Chapitre 21


Le premier jour du mois d’Athyr, la deuxième année de la deux cent vingt-sixième Olympiade… C’est l’anniversaire de la mort d’Osiris, dieu des agonies : le long du fleuve, des lamentations aiguës retentissaient depuis trois jours dans tous les villages. Mes hôtes romains, moins accoutumés que moi aux mystères de l’Orient, montraient une certaine curiosité pour ces cérémonies d’une race différente. Elles m’excédaient au contraire. J’avais fait amarrer ma barque à quelque distance des autres, loin de tout lieu habité : un temple pharaonique à demi abandonné se dressait pourtant à proximité du rivage ; il avait encore son collège de prêtres ; je n’échappai pas tout à fait au bruit de plaintes.

Le soir précédent, Lucius m’invita à souper sur sa barque. Je m’y rendis au soleil couchant. Antinoüs refusa de me suivre. Je le laissai au seuil de ma cabine de poupe, étendu sur sa peau de lion, occupé à jouer aux osselets avec Chabrias. Une demi-heure plus tard, à la nuit close, il se ravisa et fit appeler un canot. Aidé d’un seul batelier, il fit à contre-courant la distance assez considérable qui nous séparait des autres barques. Son entrée sous la tente où se donnait le souper interrompit les applaudissements causés par les contorsions d’une danseuse. Il s’était accoutré d’une longue robe syrienne, mince comme une pelure de fruit, toute semée de fleurs et de Chimères. Pour ramer plus à l’aise, il avait mis bas sa manche droite : la sueur tremblait sur cette poitrine lisse. Lucius lui lança une guirlande qu’il attrapa au vol ; sa gaieté presque stridente ne se démentit pas un instant, à peine soutenue d’une coupe de vin grec. Nous rentrâmes ensemble dans mon canot à six rameurs, accompagnés d’en haut du bonsoir mordant de Lucius. La sauvage gaieté persista. Mais, au matin, il m’arriva de toucher par hasard à un visage glacé de larmes. Je lui demandai avec impatience la raison de ces pleurs ; il répondit humblement en s’excusant sur la fatigue. J’acceptai ce mensonge ; je me rendormis. Sa véritable agonie a eu lieu dans ce lit, et à mes côtés.

Le courrier de Rome venait d’arriver ; la journée se passa à le lire et à y répondre. Comme d’ordinaire Antinoüs allait et venait silencieusement dans la pièce : je ne sais pas à quel moment ce beau lévrier est sorti de ma vie. Vers la douzième heure, Chabrias agité entra. Contrairement à toutes règles, le jeune homme avait quitté la barque sans spécifier le but et la longueur de son absence : deux heures au moins avaient passé depuis son départ. Chabrias se rappelait d’étranges phrases prononcées la veille, une recommandation faite le matin même, et qui me concernait. Il me communiqua ses craintes. Nous descendîmes en hâte sur la berge. Le vieux pédagogue se dirigea d’instinct vers une chapelle située sur le rivage, petit édifice isolé qui faisait partie des dépendances du temple, et qu’Antinoüs et lui avaient visité ensemble. Sur une table à offrandes, les cendres d’un sacrifice étaient encore tièdes. Chabrias y plongea les doigts, et en retira presque intacte une boucle de cheveux coupés.

Il ne nous restait plus qu’à explorer la berge. Une série de réservoirs, qui avaient dû servir autrefois à des cérémonies sacrées, communiquaient avec une anse du fleuve : au bord du dernier bassin, Chabrias aperçut dans le crépuscule qui tombait rapidement un vêtement plié, des sandales. Je descendis les marches glissantes : il était couché au fond, déjà enlisé par la boue du fleuve. Avec l’aide de Chabrias, je réussis à soulever le corps qui pesait soudain d’un poids de pierre. Chabrias héla des bateliers qui improvisèrent une civière de toile. Hermogène appelé à la hâte ne put que constater la mort. Ce corps si docile refusait de se laisser réchauffer, de revivre. Nous le transportâmes à bord. Tout croulait ; tout parut s’éteindre. Le Zeus Olympien, le Maître de Tout, le Sauveur du Monde s’effondrèrent, et il n’y eut plus qu’un homme à cheveux gris sanglotant sur le pont d’une barque.

Deux jours plus tard, Hermogène réussit à me faire penser aux funérailles. Les rites de sacrifice dont Antinoüs avait choisi d’entourer sa mort nous montraient un chemin à suivre : ce ne serait pas pour rien que l’heure et le jour de cette fin coïncidaient avec ceux où Osiris descend dans la tombe. Je me rendis sur l’autre rive, à Hermopolis, chez les embaumeurs. J’avais vu leurs pareils travailler à Alexandrie ; je savais quels outrages j’allais faire subir à ce corps. Mais le feu aussi est horrible, qui grille et charbonne cette chair qui fut aimée et la terre où pourrissent les morts. La traversée fut brève ; accroupi dans un coin de la cabine de poupe, Euphorion hululait à voix basse je ne sais quelle complainte funèbre africaine ; ce chant étouffé et rauque me semblait presque mon propre cri. Nous transférâmes le mort dans une salle lavée à grande eau qui me rappela la clinique de Satyrus ; j’aidai le mouleur à huiler le visage avant d’y appliquer la cire. Toutes les métaphores retrouvaient un sens : j’ai tenu ce cœur entre mes mains. Quand je le quittai, le corps vide n’était plus qu’une préparation d’embaumeur, premier état d’un atroce chef-d’œuvre, substance précieuse traitée par le sel et la gelée de myrrhe, que l’air et le soleil ne toucheraient jamais plus.

Au retour, je visitai le temple près duquel s’était consommé le sacrifice ; je parlai aux prêtres. Leur sanctuaire rénové redeviendrait pour toute l’Égypte un lieu de pèlerinage ; leur collège enrichi, augmenté, se consacrerait désormais au service de mon dieu. Même dans mes moments les plus obtus, je n’avais jamais douté que cette jeunesse fût divine. La Grèce et l’Asie le vénéreraient à notre manière, par des jeux, des danses, des offrandes rituelles au pied d’une statue blanche et nue. L’Égypte, qui avait assisté à l’agonie, aurait elle aussi sa part dans l’apothéose. Ce serait la plus sombre, la plus secrète, la plus dure : ce pays jouerait auprès de lui un rôle éternel d’embaumeur. Durant des siècles, des prêtres au crâne rasé réciteraient des litanies où figurerait ce nom, pour eux sans valeur, mais qui pour moi contenait tout. Chaque année, la barque sacrée promènerait cette effigie sur le fleuve ; le premier du mois d’Athyr, des pleureurs marcheraient sur cette berge où j’avais marché. Toute heure a son devoir immédiat, son injonction qui domine les autres : celle du moment était de défendre contre la mort le peu qui me restait. Phlégon avait réuni pour moi sur le rivage les architectes et les ingénieurs de ma suite ; soutenu par une espèce d’ivresse lucide, je les traînai le long des collines pierreuses ; j’expliquai mon plan, le développement des quarante-cinq stades du mur d’enceinte ; je marquai dans le sable la place de l’arc de triomphe, celle de la tombe. Antinoé allait naître : ce serait déjà vaincre la mort que d’imposer à cette terre sinistre une cité toute grecque, un bastion qui tiendrait en respect les nomades de l’Érythrée, un nouveau marché sur la route de l’Inde. Alexandre avait célébré les funérailles d’Héphestion par des dévastations et des hécatombes. Je trouvais plus beau d’offrir au préféré une ville où son culte serait à jamais mêlé au va-et-vient sur la place publique, où son nom reviendrait dans les causeries du soir, où les jeunes hommes se jetteraient des couronnes à l’heure des banquets. Mais, sur un point, ma pensée flottait. Il semblait impossible d’abandonner ce corps en sol étranger. Comme un homme incertain de l’étape suivante ordonne à la fois un logement dans plusieurs hôtelleries, je lui commandai à Rome un monument sur les bords du Tibre, près de ma tombe ; je pensai aussi aux chapelles égyptiennes que j’avais, par caprice, fait bâtir à la Villa, et qui s’avéraient soudain tragiquement utiles. On prit jour pour les funérailles, qui auraient lieu au bout des deux mois exigés par les embaumeurs. Je chargeai Mésomédès de composer des chœurs funèbres. Tard dans la nuit, je rentrai à bord ; Hermogène me prépara une potion pour dormir.


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