Chapitre 11


Ma vie était rentrée dans l’ordre, mais non pas l’empire. Le monde dont j’avais hérité ressemblait à un homme dans la force de l’âge, robuste encore, bien que montrant déjà, aux yeux d’un médecin, des signes imperceptibles d’usure, mais qui venait de passer par les convulsions d’une maladie grave. Les négociations reprirent, ouvertement désormais ; je fis répandre partout que Trajan lui-même m’en avait chargé avant de mourir. Je raturai d’un trait les conquêtes dangereuses : non seulement la Mésopotamie, où nous n’aurions pas pu nous maintenir, mais l’Arménie trop excentrique et trop lointaine, que je ne gardai qu’au rang d’État vassal. Deux ou trois difficultés, qui eussent fait traîner des années une conférence de paix si les principaux intéressés avaient eu avantage à la tirer en longueur, furent aplanies par l’entregent du marchand Opramoas, qui avait l’oreille des Satrapes. Je tâchai de faire passer dans les pourparlers cette ardeur que d’autres réservent pour le champ de bataille ; je forçai la paix. Mon partenaire la désirait d’ailleurs au moins autant que moi-même : les Parthes ne songeaient qu’à rouvrir leurs routes de commerce entre l’Inde et nous. Peu de mois après la grande crise, j’eus la joie de voir se reformer au bord de l’Oronte la file des caravanes ; les oasis se repeuplaient de marchands commentant les nouvelles à la lueur de feux de cuisine, rechargeant chaque matin avec leurs denrées, pour le transport en pays inconnu, un certain nombre de pensées, de mots, de coutumes bien à nous, qui peu à peu s’empareraient du globe plus sûrement que les légions en marche. La circulation de l’or, le passage des idées, aussi subtil que celui de l’air vital dans les artères, recommençaient au-dedans du grand corps du monde ; le pouls de la terre se remettait à battre.

La fièvre de la rébellion tombait à son tour. Elle avait été si violente, en Égypte, qu’on avait dû lever en toute hâte des milices paysannes en attendant nos troupes de renfort. Je chargeai immédiatement mon camarade Marcius Turbo d’y rétablir l’ordre, ce qu’il fit avec une fermeté sage. Mais l’ordre dans les rues ne me suffisait qu’à moitié ; je voulais, s’il se pouvait, le restaurer dans les esprits, ou plutôt l’y faire régner pour la première fois. Un séjour d’une semaine à Péluse s’employa tout entier à tenir la balance égale entre les Grecs et les Juifs, incompatibles éternels. Je ne vis rien de ce que j’aurais voulu voir : ni les rives du Nil, ni le Musée d’Alexandrie, ni les statues des temples ; à peine trouvai-je moyen de consacrer une nuit aux agréables débauches de Canope. Six interminables journées se passèrent dans la cuve bouillante du tribunal, protégée contre la chaleur du dehors par de longs rideaux de lattes qui claquaient au vent. D’énormes moustiques, la nuit, grésillaient autour des lampes. J’essayai de démontrer aux Grecs qu’ils n’étaient pas toujours les plus sages, aux Juifs qu’ils n’étaient nullement les plus purs. Les chansons satiriques dont ces Hellènes de basse espèce harcelaient leurs adversaires n’étaient guère moins bêtes que les grotesques imprécations des juiveries. Ces races qui vivaient porte à porte depuis des siècles n’avaient jamais eu la curiosité de se connaître, ni la décence de s’accepter. Les plaideurs épuisés qui cédaient la place, tard dans la nuit, me retrouvaient sur mon banc à l’aube, encore occupé à trier le tas d’ordures des faux témoignages ; les cadavres poignardés qu’on m’offrait comme pièces à conviction étaient souvent ceux de malades morts dans leur lit et volés aux embaumeurs. Mais chaque heure d’accalmie était une victoire, précaire comme elles le sont toutes ; chaque dispute arbitrée un précédent, un gage pour l’avenir. Il m’importait assez peu que l’accord obtenu fût extérieur, imposé du dehors, probablement temporaire : je savais que le bien comme le mal est affaire de routine, que le temporaire se prolonge, que l’extérieur s’infiltre au-dedans, et que le masque, à la longue, devient visage. Puisque la haine, la sottise, le délire ont des effets durables, je ne voyais pas pourquoi la lucidité, la justice, la bienveillance n’auraient pas les leurs. L’ordre aux frontières n’était rien si je ne persuadais pas ce fripier juif et ce charcutier grec de vivre tranquillement côte à côte.

La paix était mon but, mais point du tout mon idole ; le mot même d’idéal me déplairait comme trop éloigné du réel. J’avais songé à pousser jusqu’au bout mon refus des conquêtes en abandonnant la Dacie, et je l’eusse fait si j’avais pu sans folie rompre de front avec la politique de mon prédécesseur, mais mieux valait utiliser le plus sagement possible ces gains antérieurs à mon règne et déjà enregistrés par l’histoire. L’admirable Julius Bassus, premier gouverneur de cette province nouvellement organisée, était mort à la peine, comme j’avais failli moi-même succomber durant mon année aux frontières sarmates, tué par cette tâche sans gloire qui consiste à pacifier inlassablement un pays cru soumis. Je lui fis faire à Rome des funérailles triomphales, réservées d’ordinaire aux seuls empereurs ; cet hommage à un bon serviteur obscurément sacrifié fut ma dernière et discrète protestation contre la politique de conquêtes : je n’avais plus à la dénoncer tout haut depuis que j’étais maître d’y couper court. Par contre, une répression militaire s’imposait en Maurétanie, où les agents de Lusius Quiétus fomentaient des troubles ; elle ne nécessitait pas immédiatement ma présence. Il en allait de même en Bretagne, où les Calédoniens avaient profité des retraits de troupes occasionnés par la guerre d’Asie pour décimer les garnisons insuffisantes laissées aux frontières. Julius Sévérus s’y chargea du plus pressé, en attendant que la mise en ordre des affaires romaines me permît d’entreprendre ce lointain voyage. Mais j’avais à cœur de terminer moi-même la guerre sarmate restée en suspens, d’y jeter cette fois le nombre de troupes nécessaires pour en finir avec les déprédations des barbares. Car je refusais, ici comme partout, de m’assujettir à un système. J’acceptais la guerre comme un moyen vers la paix si les négociations n’y pouvaient suffire, à la façon du médecin se décidant pour le cautère après avoir essayé des simples. Tout est si compliqué dans les affaires humaines que mon règne pacifique aurait, lui aussi, ses périodes de guerre, comme la vie d’un grand capitaine a, bon gré mal gré, ses interludes de paix.

Avant de remonter vers le nord pour le règlement final du conflit sarmate, je revis Quiétus. Le boucher de Cyrène restait redoutable. Mon premier geste avait été de dissoudre ses colonnes d’éclaireurs numides ; il lui restait sa place au Sénat, son poste dans l’armée régulière, et cet immense domaine de sables occidentaux dont il pouvait se faire à son gré un tremplin ou un asile. Il m’invita à une chasse en Mysie, en pleine forêt, et machina savamment un accident dans lequel, avec un peu moins de chance ou d’agilité physique, j’eusse à coup sûr laissé ma vie. Mieux valait paraître ne rien soupçonner, patienter, attendre. Peu de temps plus tard, en Moésie Inférieure, à l’époque où la capitulation des princes sarmates me permettait d’envisager mon retour en Italie pour une date assez prochaine, un échange de dépêches chiffrées avec mon ancien tuteur m’apprit que Quiétus, rentré précipitamment à Rome, venait de s’y aboucher avec Palma. Nos ennemis fortifiaient leurs positions, reformaient leurs troupes. Aucune sécurité n’était possible tant que nous aurions contre nous ces deux hommes. J’écrivis à Attianus d’agir vite. Ce vieillard frappa comme la foudre. Il outrepassa mes ordres, et me débarrassa d’un seul coup de tout ce qui me restait d’ennemis déclarés. Le même jour, à peu d’heures de distance, Celsus fut exécuté à Baïes, Palma dans sa villa de Terracine, Nigrinus à Faventia sur le seuil de sa maison de plaisance. Quiétus périt en voyage, au sortir d’un conciliabule avec ses complices, sur le marchepied de la voiture qui le ramenait en ville. Une vague de terreur déferla sur Rome. Servianus, mon antique beau-frère, qui s’était en apparence résigné à ma fortune, mais qui escomptait avidement mes faux pas futurs, dut en ressentir un mouvement de joie qui fut sans doute de toute sa vie ce qu’il éprouva de mieux comme volupté. Tous les bruits sinistres qui couraient sur moi retrouvèrent créance.

Je reçus ces nouvelles sur le pont du navire qui me ramenait en Italie. Elles m’atterrèrent. On est toujours bien aise d’être soulagé de ses adversaires, mais mon tuteur avait montré pour les conséquences lointaines de son acte une indifférence de vieillard : il avait oublié que j’aurais à vivre avec les suites de ces meurtres pendant plus de vingt ans. Je pensais aux proscriptions d’Octave, qui avaient éclaboussé pour toujours la mémoire d’Auguste, aux premiers crimes de Néron qu’avaient suivis d’autres crimes. Je me rappelais les dernières années de Domitien, de cet homme médiocre, pas pire qu’un autre, que la peur infligée et subie avait peu à peu privé de forme humaine, mort en plein palais comme une bête traquée dans les bois. Ma vie publique m’échappait déjà : la première ligne de l’inscription portait, profondément entaillée, quelques mots que je n’effacerais plus. Le Sénat, ce grand corps si faible, mais qui devenait puissant dès qu’il était persécuté, n’oublierait jamais que quatre hommes sortis de ses rangs avaient été exécutés sommairement par mon ordre ; trois intrigants et une brute féroce feraient ainsi figure de martyrs. J’avisai immédiatement Attianus d’avoir à me rejoindre à Brundisium pour me répondre de ses actes.

Il m’attendait à deux pas du port, dans une des chambres de l’auberge tournée vers l’Orient où jadis mourut Virgile. Il vint en boitillant me recevoir sur le seuil ; il souffrait d’une crise de goutte. Sitôt seul avec lui, j’éclatai en reproches : un règne que je voulais modéré, exemplaire, commençait par quatre exécutions, dont l’une seulement était indispensable, et qu’on avait dangereusement négligé d’entourer de formes légales. Cet abus de force me serait d’autant plus reproché que je m’appliquerais par la suite à être clément, scrupuleux, ou juste ; on s’en servirait pour prouver que mes prétendues vertus n’étaient qu’une série de masques, pour me fabriquer une banale légende de tyran qui me suivrait peut-être jusqu’à la fin de l’Histoire. J’avouai ma peur : je ne me sentais pas plus exempt de cruauté que d’aucune tare humaine : j’accueillais le lieu commun qui veut que le crime appelle le crime, l’image de l’animal qui a une fois goûté au sang. Un vieil ami dont la loyauté m’avait paru sûre s’émancipait déjà, profitant de faiblesses qu’il avait cru remarquer en moi ; il s’était arrangé, sous couleur de me servir, pour régler un compte personnel avec Nigrinus et Palma. Il compromettait mon œuvre de pacification ; il me préparait le plus noir des retours à Rome.

Le vieil homme demanda la permission de s’asseoir, plaça sur un tabouret sa jambe enveloppée de bandelettes. Tout en parlant, je remontais une couverture sur ce pied malade. Il me laissait aller, avec le sourire d’un grammairien qui écoute son élève se tirer assez bien d’une récitation difficile. Quand j’eus fini, il me demanda posément ce que j’avais compté faire des ennemis du régime. On saurait, s’il le fallait, prouver que ces quatre hommes avaient comploté ma mort ; ils avaient en tout cas intérêt à le faire. Tout passage d’un règne à un autre entraîne ses opérations de nettoyage ; il s’était chargé de celle-ci pour me laisser les mains propres. Si l’opinion publique réclamait une victime, rien n’était plus simple que de lui enlever son poste de préfet du prétoire. Il avait prévu cette mesure ; il m’avisait de la prendre. Et s’il fallait davantage pour concilier le Sénat, il m’approuverait d’aller jusqu’à la relégation ou l’exil.

Attianus avait été le tuteur auquel on soutire de l’argent, le conseiller des jours difficiles, l’agent fidèle, mais c’était la première fois que je regardais avec attention ce visage aux bajoues soigneusement rasées, ces mains déformées tranquillement rejointes sur le pommeau d’une canne d’ébène. Je connaissais assez bien les divers éléments de son existence d’homme prospère : sa femme, qui lui était chère, et dont la santé exigeait des soins, ses filles mariées, et leurs enfants, pour lesquels il avait des ambitions, à la fois modestes et tenaces, comme l’avaient été les siennes propres ; son amour des plats fins ; son goût décidé pour les camées grecs et les jeunes danseuses. Il m’avait donné la préséance sur toutes ces choses : depuis trente ans, son premier souci avait été de me protéger, puis de me servir. À moi, qui ne m’étais encore préféré que des idées, des projets, ou tout au plus une image future de moi-même, ce banal dévouement d’homme à homme semblait prodigieux, insondable. Personne n’en est digne, et je continue à ne pas me l’expliquer. Je suivis son conseil : il perdit son poste. Son mince sourire me montra qu’il s’attendait à être pris au mot. Il savait bien qu’aucune sollicitude intempestive envers un vieil ami ne m’empêcherait jamais d’adopter le parti le plus sage ; ce fin politique ne m’aurait pas voulu autrement. Il ne faudrait pas s’exagérer l’étendue de sa disgrâce : après quelques mois d’éclipse, je réussis à le faire entrer au Sénat. C’était le plus grand honneur que je pusse accorder à cet homme d’ordre équestre. Il eut une vieillesse facile de riche chevalier romain, nanti de l’influence que lui valait sa connaissance parfaite des familles et des affaires ; j’ai souvent été son hôte dans sa villa des monts d’Albe. N’importe : j’avais, comme Alexandre à la veille d’une bataille, sacrifié à la Peur avant mon entrée à Rome : il m’arrive de compter Attianus parmi mes victimes humaines.


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