Chapitre 20


L’impératrice arriva sur ces entrefaites. La longue traversée l’avait éprouvée : elle devenait fragile sans cesser d’être dure. Ses fréquentations politiques ne me causaient plus d’ennuis, comme à l’époque où elle avait sottement encouragé Suétone ; elle ne s’entourait plus que de femmes de lettres inoffensives. La confidente du moment, une certaine Julia Balbilla, faisait assez bien les vers grecs. L’impératrice et sa suite s’établirent au Lycéum, d’où elles sortirent peu. Lucius, au contraire, était comme toujours avide de tous les plaisirs, y compris ceux de l’intelligence et des yeux.

A vingt-six ans, il n’avait presque rien perdu de cette beauté surprenante qui le faisait acclamer dans les rues par la jeunesse de Rome. Il restait absurde, ironique, et gai. Ses caprices d’autrefois tournaient en manies ; il ne se déplaçait pas sans son maître-queux ; ses jardiniers lui composaient même à bord d’étonnants parterres de fleurs rares ; il traînait partout son lit, dont il avait lui-même dessiné le modèle, quatre matelas bourrés de quatre espèces particulières d’aromates, sur lesquels il couchait entouré de ses jeunes maîtresses comme d’autant de coussins. Ses pages fardés, poudrés, accoutrés comme les Zéphyrs et l’Amour, se conformaient du mieux qu’ils pouvaient à des lubies quelquefois cruelles : je dus intervenir pour empêcher le petit Boréas, dont il admirait la minceur, de se laisser mourir de faim. Tout cela était plus agaçant qu’aimable. Nous visitâmes de concert tout ce qui se visite à Alexandrie : le Phare, le Mausolée d’Alexandre, celui de Marc-Antoine, où Cléopâtre triomphe éternellement d’Octavie, sans oublier les temples, les ateliers, les fabriques, et même le faubourg des embaumeurs. J’achetai chez un bon sculpteur tout un lot de Vénus, de Dianes et d’Hermès pour Italica, ma ville natale, que je me proposais de moderniser et d’orner. Le prêtre du temple de Sérapis m’offrit un service de verreries opalines ; je l’envoyai à Servianus, avec lequel, par égard pour ma sœur Pauline, je tâchais de garder des relations passables. De grands projets édilitaires prirent forme au cours de ces tournées assez fastidieuses.

Les religions sont à Alexandrie aussi variées que les négoces : la qualité du produit est plus douteuse. Les chrétiens surtout s’y distinguent par une abondance de sectes au moins inutile. Deux charlatans, Valentin et Basilide, intriguaient l’un contre l’autre, surveillés de près par la police romaine. La lie du peuple égyptien profitait de chaque observance rituelle pour se jeter, gourdin en main, sur les étrangers ; la mort du bœuf Apis provoque plus d’émeutes à Alexandrie qu’une succession impériale à Rome. Les gens à la mode y changent de dieu comme ailleurs on change de médecin, et sans plus de succès. Mais l’or est leur seule idole : je n’ai vu nulle part solliciteurs plus éhontés. Des inscriptions pompeuses s’étalèrent un peu partout pour commémorer mes bienfaits, mais mon refus d’exonérer la population d’une taxe, qu’elle était fort à même de payer, m’aliéna bientôt cette tourbe. Les deux jeunes hommes qui m’accompagnaient furent insultés à plusieurs reprises ; on reprochait à Lucius son luxe, d’ailleurs excessif ; à Antinoüs son origine obscure, au sujet de laquelle couraient d’absurdes histoires ; à tous deux, l’ascendant qu’on leur supposait sur moi. Cette dernière assertion était ridicule : Lucius, qui jugeait des affaires publiques avec une perspicacité surprenante, n’avait pourtant aucune influence politique ; Antinoüs n’essayait pas d’en avoir. Le jeune patricien, qui connaissait le monde, ne fit que rire de ces insultes. Mais Antinoüs en souffrit.

Les Juifs, stylés par leurs coreligionnaires de Judée, aigrissaient de leur mieux cette pâte déjà sure. La synagogue de Jérusalem me délégua son membre le plus vénéré : Akiba, vieillard presque nonagénaire, et qui ne savait pas le grec, avait pour mission de me décider à renoncer aux projets déjà en voie de réalisation à Jérusalem. Assisté par des interprètes, j’eus avec lui plusieurs entretiens, qui ne furent de sa part qu’un prétexte au monologue. En moins d’une heure, je me sentis capable de définir exactement sa pensée, sinon d’y souscrire ; il ne fit pas le même effort en ce qui concernait la mienne. Ce fanatique ne se doutait même pas qu’on pût raisonner sur d’autres prémisses que les siennes ; j’offrais à ce peuple méprisé une place parmi les autres dans la communauté romaine : Jérusalem, par la bouche d’Akiba, me signifiait sa volonté de rester jusqu’au bout la forteresse d’une race et d’un dieu isolés du genre humain. Cette pensée forcenée s’exprimait avec une subtilité fatigante : je dus subir une longue file de raisons, savamment déduites les unes des autres, de la supériorité d’Israël. Au bout de huit jours, ce négociateur si buté s’aperçut pourtant qu’il avait fait fausse route ; il annonça son départ. Je hais la défaite, même celle des autres ; elle m’émeut surtout quand le vaincu est un vieillard. L’ignorance d’Akiba, son refus d’accepter tout ce qui n’était pas ses livres saints et son peuple, lui conféraient une sorte d’étroite innocence. Mais il était difficile de s’attendrir sur ce sectaire. La longévité semblait l’avoir dépouillé de toute souplesse humaine : ce corps décharné, cet esprit sec étaient doués d’une dure vigueur de sauterelle. Il paraît qu’il mourut plus tard en héros pour la cause de son peuple, ou plutôt de sa loi : chacun se dévoue à ses propres dieux.

Les distractions d’Alexandrie commençaient à s’épuiser. Phlégon, qui connaissait partout la curiosité locale, la procureuse ou l’hermaphrodite célèbre, proposa de nous mener chez une magicienne. Cette entremetteuse de l’invisible habitait Canope. Nous nous y rendîmes de nuit, en barque, le long du canal aux eaux lourdes. Le trajet fut morne. Une hostilité sourde régnait comme toujours entre les deux jeunes hommes : l’intimité à laquelle je les forçais augmentait leur aversion l’un pour l’autre. Lucius cachait la sienne sous une condescendance moqueuse ; mon jeune Grec s’enfermait dans un de ses accès d’humeur sombre. J’étais moi-même assez las ; quelques jours plus tôt, en rentrant d’une course en plein soleil, j’avais eu une brève syncope dont Antinoüs et mon noir serviteur Euphorion avaient été les seuls témoins. Ils s’étaient alarmés à l’excès ; je les avais contraints au silence.

Canope n’est qu’un décor : la maison de la magicienne était située dans la partie la plus sordide de cette ville de plaisir. Nous débarquâmes sur une terrasse croulante. La sorcière nous attendait à l’intérieur, munie des douteux outils de son métier. Elle semblait compétente ; elle n’avait rien d’une nécromancienne de théâtre ; elle n’était même pas vieille.

Ses prédictions furent sinistres. Depuis quelque temps, les oracles ne m’annonçaient partout qu’ennuis de toute sorte, troubles politiques, intrigues de palais, maladies graves. Je crois aujourd’hui que des influences fort humaines s’exerçaient sur ces bouches d’ombre, parfois pour m’avertir, le plus souvent pour m’effrayer. L’état véritable d’une partie de l’Orient s’y exprimait plus clairement que dans les rapports de nos proconsuls. Je prenais ces prétendues révélations avec calme, mon respect pour le monde invisible n’allant pas jusqu’à faire confiance à ces divins radotages : dix ans plus tôt, peu après mon accession à l’empire, j’avais fait fermer l’oracle de Daphné, près d’Antioche, qui m’avait prédit le pouvoir, de peur qu’il n’en fît autant pour le premier prétendant venu. Mais il est toujours fâcheux d’entendre parler de choses tristes.

Après nous avoir inquiétés de son mieux, la devineresse nous proposa ses services : un de ces sacrifices magiques, dont les sorciers d’Égypte se font une spécialité, suffirait pour tout arranger à l’amiable avec le destin. Mes incursions dans la magie phénicienne m’avaient déjà fait comprendre que l’horreur de ces pratiques interdites tient moins à ce qu’on nous en montre qu’à ce qu’on nous en cache : si on n’avait pas su ma haine des sacrifices humains, on m’aurait probablement conseillé d’immoler un esclave. On se contenta de parler d’un animal familier.

Autant que possible, la victime devait m’avoir appartenu ; il ne pouvait s’agir d’un chien, bête que la superstition égyptienne croit immonde ; un oiseau eût convenu, mais je ne voyage pas accompagné d’une volière. Mon jeune maître me proposa son faucon. Les conditions se trouveraient remplies : je lui avais donné ce bel oiseau après l’avoir reçu moi-même du roi d’Osroène. L’enfant le nourrissait de sa main ; c’était une des rares possessions auxquelles il s’était attaché. Je refusai d’abord ; il insista gravement ; je compris qu’il attribuait à cette offre une signification extraordinaire, et j’acceptai par tendresse. Muni des instructions les plus détaillées, mon courrier Ménécratès partit chercher l’oiseau dans nos appartements du Sérapéum. Même au galop la course demanderait en tout plus de deux heures. Il n’était pas question de les passer dans le taudis malpropre de la magicienne, et Lucius se plaignait de l’humidité de la barque. Phlégon trouva un expédient : on s’installa tant bien que mal chez une proxénète, après s’être débarrassé du personnel de la maison ; Lucius décida de dormir ; je mis à profit cet intervalle pour dicter des dépêches ; Antinoüs s’étendit à mes pieds. Le calame de Phlégon grinçait sous la lampe. On touchait déjà à la dernière veille de la nuit quand Ménécratès rapporta l’oiseau, le gantelet, le capuchon et la chaîne.

Nous retournâmes chez la magicienne. Antinoüs décapuchonna son faucon, caressa longuement sa petite tête ensommeillée et sauvage, le remit à l’incantatrice qui commença une série de passes magiques. L’oiseau fasciné se rendormit. Il importait que la victime ne se débattît pas et que la mort parût volontaire. Enduite rituellement de miel et d’essence de rose, la bête inerte fut déposée au fond d’une cuve remplie d’eau du Nil ; la créature noyée s’assimilait à l’Osiris emporté par le courant du fleuve ; les années terrestres de l’oiseau s’ajoutaient aux miennes ; la petite âme solaire s’unissait au Génie de l’homme pour lequel on la sacrifiait ; ce Génie invisible pourrait désormais m’apparaître et me servir sous cette forme. Les longues manipulations qui suivirent ne furent pas plus intéressantes qu’une préparation de cuisine. Lucius bâillait. Les cérémonies imitèrent jusqu’au bout des funérailles humaines : les fumigations et les psalmodies traînèrent jusqu’à l’aube. On enferma l’oiseau dans un cercueil bourré d’aromates que la magicienne enterra devant nous au bord du canal, dans un cimetière abandonné. Elle s’accroupit ensuite sous un arbre pour compter une à une les pièces d’or de son salaire versées par Phlégon.

Nous remontâmes en barque. Un vent singulièrement froid soufflait. Lucius, assis près de moi, relevait du bout de ses doigts minces les couvertures de coton brodé ; par politesse, nous continuions à échanger à bâtons rompus des propos concernant les affaires et les scandales de Rome. Antinoüs, couché au fond de la barque, avait appuyé la tête sur mes genoux ; il feignait de dormir pour s’isoler de cette conversation qui ne l’incluait pas. Ma main glissait sur sa nuque, sous ses cheveux. Dans les moments les plus vains ou les plus ternes, j’avais ainsi le sentiment de rester en contact avec les grands objets naturels, l’épaisseur des forêts, l’échine musclée des panthères, la pulsation régulière des sources. Mais aucune caresse ne va jusqu’à l’âme. Le soleil brillait quand nous arrivâmes au Sérapéum ; les marchands de pastèques criaient leurs denrées par les rues. Je dormis jusqu’à l’heure de la séance du Conseil local, à laquelle j’assistai. J’ai su plus tard qu’Antinoüs profita de cette absence pour persuader Chabrias de l’accompagner à Canope. Il y retourna chez la magicienne.


Загрузка...