Chapitre 28


Au printemps, la santé de Lucius commença à m’inspirer des craintes assez graves. Un matin, à Tibur, nous descendîmes après le bain à la palestre où Céler s’exerçait en compagnie d’autres jeunes hommes ; l’un d’eux proposa une de ces épreuves où chaque participant court armé d’un bouclier et d’une pique ; Lucius se déroba, comme à son habitude ; il céda enfin à nos plaisanteries amicales ; en s’équipant, il se plaignit du poids du bouclier de bronze ; comparé à la ferme beauté de Céler, ce corps mince paraissait fragile. Au bout de quelques foulées, il s’arrêta hors d’haleine et s’effondra crachant le sang. L’incident n’eut pas de suites ; il se remit sans peine. Mais je m’étais alarmé ; j’aurais dû me rassurer moins vite. J’opposai aux premiers symptômes Se la maladie de Lucius la confiance obtuse d’un homme longtemps robuste, sa foi implicite dans les réserves inépuisées de la jeunesse, dans le bon fonctionnement des corps. Il est vrai qu’il s’y trompait aussi ; une flamme légère le soutenait ; sa vivacité lui faisait illusion comme à nous. Mes belles années s’étaient passées en voyage, aux camps, aux avant-postes ; j’avais apprécié par moi même les vertus d’une vie rude, l’effet salubre des régions sèches ou glacées. Je décidai de nommer Lucius gouverneur de cette même Pannonie où j’avais fait ma première expérience de chef. La situation sur cette frontière était moins critique qu’autrefois ; sa tâche se bornerait aux calmes travaux de l’administrateur civil ou à des inspections militaires sans danger. Ce pays difficile le changerait de la mollesse romaine ; il apprendrait à mieux connaître ce monde immense que la Ville gouverne et dont elle dépend. Il redoutait ces climats barbares ; il ne comprenait pas qu’on pût jouir de la vie ailleurs qu’à Rome. Il accepta pourtant avec cette complaisance qu’il avait quand il voulait me plaire.

Tout l’été, je lus soigneusement ses rapports officiels, et ceux, plus secrets, de Domitius Rogatus, homme de confiance que j’avais mis à ses côtés en qualité de secrétaire chargé de le surveiller. Ces comptes rendus me satisfirent : Lucius en Pannonie sut faire preuve de ce sérieux que j’exigeais de lui, et dont il se fût peut-être relâché après ma mort. Il se tira même assez brillamment d’une série de combats de cavalerie aux avant-postes. En province comme ailleurs, il réussissait à charmer ; sa sécheresse un peu cassante ne le desservait pas ; ce ne serait pas au moins un de ces princes débonnaires qu’une coterie gouverne. Mais, dès le début de l’automne, il prit froid. On le crut vite guéri, mais la toux reparut ; la fièvre persista et s’installa à demeure. Un mieux passager n’aboutit qu’à une rechute subite au printemps suivant. Les bulletins des médecins m’atterrèrent ; la poste publique que je venais d’établir, avec ses relais de chevaux et de voitures sur d’immenses territoires, semblait ne fonctionner que pour m’apporter plus promptement chaque matin des nouvelles du malade. Je ne me pardonnais pas d’avoir été inhumain envers lui par crainte d’être ou de sembler facile. Dès qu’il fut assez remis pour supporter le voyage, je le fis ramener en Italie.

Accompagné du vieux Rufus d’Éphèse, spécialiste de la phtisie, j’allai moi-même attendre au port de Baïes mon frêle Ælius César. Le climat de Tibur, meilleur que celui de Rome, n’est pourtant pas assez doux pour des poumons atteints ; j’avais résolu de lui faire passer l’arrière-saison dans cette région plus sûre. Le navire mouilla en plein golfe ; une mince embarcation amena à terre le malade et son médecin. Sa figure hagarde semblait plus maigre encore sous la mousse de barbe dont il se couvrait les joues, dans l’intention de me ressembler. Mais ses yeux avaient gardé leur dur feu de pierre précieuse. Son premier mot fut pour me rappeler qu’il n’était revenu que sur mon ordre ; son administration avait été sans reproche ; il m’avait obéi en tout. Il se comportait en écolier qui justifie l’emploi de sa journée. Je l’installai dans cette villa de Cicéron où il avait jadis passé avec moi une saison de ses dix-huit ans. Il eut l’élégance de ne jamais parler de ce temps-là. Les premiers jours parurent une victoire sur le mal ; en soi-même, ce retour en Italie était déjà un remède ; à ce moment de l’année, ce pays était pourpre et rose. Mais les pluies commencèrent ; un vent humide soufflait de la mer grise ; la vieille maison construite au temps de la République manquait des conforts plus modernes de la villa de Tibur ; je regardais Lucius chauffer mélancoliquement au brasero ses longs doigts chargés de bagues. Hermogène était rentré depuis peu d’Orient, où je l’avais envoyé renouveler et compléter sa provision de médicaments ; il essaya sur Lucius les effets d’une boue imprégnée de sels minéraux puissants ; ces applications passaient pour guérir de tout. Mais elles ne profitèrent pas plus à ses poumons qu’à mes artères.

La maladie mettait à nu les pires aspects de ce caractère sec et léger ; sa femme lui rendit visite ; comme toujours, leur entrevue finit par des mots amers ; elle ne revint plus. On lui amena son fils, bel enfant de sept ans, édenté et rieur ; il le regarda avec indifférence. Il s’informait avec avidité des nouvelles politiques de Rome ; il s’y intéressait en joueur, non en homme d’État. Mais sa frivolité restait une forme de courage ; il se réveillait de longues après-midi de souffrance ou de torpeur pour se jeter tout entier dans une de ses conversations étincelantes d’autrefois ; ce visage trempé de sueur savait encore sourire ; ce corps décharné se soulevait avec grâce pour accueillir le médecin. Il serait jusqu’au bout le prince d’ivoire et d’or.

Le soir, ne pouvant dormir, je m’établissais dans la chambre du malade ; Céler, qui aimait peu Lucius, mais qui m’est trop fidèle pour ne pas servir avec sollicitude ceux qui me sont chers, acceptait de veiller à mon côté ; un râle montait des couvertures. Une amertume m’envahissait, profonde comme la mer : il ne m’avait jamais aimé ; nos rapports étaient vite devenus ceux du fils dissipateur et du père facile ; cette vie s’était écoulée sans grands projets, sans pensées graves, sans passions ardentes ; il avait dilapidé ses années comme un prodigue jette des pièces d’or. Je m’étais appuyé à un mur en ruine : je pensais avec colère aux sommes énormes dépensées pour son adoption, aux trois cents millions de sesterces distribués aux soldats. En un sens, ma triste chance me suivait : j’avais satisfait mon vieux désir de donner à Lucius tout ce qui peut se donner ; mais l’État n’en souffrirait pas ; je ne risquerais pas d’être déshonoré par ce choix. Tout au fond de moi-même, j’en venais à craindre qu’il allât mieux ; si par hasard il traînait encore quelques années, je ne pouvais pas léguer l’empire à cette ombre. Sans jamais poser de questions, il semblait pénétrer ma pensée sur ce point ; ses yeux suivaient anxieusement mes moindres gestes ; je l’avais nommé consul pour la seconde fois ; il s’inquiétait de n’en pouvoir remplir les fonctions ; l’angoisse de me déplaire empira son état. Tu Marcellus eris… Je me redisais les vers de Virgile consacrés au neveu d’Auguste, lui aussi promis à l’empire, et que la mort arrêta en route. Manibus date lilia plenis… Purpureos spargam flores… L’amateur de fleurs ne recevrait de moi que d’inanes gerbes funèbres.

Il se crut mieux ; il voulut rentrer à Rome. Les médecins, qui ne disputaient plus entre eux que du temps qui lui restait à vivre, me conseillèrent d’en faire à son gré ; je le ramenai par petites étapes à la Villa. Sa présentation au Sénat en qualité d’héritier de l’empire devait avoir lieu durant la séance qui suivrait presque immédiatement la Nouvelle Année ; l’usage voulait qu’il m’adressât à cette occasion un discours de remerciements ; ce morceau d’éloquence le préoccupait depuis des mois ; nous en limions ensemble les passages difficiles. Il y travaillait le matin des calendes de janvier, quand il fut pris d’un soudain crachement de sang ; la tête lui tourna ; il s’appuya au dossier de son siège et ferma les yeux. La mort ne fut qu’un étourdissement pour cet être léger. C’était le jour de l’An : pour ne pas interrompre les fêtes publiques et les réjouissances privées, j’empêchai qu’on ébruitât sur-le-champ la nouvelle de sa fin ; elle ne fut officiellement annoncée que le jour suivant. Il fut enterré discrètement dans les jardins de sa famille. La veille de cette cérémonie, le Sénat m’envoya une délégation chargée de me faire ses condoléances et d’offrir à Lucius les honneurs divins, auxquels il avait droit, en tant que fils adoptif de l’empereur. Mais je refusai : toute cette affaire n’avait déjà coûté que trop d’argent à l’État. Je me bornai à lui faire construire quelques chapelles funéraires, à lui faire ériger çà et là des statues dans les différents endroits où il avait vécu : ce pauvre Lucius n’était pas dieu.

Cette fois, chaque moment pressait. Mais j’avais eu tout le temps de réfléchir au chevet du malade ; mes plans étaient faits. J’avais remarqué au Sénat un certain Antonin, homme d’une cinquantaine d’années, d’une famille provinciale, apparentée de loin à celle de Plotine. Il m’avait frappé par les soins à la fois déférents et tendres dont il entourait son beau-père, vieillard impotent qui siégeait à ses côtés ; je relus ses états de service ; cet homme de bien s’était montré, dans tous les postes qu’il avait occupés, un fonctionnaire irréprochable. Mon choix se fixa sur lui. Plus je fréquente Antonin, plus mon estime pour lui tend à se changer en respect. Cet homme simple possède une vertu à laquelle j’avais peu pensé jusqu’ici, même quand il m’arrivait de la pratiquer : la bonté. Il n’est pas exempt des modestes défauts d’un sage ; son intelligence appliquée à l’accomplissement méticuleux des tâches quotidiennes vaque au présent plutôt qu’à l’avenir ; son expérience du monde est limitée par ses vertus mêmes ; ses voyages se sont bornés à quelques missions officielles, d’ailleurs bien remplies. Il connaît peu les arts ; il n’innove qu’à son corps défendant. Les provinces, par exemple, ne représenteront jamais pour lui les immenses possibilités de développement qu’elles n’ont pas cessé de comporter pour moi ; il continuera plutôt qu’il n’élargira mon œuvre ; mais il la continuera bien ; l’État aura en lui un honnête serviteur et un bon maître.

Mais l’espace d’une génération me semblait peu de chose quand il s’agit d’assurer la sécurité du monde ; je tenais, si possible, à prolonger plus loin cette prudente lignée adoptive, à préparer à l’empire un relais de plus sur la route des temps. À chaque retour à Rome, je n’avais jamais manqué d’aller saluer mes vieux amis, les Vérus, Espagnols comme moi, l’une des familles les plus libérales de la haute magistrature. Je t’ai connu dès le berceau, petit Annius Vérus qui par mes soins t’appelles aujourd’hui Marc Aurèle. Durant l’une des années les plus solaires de ma vie, à l’époque que marque l’érection du Panthéon, je t’avais fait élire, par amitié pour les tiens, au saint collège des Frères Arvales, auquel l’empereur préside, et qui perpétue pieusement nos vieilles coutumes religieuses romaines ; je t’ai tenu par la main durant le sacrifice qui eut lieu cette année-là au bord du Tibre ; j’ai regardé avec un tendre amusement ta contenance d’enfant de cinq ans, effrayé par les cris du pourceau immolé, mais s’efforçant de son mieux d’imiter le digne maintien des aînés. Je me préoccupai de l’éducation de ce bambin trop sage ; j’aidai ton père à te choisir les meilleurs maîtres. Vérus, le Vérissime : je jouais avec ton nom ; tu es peut-être le seul être qui ne m’ait jamais menti. Je t’ai vu lire avec passion les écrits des philosophes, te vêtir de laine rude, coucher sur la dure, astreindre ton corps un peu frêle à toutes les mortifications des Stoïques. Il y a de l’excès dans tout cela, mais l’excès est une vertu à dix-sept ans. Je me demande parfois sur quel écueil sombrera cette sagesse, car on sombre toujours : sera ce une épouse, un fils trop aimé, un de ces pièges légitimes enfin où se prennent les cœurs timorés et purs ; sera-ce plus simplement l’âge, la maladie, la fatigue, le désabusement qui nous dit que si tout est vain, la vertu l’est aussi ? J’imagine, à la place de ton visage candide d’adolescent, ton visage las de vieillard. Je sens ce que ta fermeté si bien apprise cache de douceur, de faiblesse peut-être ; je devine en toi la présence d’un génie qui n’est pas forcément celui de l’homme d’État ; le monde, néanmoins, sera sans doute à jamais amélioré pour l’avoir vu une fois associé au pouvoir suprême. J’ai fait le nécessaire pour que tu fusses adopté par Antonin ; sous ce nom nouveau que tu porteras un jour dans les listes d’empereurs, tu es désormais mon petit-fils. Je crois donner aux hommes la seule chance qu’ils auront jamais de réaliser le rêve de Platon, de voir régner sur eux un philosophe au cœur pur. Tu n’as accepté les honneurs qu’avec répugnance ; ton rang t’oblige à vivre au palais ; Tibur, ce lieu où j’assemble jusqu’au bout tout ce que la vie a de douceurs, t’inquiète pour ta jeune vertu ; je te vois errer gravement sous ces allées entrelacées de roses ; je te regarde, avec un sourire, te prendre aux beaux objets de chair placés sur ton passage, hésiter tendrement entre Véronique et Théodore, et vite renoncer à tous deux en faveur de l’austérité, ce pur fantôme. Tu ne m’as pas caché ton dédain mélancolique pour ces splendeurs qui durent peu, pour cette cour qui se dispersera après ma mort. Tu ne m’aimes guère ; ton affection filiale va plutôt à Antonin ; tu flaires en moi une sagesse contraire à celle que t’enseignent tes maîtres, et dans mon abandon aux sens une méthode de vie opposée à la sévérité de la tienne, et qui pourtant lui est parallèle. N’importe : il n’est pas indispensable que tu me comprennes. Il y a plus d’une sagesse, et toutes sont nécessaires au monde ; il n’est pas mauvais qu’elles alternent.

Huit jours après la mort de Lucius, je me fis conduire en litière au Sénat ; je demandai la permission d’entrer ainsi dans la salle des délibérations, et de prononcer mon adresse couché, soutenu contre une pile de coussins. Parler me fatigue : je priai les sénateurs de former autour de moi un cercle étroit, pour n’être pas tenu à forcer ma voix. Je fis l’éloge de Lucius ; ces quelques lignes remplacèrent au programme de la séance le discours qu’il aurait dû faire ce jour-là. J’annonçai ensuite ma décision ; je nommai Antonin ; je prononçai ton nom. J’avais tablé sur l’adhésion la plus unanime ; je l’obtins. J’exprimai une dernière volonté qui fut acceptée comme les autres ; je demandai qu’Antonin adoptât aussi le fils de Lucius, qui aura de la sorte pour frère Marc Aurèle ; vous gouvernerez ensemble ; je compte sur toi pour avoir à son égard des attentions d’aîné. Je tiens à ce que l’État conserve quelque chose de Lucius.

En rentrant chez moi, pour la première fois depuis de longs jours, je fus tenté de sourire. J’avais singulièrement bien joué. Les partisans de Servianus, les conservateurs hostiles à mon œuvre n’avaient pas capitulé ; toutes les politesses faites par moi à ce grand corps sénatorial antique et suranné ne compensaient pas pour eux les deux ou trois coups que je lui avais portés. Ils profiteraient à n’en pas douter du moment de ma mort pour essayer d’annuler mes actes. Mais mes pires ennemis n’oseraient récuser leur représentant le plus intègre et le fils d’un de leurs membres les plus respectés. Ma tâche publique était faite : je pouvais désormais retourner à Tibur, rentrer dans cette retraite qu’est la maladie, expérimenter avec mes souffrances, m’enfoncer dans ce qui me restait de délices, reprendre en paix mon dialogue interrompu avec un fantôme. Mon héritage impérial était sauf entre les mains du pieux Antonin et du grave Marc Aurèle ; Lucius lui-même se survivrait dans son fils. Tout cela n’était pas trop mal arrangé.


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