtout les poètes les plus compliqués et les plus obscurs, qui obligent ma pensée à la gymnastique la plus difficile, les plus récents ou les plus anciens, ceux qui me frayent des voies toutes nouvelles ou m’aident à retrouver des pistes perdues. Mais, à cette époque, j’aimais surtout dans l’art des vers ce qui tombe le plus immédiatement sous les sens, le métal poli d’Horace, Ovide et sa mollesse de chair. Scaurus me désespéra en m’assurant que je ne serais jamais qu’un poète des plus médiocres : le don et l’application manquaient. J’ai cru longtemps qu’il s’était trompé : j’ai quelque part, sous clef, un ou deux volumes de vers d’amour, le plus souvent imités de Catulle. Mais il m’importe désormais assez peu que mes productions personnelles soient détestables ou non.

Je serai jusqu’au bout reconnaissant à Scaurus de m’avoir mis jeune à l’étude du grec. J’étais enfant encore lorsque j’essayai pour la première fois de tracer du stylet ces caractères d’un alphabet inconnu : mon grand dépaysement commençait, et mes grands voyages, et le sentiment d’un choix aussi délibéré et aussi involontaire que l’amour. J’ai aimé cette langue pour sa flexibilité de corps bien en forme, sa richesse de vocabulaire où s’atteste à chaque mot le contact direct et varié des réalités, et parce que presque tout ce que les hommes ont dit de mieux a été dit en grec. Il est, je le sais, d’autres langues : elles sont pétrifiées, ou encore à naître. Des prêtres égyptiens m’ont montré leurs antiques symboles, signes plutôt que mots, efforts très anciens de classification du monde et des choses, parler sépulcral d’une race morte. Durant la guerre juive, le rabbin Joshua m’a expliqué littéralement certains textes de cette langue de sectaires, si obsédés par leur dieu qu’ils ont négligé l’humain. Je me suis familiarisé aux armées avec le langage des auxiliaires celtes ; je me souviens surtout de certains chants… Mais les jargons barbares valent tout au plus pour les réserves qu’ils constituent à la parole humaine, et pour tout ce qu’ils exprimeront sans doute dans l’avenir. Le grec, au contraire, a déjà derrière lui ses trésors d’expérience, celle de l’homme et celle de l’État. Des tyrans ioniens aux démagogues d’Athènes, de la pure austérité d’un Agésilas aux excès d’un Denys ou d’un Démétrius, de la trahison de Démarate à la fidélité de Philopoemen, tout ce que chacun de nous peut tenter pour nuire à ses semblables ou pour les servir a, au moins une fois, été fait par un Grec. Il en va de même de nos choix personnels : du cynisme à l’idéalisme, du scepticisme de Pyrrhon aux rêves sacrés de Pythagore, nos refus ou nos acquiescements ont eu lieu déjà ; nos vices et nos vertus ont des modèles grecs. Rien n’égale la beauté d’une inscription latine votive ou funéraire : ces quelques mots gravés sur la pierre résument avec une majesté impersonnelle tout ce que le monde a besoin de savoir de nous. C’est en latin que j’ai administré l’empire ; mon épitaphe sera incisée en latin sur les murs de mon mausolée au bord du Tibre, mais c’est en grec que j’aurai pensé et vécu.

J’avais seize ans : je revenais d’une période d’apprentissage auprès de la Septième Légion, cantonnée à cette époque en pleines Pyrénées, dans une région sauvage de l’Espagne Citérieure, très différente de la partie méridionale de la péninsule où j’avais grandi. Acilius Attianus, mon tuteur, crut bon de contrebalancer par l’étude ces quelques mois de vie rude et de chasses farouches. Il se laissa sagement persuader par Scaurus de m’envoyer à Athènes auprès du sophiste Isée, homme brillant, doué surtout d’un rare génie d’improvisateur. Athènes immédiatement me conquit ; l’écolier un peu gauche, l’adolescent au cœur ombrageux goûtait pour la première fois à cet air vif, à ces conversations rapides, à ces flâneries dans les longs soirs roses, à cette aisance sans pareille dans la discussion et la volupté. Les mathématiques et les arts m’occupèrent tour à tour, recherches parallèles ; j’eus aussi l’occasion de suivre à Athènes un cours de médecine de Léotichyde. La profession de médecin m’aurait plu ; son esprit ne diffère pas essentiellement de celui dans lequel j’ai essayé de prendre mon métier d’empereur. Je me passionnai pour cette science trop proche de nous pour n’être pas incertaine, sujette à l’engouement et à l’erreur, mais rectifiée sans cesse par le contact de l’immédiat et du nu. Léotichyde prenait les choses du point de vue le plus positif : il avait élaboré un admirable système de réduction des fractures. Nous marchions le soir au bord de la mer : cet homme universel s’intéressait à la structure des coquillages et à la composition des boues marines. Les moyens d’expérimentation lui manquaient ; il regrettait les laboratoires et les salles de dissection du Musée d’Alexandrie, qu’il avait fréquenté dans sa jeunesse, le choc des opinions, l’ingénieuse concurrence des hommes. Esprit sec, il m’apprit à préférer les choses aux mots, à me méfier des formules, à observer plutôt qu’à juger. Ce Grec amer m’a enseigné la méthode.

En dépit des légendes qui m’entourent, j’ai assez peu aimé la jeunesse, la mienne moins que toute autre. Considérée pour elle-même, cette jeunesse tant vantée m’apparaît le plus souvent comme une époque mal dégrossie de l’existence, une période opaque et informe, fuyante et fragile. Il va sans dire que j’ai trouvé à cette règle un certain nombre d’exceptions délicieuses, et deux ou trois d’admirables, dont toi même, Marc, auras été la plus pure. En ce qui me concerne, j’étais à peu près à vingt ans ce que je suis aujourd’hui, mais je l’étais sans consistance. Tout en moi n’était pas mauvais, mais tout pouvait l’être : le bon ou le meilleur étayait le pire. Je ne pense pas sans rougir à mon ignorance du monde, que je croyais connaître, à mon impatience, à une espèce d’ambition frivole et d’avidité grossière. Faut-il l’avouer ? Au sein de la vie studieuse d’Athènes, où tous les plaisirs trouvaient place avec mesure, je regrettais, non pas Rome elle-même, mais l’atmosphère du lieu où se font et se défont continuellement les affaires du monde, le bruit de poulies et de roues de transmission de la machine du pouvoir. Le règne de Domitien s’achevait ; mon cousin Trajan, qui s’était couvert de gloire sur les frontières du Rhin, tournait au grand homme populaire ; la tribu espagnole s’implantait à Rome. Comparée à ce monde de l’action immédiate, la bien-aimée province grecque me semblait somnoler dans une poussière d’idées respirées déjà ; la passivité politique des Hellènes m’apparaissait comme une forme assez basse de renonciation. Mon appétit de puissance, d’argent, qui est souvent chez nous la première forme de celle-ci, et de gloire, pour donner ce beau nom passionné à notre démangeaison d’entendre parler de nous, était indéniable. Il s’y mêlait confusément le sentiment que Rome, inférieure en tant de choses, regagnait l’avantage dans la familiarité avec les grandes affaires qu’elle exigeait de ses citoyens, du moins de ceux d’ordre sénatorial ou équestre. J’en étais arrivé au point où je sentais que la plus banale discussion au sujet de l’importation des blés d’Égypte m’en eût appris davantage sur l’État que toute La République de Platon. Déjà, quelques années plus tôt, jeune Romain rompu à la discipline militaire, j’avais cru m’apercevoir que je comprenais mieux que mes professeurs les soldats de Léonidas et les athlètes de Pindare. Je quittai Athènes sèche et blonde pour la ville où des hommes encapuchonnés de lourdes toges luttent contre le vent de février, où le luxe et la débauche sont privés de charmes, mais où les moindres décisions prises affectent le sort d’une partie du monde, et où un jeune provincial avide, mais point trop obtus, croyant d’abord n’obéir qu’à des ambitions assez grossières, devait peu à peu perdre celles-ci en les réalisant, apprendre à se mesurer aux hommes et aux choses, à commander, et, ce qui finalement est peut-être un peu moins futile, à servir.

Tout n’était pas beau dans cet avènement d’une classe moyenne vertueuse qui s’établissait à la faveur d’un prochain changement de régime : l’honnêteté politique gagnait la partie à l’aide de stratagèmes assez louches. Le Sénat, en mettant peu à peu toute l’administration entre les mains de ses protégés, complétait l’encerclement de Domitien à bout de souffle ; les hommes nouveaux, auxquels me rattachaient tous mes liens de famille, n’étaient peut-être pas très différents de ceux qu’ils allaient remplacer ; ils étaient surtout moins salis par le pouvoir. Les cousins et les neveux de province s’attendaient au moins à des places subalternes ; encore leur demandait-on de les remplir avec intégrité. J’eus la mienne : je fus nommé juge au tribunal chargé des litiges d’héritages. C’est de ce poste modeste que j’assistai aux dernières passes du duel à mort entre Domitien et Rome. L’empereur avait perdu pied dans la Ville, où il ne se soutenait plus qu’à coups d’exécutions, qui hâtaient sa fin ; l’armée tout entière complotait sa mort. Je compris peu de chose à cette escrime plus fatale encore que celle de l’arène ; je me contentais d’éprouver pour le tyran aux abois le mépris un peu arrogant d’un élève des philosophes. Bien conseillé par Attianus, je fis mon métier sans trop m’occuper de politique.

Cette année de travail différa peu des années d’étude : le droit m’était inconnu ; j’eus la chance d’avoir pour collègue au tribunal Nératius Priscus, qui consentit à m’instruire, et qui est resté jusqu’au jour de sa mort mon conseiller légal et mon ami. Il appartenait à ce type d’esprits, si rares, qui, possédant à fond une spécialité, la voyant pour ainsi dire du dedans, et d’un point de vue inaccessible aux profanes, gardent cependant le sens de sa valeur relative dans l’ordre des choses, la mesurent en termes humains. Plus versé qu’aucun de ses contemporains dans la routine de la loi, il n’hésitait jamais en présence d’innovations utiles. C’est grâce à lui, plus tard, que j’ai réussi à faire opérer certaines réformes. D’autres travaux s’imposèrent. J’avais conservé mon accent de province ; mon premier discours au tribunal fit éclater de rire. Je mis à profit mes fréquentations avec les acteurs, par lesquelles je scandalisais ma famille : les leçons d’élocution furent pendant de longs mois la plus ardue, mais la plus délicieuse de mes tâches, et le mieux gardé des secrets de ma vie. La débauche même devenait une étude durant ces années difficiles : je tâchais de me mettre au ton de la jeunesse dorée de Rome ; je n’y ai jamais complètement réussi. Par une lâcheté propre à cet âge, dont la témérité toute physique se dépense ailleurs, je n’osais qu’à demi me faire confiance à moi-même ; dans l’espoir de ressembler aux autres, j’émoussai ou j’aiguisai ma nature.

On m’aimait peu. Il n’y avait d’ailleurs aucune raison pour qu’on le fît. Certains traits, par exemple le goût des arts, qui passaient inaperçus chez l’écolier d’Athènes, et qui allaient être plus ou moins généralement acceptés chez l’empereur, gênaient chez l’officier et le magistrat aux premiers stages de l’autorité. Mon hellénisme prêtait à sourire, d’autant plus que je l’étalais et le dissimulais maladroitement tour à tour. On m’appelait au Sénat l’étudiant grec. Je commençais à avoir ma légende, ce reflet miroitant, bizarre, fait à demi de nos actions, à demi de ce que le vulgaire pense d’elles. Des plaideurs éhontés me déléguaient leurs femmes, s’ils savaient mon intrigue avec l’épouse d’un sénateur, leur fils, quand j’affichais follement ma passion pour quelque jeune mime. Il y avait plaisir à confondre ces gens-là par mon indifférence. Les plus piteux étaient encore ceux qui, pour me plaire, m’entretenaient de littérature. La technique que j’ai dû élaborer dans ces postes médiocres m’a servi plus tard pour mes audiences impériales. Être tout à chacun pendant la brève durée de l’audience, faire du monde une table rase où n’existaient pour le moment que ce banquier, ce vétéran, cette veuve ; accorder à ces personnes si variées, bien qu’enfermées naturellement dans les étroites limites de quelque espèce, toute l’attention polie qu’aux meilleurs moments on s’accorde à soi-même, et les voir presque immanquablement profiter de cette facilité pour s’enfler comme la grenouille de la fable ; enfin, consacrer sérieusement quelques instants à penser à leur problème ou à leur affaire. C’était encore le cabinet du médecin. J’y mettais à nu d’effroyables vieilles haines, une lèpre de mensonges. Maris contre femmes, pères contre enfants, collatéraux contre tout le monde : le peu de respect que j’ai personnellement pour l’institution de la famille n’y a guère résisté.

Je ne méprise pas les hommes. Si je le faisais, je n’aurais aucun droit, ni aucune raison, d’essayer de les gouverner. Je les sais vains, ignorants, avides, inquiets, capables de presque tout pour réussir, pour se faire valoir, même à leurs propres yeux, ou tout simplement pour éviter de souffrir. Je le sais : je suis comme eux, du moins par moments, ou j’aurais pu l’être. Entre autrui et moi, les différences que j’aperçois sont trop négligeables pour compter dans l’addition finale. Je m’efforce donc que mon attitude soit aussi éloignée de la froide supériorité du philosophe que de l’arrogance du César. Les plus opaques des hommes ne sont pas sans lueurs : cet assassin joue proprement de la flûte ; ce contremaître déchirant à coups de fouet le dos des esclaves est peut-être un bon fils ; cet idiot partagerait avec moi son dernier morceau de pain. Et il y en a peu auxquels on ne puisse apprendre convenablement quelque chose. Notre grande erreur est d’essayer d’obtenir de chacun en particulier les vertus qu’il n’a pas, et de négliger de cultiver celles qu’il possède. J’appliquerai ici à la recherche de ces vertus fragmentaires ce que je disais plus haut, voluptueusement, de la recherche de la beauté. J’ai connu des êtres infiniment plus nobles, plus parfaits que moi-même, comme ton père Antonin ; j’ai fréquenté bon nombre de héros, et même quelques sages. J’ai rencontré chez la plupart des hommes peu de consistance dans le bien, mais pas davantage dans le mal ; leur méfiance, leur indifférence plus ou moins hostile cédait presque trop vite, presque honteusement, se changeait presque trop facilement en gratitude, en respect, d’ailleurs sans doute aussi peu durables ; leur égoïsme même pouvait être tourné à des fins utiles. Je m’étonne toujours que si peu m’aient haï ; je n’ai eu que deux ou trois ennemis acharnés dont j’étais, comme toujours, en partie responsable. Quelques-uns m’ont aimé : ceux-là m’ont donné beaucoup plus que je n’avais le droit d’exiger, ni même d’espérer d’eux, leur mort, quelquefois leur vie. Et le dieu qu’ils portent en eux se révèle souvent lorsqu’ils meurent.

Il n’y a qu’un seul point sur lequel je me sens supérieur au commun des hommes : je suis tout ensemble plus libre et plus soumis qu’ils n’osent l’être. Presque tous méconnaissent également leur juste liberté et leur vraie servitude. Ils maudissent leurs fers ; ils semblent parfois s’en vanter. D’autre part, leur temps s’écoule en vaines licences ; ils ne savent pas se tresser à eux-mêmes le joug le plus léger. Pour moi, j’ai cherché la liberté plus que la puissance, et la puissance seulement parce qu’en partie elle favorisait la liberté. Ce qui m’intéressait n’était pas une philosophie de l’homme libre (tous ceux qui s’y essayent m’ennuyèrent) mais une technique : je voulais trouver la charnière où notre volonté s’articule au destin, où la discipline seconde, au lieu de la freiner, la nature. Comprends bien qu’il ne s’agit pas ici de la dure volonté du stoïque, dont tu t’exagères le pouvoir, ni de je ne sais quel choix ou quel refus abstrait, qui insulte aux conditions de notre monde plein, continu, formé d’objets et de corps. J’ai rêvé d’un plus secret acquiescement ou d’une plus souple bonne volonté. La vie m’était un cheval dont on épouse les mouvements, mais après l’avoir, de son mieux, dressé. Tout en somme étant une décision de l’esprit, mais lente, mais insensible, et qui entraîne aussi l’adhésion du corps, je m’efforçais d’atteindre par degré cet état de liberté, ou de soumission, presque pur. La gymnastique m’y servait ; la dialectique ne m’y nuisait pas. Je cherchai d’abord une simple liberté de vacances, des moments libres. Toute vie bien réglée a les siens, et qui ne sait pas les provoquer ne sait pas vivre. J’allai plus loin ; j’imaginai une liberté de simultanéité, où deux actions, deux états seraient en même temps possibles ; j’appris par exemple, me modelant sur César, à dicter plusieurs textes à la fois, à parler en continuant à lire. J’inventai un mode de vie où la plus lourde tâche pourrait être accomplie parfaitement sans s’engager tout entier ; en vérité, j’ai parfois osé me proposer d’éliminer jusqu’à la notion physique de fatigue. À d’autres moments, je m’exerçais à pratiquer une liberté d’alternance : les émotions, les idées, les travaux devaient à chaque instant rester capables d’être interrompus, puis repris ; et la certitude de pouvoir les chasser ou les rappeler comme des esclaves leur enlevait toute chance de tyrannie, et à moi tout sentiment de servitude. Je fis mieux : j’ordonnai toute une journée autour d’une idée préférée, que je ne quittais plus ; tout ce qui aurait dû m’en décourager ou m’en distraire, les projets ou les travaux d’un autre ordre, les paroles sans portée, les mille incidents du jour, prenaient appui sur elle comme des pampres sur un fût de colonne. D’autres fois, au contraire, je divisais à l’infini : chaque pensée, chaque fait, était pour moi rompu, sectionné en un fort grand nombre de pensées ou de faits plus petits, plus aisés à bien tenir en main. Les résolutions difficiles à prendre s’émiettaient en une poussière de décisions minuscules, adoptées une à une, conduisant l’une à l’autre, et devenues de la sorte inévitables et faciles.

Mais c’est encore à la liberté d’acquiescement, la plus ardue de toutes, que je me suis le plus rigoureusement appliqué. Je voulais l’état où j’étais ; dans mes années de dépendance, ma sujétion perdait ce qu’elle avait d’amer, ou même d’indigne, si j’acceptais d’y voir un exercice utile. Je choisissais ce que j’avais, m’obligeant seulement à l’avoir totalement et à le goûter le mieux possible. Les plus mornes travaux s’exécutaient sans peine pour peu qu’il me plût de m’en éprendre. Dès qu’un objet me répugnait, j’en faisais un sujet d’étude ; je me forçais adroitement à en tirer un motif de joie. En face d’une occurrence imprévue ou quasi désespérée, d’une embuscade ou d’une tempête en mer, toutes les mesures concernant les autres étant prises, je m’appliquais à faire fête au hasard, à jouir de ce qu’il m’apportait d’inattendu, et l’embuscade ou la tempête s’intégraient sans heurt dans mes plans ou dans mes songes. Même au sein de mon pire désastre, j’ai vu le moment où l’épuisement enlevait à celui-ci une part de son horreur, où je le faisais mien en acceptant de l’accepter. Si j’ai jamais à subir la torture, et la maladie va sans doute se charger de m’y soumettre, je ne suis pas sûr d’obtenir longtemps de moi l’impassibilité d’un Thraséas, mais j’aurai du moins la ressource de me résigner à mes cris. Et c’est de la sorte, avec un mélange de réserve et d’audace, de soumission et de révolte soigneusement concertées, d’exigence extrême et de concessions prudentes, que je me suis finalement accepté moi-même.


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