Chapitre 13


Rome n’est plus dans Rome : elle doit périr, ou s’égaler désormais à la moitié du monde. Ces toits, ces terrasses, ces îlots de maisons que le soleil couchant dore d’un si beau rose ne sont plus, comme au temps de nos rois, craintivement entourés de remparts ; j’ai reconstruit moi-même une bonne partie de ceux-ci le long des forêts germaniques et sur les landes bretonnes. Chaque fois que j’ai regardé de loin, au détour de quelque route ensoleillée, une acropole grecque, et sa ville parfaite comme une fleur, reliée à sa colline comme le calice à sa tige, je sentais que cette plante incomparable était limitée par sa perfection même, accomplie sur un point de l’espace et dans un segment du temps. Sa seule chance d’expansion, comme celle des plantes, était sa graine : la semence d’idées dont la Grèce a fécondé le monde. Mais Rome plus lourde, plus informe, plus vaguement étalée dans sa plaine au bord de son fleuve, s’organisait vers des développements plus vastes : la cité est devenue l’État. J’aurais voulu que l’État s’élargît encore, devînt ordre du monde, ordre des choses. Des vertus qui suffisaient pour la petite ville des sept collines auraient à s’assouplir, à se diversifier, pour convenir à toute la terre. Rome, que j’osai le premier qualifier d’éternelle, s’assimilerait de plus en plus aux déesses-mères des cultes d’Asie : progénitrice des jeunes hommes et des moissons, serrant contre son sein des lions et des ruches d’abeilles. Mais toute création humaine qui prétend à l’éternité doit s’adapter au rythme changeant des grands objets naturels, s’accorder au temps des astres. Notre Rome n’est plus la bourgade pastorale du vieil Évandre, grosse d’un avenir qui est déjà en partie passé ; la Rome de proie de la République a rempli son rôle ; la folle capitale des premiers Césars tend d’elle-même à s’assagir ; d’autres Romes viendront, dont j’imagine mal le visage, mais que j’aurai contribué à former. Quand je visitais les villes antiques, saintes, mais révolues, sans valeur présente pour la race humaine, je me promettais d’éviter à ma Rome ce destin pétrifié d’une Thèbes, d’une Babylone ou d’une Tyr. Elle échapperait à son corps de pierre ; elle se composerait du mot d’État, du mot de citoyenneté, du mot de république, une plus sûre immortalité. Dans les pays encore incultes, sur les bords du Rhin, du Danube, ou de la mer des Bataves, chaque village défendu par une palissade de pieux me rappelait la hutte de roseaux, le tas de fumier où nos jumeaux romains dormaient gorgés de lait de louve : ces métropoles futures reproduiraient Rome. Aux corps physiques des nations et des races, aux accidents de la géographie et de l’histoire, aux exigences disparates des dieux ou des ancêtres, nous aurions à jamais superposé, mais sans rien détruire, l’unité d’une conduite humaine, l’empirisme d’une expérience sage. Rome se perpétuerait dans la moindre petite ville où des magistrats s’efforcent de vérifier les poids des marchands, de nettoyer et d’éclairer leurs rues, de s’opposer au désordre, à l’incurie, à la peur, à l’injustice, de réinterpréter raisonnablement les lois. Elle ne périrait qu’avec la dernière cité des hommes.

Humanitas, Félicitas, Libertas : ces beaux mots qui figurent sur les monnaies de mon règne, je ne les ai pas inventés. N’importe quel philosophe grec, presque tout Romain cultivé se propose du monde la même image que moi. Mis en présence d’une loi injuste, parce que trop rigoureuse, j’ai entendu Trajan s’écrier que son exécution ne répondait plus à l’esprit des temps. Mais cet esprit des temps, j’aurais peut-être été le premier à y subordonner consciemment tous mes actes, à en faire autre chose que le rêve fumeux d’un philosophe ou l’aspiration un peu vague d’un bon prince. Et je remerciais les dieux, puisqu’ils m’avaient accordé de vivre à une époque où la tâche qui m’était échue consistait à réorganiser prudemment un monde, et non à extraire du chaos une matière encore informe, ou à se coucher sur un cadavre pour essayer de le ressusciter. Je me félicitais que notre passé fût assez long pour nous fournir d’exemples, et pas assez lourd pour nous en écraser ; que le développement de nos techniques fût arrivé à ce point où il facilitait l’hygiène des villes, la prospérité des peuples, et pas à cet excès où il risquerait d’encombrer l’homme d’acquisitions inutiles ; que nos arts, arbres un peu lassés par l’abondance de leurs dons, fussent encore capables de quelques fruits délicieux. Je me réjouissais que nos religions vagues et vénérables, décantées de toute intransigeance ou de tout rite farouche, nous associassent mystérieusement aux songes les plus antiques de l’homme et de la terre, mais sans nous interdire une explication laïque des faits, une vue rationnelle de la conduite humaine. Il me plaisait enfin que ces mots même d’Humanité, de Liberté, de Bonheur, n’eussent pas encore été dévalués par trop d’applications ridicules.

Je vois une objection à tout effort pour améliorer la condition humaine : c’est que les hommes en sont peut-être indignes. Mais je l’écarté sans peine : tant que le rêve de Caligula restera irréalisable, et que le genre humain tout entier ne se réduira pas à une seule tête offerte au couteau, nous aurons à le tolérer, à le contenir, à l’utiliser pour nos fins ; notre intérêt bien entendu sera de le servir. Mon procédé se basait sur une série d’observations faites de longue date sur moi même : toute explication lucide m’a toujours convaincu, toute politesse m’a conquis, tout bonheur m’a presque toujours rendu sage. Et je n’écoutais que d’une oreille les gens bien intentionnés qui disent que le bonheur énerve, que la liberté amollit, que l’humanité corrompt ceux sur lesquels elle s’exerce. Il se peut : mais, dans l’état habituel du monde, c’est refuser de nourrir convenablement un homme émacié de peur que dans quelques années il lui arrive de souffrir de pléthore. Quand on aura allégé le plus possible les servitudes inutiles, évité les malheurs non nécessaires, il restera toujours, pour tenir en haleine les vertus héroïques de l’homme, la longue série des maux véritables, la mort, la vieillesse, les maladies non guérissables, l’amour non partagé, l’amitié rejetée ou trahie, la médiocrité d’une vie moins vaste que nos projets et plus terne que nos songes : tous les malheurs causés par la divine nature des choses.

Il faut l’avouer, je crois peu aux lois. Trop dures, on les enfreint, et avec raison. Trop compliquées, l’ingéniosité humaine trouve facilement à se glisser entre les mailles de cette nasse traînante et fragile. Le respect des lois antiques correspond à ce qu’a de plus profond la pitié humaine ; il sert aussi d’oreiller à l’inertie des juges. Les plus vieilles participent de cette sauvagerie qu’elles s’évertuaient à corriger ; les plus vénérables sont encore le produit de la force. La plupart de nos lois pénales n’atteignent, heureusement peut-être, qu’une petite partie des coupables ; nos lois civiles ne seront jamais assez souples pour s’adapter à l’immense et fluide variété des faits. Elles changent moins vite que les mœurs ; dangereuses quand elles retardent sur celles-ci, elles le sont davantage quand elles se mêlent de les précéder. Et cependant, de cet amas d’innovations périlleuses ou de routines surannées, émergent çà et là, comme en médecine, quelques formules utiles. Les philosophes grecs nous ont enseigné à connaître un peu mieux la nature humaine ; nos meilleurs juristes travaillent depuis quelques générations dans la direction du sens commun. J’ai effectué moi-même quelques-unes de ces réformes partielles qui sont les seules durables. Toute loi trop souvent transgressée est mauvaise : c’est au législateur à l’abroger ou à la changer, de peur que le mépris où cette folle ordonnance est tombée ne s’étende à d’autres lois plus justes. Je me proposais pour but une prudente absence de lois superflues, un petit groupe fermement promulgué de décisions sages. Le moment semblait venu de réévaluer toutes les prescriptions anciennes dans l’intérêt de l’humanité.

En Espagne, aux environs de Tarragone, un jour où je visitais seul une exploitation minière à demi abandonnée, un esclave dont la vie déjà longue s’était passée presque tout entière dans ces corridors souterrains se jeta sur moi avec un couteau. Point illogiquement, il se vengeait sur l’empereur de ses quarante-trois ans de servitude. Je le désarmai facilement ; je le remis à mon médecin ; sa fureur tomba ; il se transforma en ce qu’il était vraiment, un être pas moins sensé que les autres, et plus fidèle que beaucoup. Ce coupable que la loi sauvagement appliquée eût fait exécuter sur-le-champ devint pour moi un serviteur utile. La plupart des hommes ressemblent à cet esclave : ils ne sont que trop soumis ; leurs longues périodes d’hébétude sont coupées de quelques révoltes aussi brutales qu’inutiles. Je voulais voir si une liberté sagement entendue n’en eût pas tiré davantage, et je m’étonne que pareille expérience n’ait pas tenté plus de princes. Ce barbare condamné au travail des mines devint pour moi l’emblème de tous nos esclaves, de tous nos barbares. Il ne me semblait pas impossible de les traiter comme j’avais traité cet homme, de les rendre inoffensifs à force de bonté, pourvu qu’ils sussent d’abord que la main qui les désarmait était sûre. Tous les peuples ont péri jusqu’ici par manque de générosité : Sparte eût survécu plus longtemps si elle avait intéressé les Hilotes à sa survie ; Atlas cesse un beau jour de soutenir le poids du ciel, et sa révolte ébranle la terre. J’aurais voulu reculer le plus possible, éviter s’il se peut, le moment où les barbares au-dehors, les esclaves au-dedans, se rueront sur un monde qu’on leur demande de respecter de loin ou de servir d’en bas, mais dont les bénéfices ne sont pas pour eux. Je tenais à ce que la plus déshéritée des créatures, l’esclave nettoyant les cloaques des villes, le barbare affamé rôdant aux frontières, eût intérêt à voir durer Rome.

Je doute que toute la philosophie du monde parvienne à supprimer l’esclavage : on en changera tout au plus le nom. Je suis capable d’imaginer des formes de servitude pires que les nôtres, parce que plus insidieuses : soit qu’on réussisse à transformer les hommes en machines stupides et satisfaites, qui se croient libres alors qu’elles sont asservies, soit qu’on développe chez eux, à l’exclusion des loisirs et des plaisirs humains, un goût du travail aussi forcené que la passion de la guerre chez les races barbares. À cette servitude de l’esprit, ou de l’imagination humaine, je préfère encore notre esclavage de fait. Quoi qu’il en soit, l’horrible état qui met l’homme à la merci d’un autre homme demande à être soigneusement réglé par la loi. J’ai veillé à ce que l’esclave ne fût plus cette marchandise anonyme qu’on vend sans tenir compte des liens de famille qu’il s’est créés, cet objet méprisable dont un juge n’enregistre le témoignage qu’après l’avoir soumis à la torture, au lieu de l’accepter sous serment. J’ai défendu qu’on l’obligeât aux métiers déshonorants ou dangereux, qu’on le vendît aux tenanciers de maisons de prostitution ou aux écoles de gladiateurs. Que ceux qui se plaisent à ces professions les exercent seuls : elles n’en seront que mieux exercées. Dans les fermes, où les régisseurs abusent de sa force, j’ai remplacé le plus possible l’esclave par des colons libres. Nos recueils d’anecdotes sont pleins d’histoires de gourmets jetant leurs domestiques aux murènes, mais les crimes scandaleux et facilement punissables sont peu de chose au prix de milliers de monstruosités banales, journellement perpétrées par des gens de bien au cœur sec que personne ne songe à inquiéter. On s’est récrié quand j’ai banni de Rome une patricienne riche et considérée qui maltraitait ses vieux esclaves ; le moindre ingrat qui néglige ses parents infirmes choque davantage la conscience publique, mais je vois peu de différence entre ces deux formes d’inhumanité.

La condition des femmes est déterminée par d’étranges coutumes : elles sont à la fois assujetties et protégées, faibles et puissantes, trop méprisées et trop respectées. Dans ce chaos d’usages contradictoires, le fait de société se superpose au fait de nature : encore n’est-il pas facile de les distinguer l’un de l’autre. Cet état de choses si confus est partout plus stable qu’il ne paraît l’être : dans l’ensemble, les femmes se veulent telles qu’elles sont ; elles résistent au changement ou l’utilisent à leurs seules et mêmes fins. La liberté des femmes d’aujourd’hui, plus grande ou du moins plus visible qu’aux temps anciens, n’est guère qu’un des aspects de la vie plus facile des époques prospères ; les principes, et même les préjugés d’autrefois, n’ont pas été sérieusement entamés. Sincères ou non, les éloges officiels et les inscriptions tombales continuent à prêter à nos matrones ces mêmes vertus d’industrie, de chasteté, d’austérité, qu’on exigeait d’elles sous la République. Ces changements réels ou supposés n’ont d’ailleurs modifié en rien l’éternelle licence de mœurs du petit peuple, ni la perpétuelle pruderie bourgeoise, et le temps seul les prouvera durables. La faiblesse des femmes, comme celle des esclaves, tient à leur condition légale ; leur force prend sa revanche dans les petites choses où la puissance qu’elles exercent est presque illimitée. J’ai rarement vu d’intérieur de maison où les femmes ne régnaient pas ; j’y ai souvent vu régner aussi l’intendant, le cuisinier, ou l’affranchi. Dans l’ordre financier, elles restent légalement soumises à une forme quelconque de tutelle ; en pratique, dans chaque échoppe de Suburre, c’est d’ordinaire la marchande de volailles ou la fruitière qui se carre en maîtresse au comptoir. L’épouse d’Attianus gérait les biens de la famille avec un admirable génie d’homme d’affaires. Les lois devraient le moins possible différer des usages : j’ai accordé à la femme une liberté accrue d’administrer sa fortune, de tester ou d’hériter. J’ai insisté pour qu’aucune fille ne fût mariée sans son consentement : ce viol légal est aussi répugnant qu’un autre. Le mariage est leur grande affaire ; il est bien juste qu’elles ne la concluent que de plein gré.

Une partie de nos maux provient de ce que trop d’hommes sont honteusement riches, ou désespérément pauvres. Par bonheur, un équilibre tend de nos jours à s’établir entre ces deux extrêmes : les fortunes colossales d’empereurs et d’affranchis sont choses du passé : Trimalcion et Néron sont morts. Mais tout est à faire dans l’ordre d’un intelligent ré-agencement économique du monde. En arrivant au pouvoir, j’ai renoncé aux contributions volontaires faites par les villes à l’empereur, qui ne sont qu’un vol déguisé. Je te conseille d’y renoncer à ton tour. L’annulation complète des dettes des particuliers à l’État était une mesure plus risquée, mais nécessaire pour faire table rase après dix ans d’économie de guerre. Notre monnaie s’est dangereusement déprimée depuis un siècle : c’est pourtant au taux de nos pièces d’or que s’évalue l’éternité de Rome : à nous de leur rendre leur valeur et leur poids solidement mesurés en choses. Nos terres ne sont cultivées qu’au hasard : seuls, des districts privilégiés, l’Égypte, l’Afrique, la Toscane, et quelques autres, ont su se créer des communautés paysannes savamment exercées à la culture du blé ou de la vigne. Un de mes soucis était de soutenir cette classe, d’en tirer des instructeurs pour des populations villageoises plus primitives ou plus routinières, moins habiles. J’ai mis fin au scandale des terres laissées en jachère par de grands propriétaires peu soucieux du bien public : tout champ non cultivé depuis cinq ans appartient désormais au laboureur qui se charge d’en tirer parti. Il en va à peu près de même des exploitations minières. La plupart de nos riches font d’énormes dons à l’État, aux institutions publiques, au prince. Beaucoup agissent ainsi par intérêt, quelques uns par vertu, presque tous finalement y gagnent. Mais j’aurais voulu voir leur générosité prendre d’autres formes que celle de l’ostentation dans l’aumône, leur enseigner à augmenter sagement leurs biens dans l’intérêt de la communauté, comme ils ne l’ont fait jusqu’ici que pour enrichir leurs enfants. C’est dans cet esprit que j’ai pris moi-même en main la gestion du domaine impérial : personne n’a le droit de traiter la terre comme l’avare son pot d’or.

Nos marchands sont parfois nos meilleurs géographes, nos meilleurs astronomes, nos plus savants naturalistes. Nos banquiers comptent parmi nos plus habiles connaisseurs d’hommes. J’utilisais les compétences ; je luttais de toutes mes forces contre les empiétements. L’appui donné aux armateurs a décuplé les échanges avec les nations étrangères ; j’ai réussi ainsi à supplémenter à peu de frais la coûteuse flotte impériale : en ce qui concerne les importations de l’Orient et de l’Afrique, l’Italie est une île, et dépend des courtiers du blé pour sa subsistance depuis qu’elle n’y fournit plus elle-même ; le seul moyen de parer aux dangers de cette situation est de traiter ces hommes d’affaires indispensables en fonctionnaires surveillés de près. Nos vieilles provinces sont arrivées dans ces dernières années à un état de prospérité qu’il n’est pas impossible d’augmenter encore, mais il importe que cette prospérité serve à tous, et non pas seulement à la banque d’Hérode Atticus ou au petit spéculateur qui accapare toute l’huile d’un village grec. Aucune loi n’est trop dure qui permette de réduire le nombre des intermédiaires dont fourmillent nos villes : race obscène et ventrue, chuchotant dans toutes les tavernes, accoudée à tous les comptoirs, prête à saper toute politique qui ne l’avantage pas sur-le-champ. Une répartition judicieuse des greniers de l’État aide à enrayer l’inflation scandaleuse des prix en temps de disette, mais je comptais surtout sur l’organisation des producteurs eux-mêmes, des vignerons gaulois, des pêcheurs du Pont-Euxin dont la misérable pitance est dévorée par les importateurs de caviar et de poisson salé qui s’engraissent de leurs travaux et de leurs dangers. Un de mes plus beaux jours fut celui où je persuadai un groupe de marins de l’Archipel de s’associer en corporation, et de traiter directement avec les boutiquiers des villes. Je ne me suis jamais senti plus utilement prince.

Trop souvent, la paix n’est pour l’armée qu’une période de désœuvrement turbulent entre deux combats : l’alternative à l’inaction ou au désordre est la préparation en vue d’une guerre déterminée, puis la guerre. Je rompis avec ces routines ; mes perpétuelles visites aux avant-postes n’étaient qu’un moyen parmi beaucoup d’autres pour maintenir cette armée pacifique en état d’activité utile. Partout, en terrain plat comme en montagne, au bord de la forêt comme en plein désert, la légion étale ou concentre ses bâtiments toujours pareils, ses champs de manœuvres, ses baraquements construits à Cologne pour résister à la neige, à Lambèse à la tempête de sable, ses magasins dont j’avais fait vendre le matériel inutile, son cercle d’officiers auquel préside une statue du prince. Mais cette uniformité n’est qu’apparente : ces quartiers interchangeables contiennent la foule chaque fois différente des troupes auxiliaires ; toutes les races apportent à l’armée leurs vertus et leurs armes particulières, leur génie de fantassins, de cavaliers, ou d’archers. J’y retrouvais à l’état brut cette diversité dans l’unité qui fut mon but impérial. J’ai permis aux soldats l’emploi de leurs cris de guerre nationaux et de commandements donnés dans leurs langues ; j’ai sanctionné les unions des vétérans avec les femmes barbares et légitimé leurs enfants. Je m’efforçais ainsi d’adoucir la sauvagerie de la vie des camps, de traiter ces hommes simples en hommes. Au risque de les rendre moins mobiles, je les voulais attachés au coin de terre qu’ils se chargeaient de défendre ; je n’hésitai pas à régionaliser l’armée. J’espérais rétablir à l’échelle de l’empire l’équivalent des milices de la jeune République, où chaque homme défendait son champ et sa ferme. Je travaillais surtout à développer l’efficacité technique des légions ; j’entendais me servir de ces centres militaires comme d’un levier de civilisation, d’un coin assez solide pour entrer peu à peu là où les instruments plus délicats de la vie civile se fussent émoussés. L’armée devenait un trait d’union entre le peuple de la forêt, de la steppe et du marécage, et l’habitant raffiné des villes, école primaire pour barbares, école d’endurance et de responsabilité pour le Grec lettré ou le jeune chevalier habitué aux aises de Rome. Je connaissais personnellement les côtés pénibles de cette vie, et aussi ses facilités, ses subterfuges. J’annulai les privilèges ; j’interdis les congés trop fréquents accordés aux officiers ; je fis débarrasser les camps de leurs salles de banquets, de leurs pavillons de plaisir et de leurs coûteux jardins. Ces bâtiments inutiles devinrent des infirmeries, des hospices pour vétérans. Nous recrutions nos soldats à un âge trop tendre, et nous les gardions trop vieux, ce qui était à la fois peu économique et cruel. J’ai changé tout cela. La Discipline Auguste se doit de participer à l’humanité du siècle.

Nous sommes des fonctionnaires de l’État, nous ne sommes pas des Césars. Cette plaignante avait raison, que je refusais un jour d’écouter jusqu’au bout, et qui s’écria que si le temps me manquait pour l’entendre, le temps me manquait pour régner. Les excuses que je lui fis n’étaient pas de pure forme. Et pourtant, le temps manque : plus l’empire grandit, plus les différents aspects de l’autorité tendent à se concentrer dans les mains du fonctionnaire-chef ; cet homme pressé doit nécessairement se décharger sur d’autres d’une partie de ses tâches ; son génie va consister de plus en plus à s’entourer d’un personnel sûr. Le grand crime de Claude ou de Néron fut de laisser paresseusement leurs affranchis ou leurs esclaves s’emparer de ces rôles d’agents, de conseillers, et de délégués du maître. Une portion de ma vie et de mes voyages s’est passée à choisir les chefs de file d’une bureaucratie nouvelle, à les exercer, à assortir le plus judicieusement qu’il se peut les talents aux places, à ouvrir d’utiles possibilités d’emploi à cette classe moyenne dont dépend l’État. Je vois le danger de ces armées civiles : il tient en un mot : l’établissement de routines. Ces rouages montés pour des siècles se fausseront si l’on n’y prend garde ; c’est au maître à en régler sans cesse les mouvements, à en prévoir ou à en réparer l’usure. Mais l’expérience démontre qu’en dépit de nos soins infinis pour choisir nos successeurs, les empereurs médiocres seront toujours les plus nombreux, et qu’il règne au moins un insensé par siècle. En temps de crise, ces bureaux bien organisés pourront continuer à vaquer à l’essentiel, remplir l’intérim, parfois fort long, entre un prince sage et un autre prince sage. Certains empereurs traînent derrière eux des files de barbares liés par le cou, d’interminables processions de vaincus. L’élite des fonctionnaires que j’ai entrepris de former me fait autrement cortège. Le conseil du prince : c’est grâce à ceux qui le composent que j’ai pu m’absenter de Rome pendant des années, et n’y rentrer qu’en passant. Je correspondais avec eux par les courriers les plus rapides ; en cas de danger, par les signaux des sémaphores. Ils ont formé à leur tour d’autres auxiliaires utiles. Leur compétence est mon œuvre ; leur activité bien réglée m’a permis de m’employer moi-même ailleurs. Elle va me permettre sans trop d’inquiétude de m’absenter dans la mort.

Sur vingt ans de pouvoir, j’en ai passé douze sans domicile fixe. J’occupais à tour de rôle les palais des marchands d’Asie, les sages maisons grecques, les belles villas munies de bains et de calorifères des résidents romains de la Gaule, les huttes ou les fermes. La tente légère, l’architecture de toile et de cordes, était encore la préférée. Les navires n’étaient pas moins variés que les logis terrestres : j’eus le mien, pourvu d’un gymnase et d’une bibliothèque, mais je me défiais trop de toute fixité pour m’attacher à aucune demeure, même mouvante. La barque de plaisance d’un millionnaire syrien, les vaisseaux de haut bord de la flotte, ou le caïque d’un pêcheur grec convenaient tout aussi bien. Le seul luxe était la vitesse et tout ce qui la favorise, les meilleurs chevaux, les voitures les mieux suspendues, les bagages les moins encombrants, les vêtements et les accessoires les mieux appropriés au climat. Mais la grande ressource était avant tout l’état parfait du corps : une marche forcée de vingt lieues n’était rien, une nuit sans sommeil n’était considérée que comme une invitation à penser. Peu d’hommes aiment longtemps le voyage, ce bris perpétuel de toutes les habitudes, cette secousse sans cesse donnée à tous les préjugés. Mais je travaillais à n’avoir nul préjugé et peu d’habitudes. J’appréciais la profondeur délicieuse des lits, mais aussi le contact et l’odeur de la terre nue, les inégalités de chaque segment de la circonférence du monde. J’étais fait à la variété des nourritures, gruau britannique ou pastèque africaine. Il m’arriva un jour de goûter au gibier à demi pourri qui fait les délices de certaines peuplades germaniques : j’en vomis, mais l’expérience fut tentée. Fort décidé dans mes préférences en amour, je craignais même là les routines. Ma suite bornée à l’indispensable ou à l’exquis m’isolait peu du reste du monde ; je veillais à ce que mes mouvements restassent libres, mon abord facile. Les provinces, ces grandes unités officielles dont j’avais moi-même choisi les emblèmes, la Britannia sur son siège de rochers ou la Dacie et son cimeterre, se dissociaient en forêts dont j’avais cherché l’ombre, en puits où j’avais bu, en individus rencontrés au hasard des haltes, en visages connus, parfois aimés. Je connaissais chaque mille de nos routes, le plus beau don peut-être que Rome ait fait à la terre. Mais le moment inoubliable était celui où la route s’arrêtait au flanc d’une montagne, où l’on se hissait de crevasse en crevasse, de bloc en bloc, pour assister à l’aurore du haut d’un pic des Pyrénées ou des Alpes.

Quelques hommes avant moi avaient parcouru la terre : Pythagore, Platon, une douzaine de sages, et bon nombre d’aventuriers. Pour la première fois, le voyageur était en même temps le maître, pleinement libre de voir, de réformer, de créer. C’était ma chance, et je me rendais compte que des siècles peut-être passeraient avant que se reproduisît cet heureux accord d’une fonction, d’un tempérament, d’un monde. Et c’est alors que je m’aperçus de l’avantage qu’il y a à être un homme nouveau, et un homme seul, fort peu marié, sans enfants, presque sans ancêtres, Ulysse sans autre Ithaque qu’intérieure. Il faut faire ici un aveu que je n’ai fait à personne : je n’ai jamais eu le sentiment d’appartenir complètement à aucun lieu, pas même à mon Athènes bien-aimée, pas même à Rome. Étranger partout, je ne me sentais particulièrement isolé nulle part. J’exerçais en cours de route les différentes professions dont se compose le métier d’empereur : j’endossais la vie militaire comme un vêtement devenu commode à force d’avoir été porté. Je me remettais sans peine à parler le langage des camps, ce latin déformé par la pression des langues barbares, semé de jurons rituels et de plaisanteries faciles ; je me réhabituais à l’encombrant équipement des jours de manœuvres, à ce changement d’équilibre que produit dans tout le corps la présence au bras gauche du lourd bouclier. Le long métier de comptable m’astreignait partout davantage, qu’il s’agît d’apurer les comptes de la province d’Asie ou ceux d’une petite bourgade britannique endettée par l’érection d’un établissement thermal. J’ai déjà parlé du métier de juge. Des similitudes tirées d’autres emplois me venaient à l’esprit : je pensais au médecin ambulant guérissant les gens de porte en porte, à l’ouvrier de la voirie appelé pour réparer une chaussée ou ressouder une conduite d’eau, au surveillant qui court d’un bout à l’autre du banc des navires, encourageant les rameurs, mais utilisant son fouet le moins possible. Et aujourd’hui, sur les terrasses de la Villa, regardant les esclaves émonder les branches ou sarcler les plates-bandes, je pense surtout au sage va-et-vient du jardinier.

Les artisans que j’emmenais dans mes tournées me causèrent peu de soucis : leur goût du voyage égalait le mien. Mais j’eus des difficultés avec les hommes de lettres. L’indispensable Phlégon a des défauts de vieille femme, mais c’est le seul secrétaire qui ait résisté à l’usage : il est encore là. Le poète Florus, à qui j’offris un secrétariat en langue latine, s’écria partout qu’il n’aurait pas voulu être César et avoir à supporter les froids scythes et les pluies bretonnes. Les longues randonnées à pied ne lui disaient rien non plus. De mon côté, je lui laissais volontiers les délices de la vie littéraire romaine, les tavernes où l’on se rencontre pour échanger chaque soir les mêmes bons mots et se faire fraternellement piquer des mêmes moustiques. J’avais donné à Suétone la place de curateur des archives, qui lui permit d’accéder aux documents secrets dont il avait besoin pour ses biographies des Césars. Cet habile homme si bien surnommé Tranquillus n’était concevable qu’à l’intérieur d’une bibliothèque : il resta à Rome, où il devint l’un des familiers de ma femme, un membre de ce petit cercle de conservateurs mécontents qui se réunissaient chez elle pour critiquer le train dont va le monde. Ce groupe me plaisait peu : je fis mettre à la retraite Tranquillus, qui s’en alla dans sa maisonnette des monts sabins rêver en paix aux vices de Tibère. Favorinus d’Arles eut quelque temps un secrétariat grec : ce nain à voix flûtée n’était pas dépourvu de finesse. C’était un des esprits les plus faux que j’aie rencontrés ; nous nous disputions, mais son érudition m’enchantait. Je m’amusais de son hypocondrie, qui le faisait s’occuper de sa santé comme un amant d’une maîtresse aimée. Son serviteur hindou lui préparait du riz venu à grands frais d’Orient ; par malheur, ce cuisinier exotique parlait fort mal le grec, et fort peu en aucune langue : il ne m’apprit rien sur les merveilles de son pays natal. Favorinus se flattait d’avoir accompli dans sa vie trois choses assez rares : Gaulois, il s’était hellénisé mieux que personne ; homme de peu, il se querellait sans cesse avec l’empereur, et ne s’en portait pas plus mal pour cela, singularité qui d’ailleurs était toute à mon crédit ; impuissant, il payait continuellement l’amende pour adultère. Et il est vrai que ses admiratrices de province lui créaient des ennuis dont j’eus plus d’une fois à le tirer. Je m’en lassai, et Eudémon prit sa place. Mais, dans l’ensemble, j’ai été étrangement bien servi. Le respect de ce petit groupe d’amis et d’employés a survécu, les dieux savent comment, à l’intimité brutale des voyages ; leur discrétion a été plus étonnante encore, si possible, que leur fidélité. Les Suétones de l’avenir auront fort peu d’anecdotes à récolter sur moi. Ce que le public sait de ma vie, je l’ai révélé moi-même. Mes amis m’ont gardé mes secrets, les politiques et les autres ; il est juste de dire que j’en fis souvent autant pour eux.

Construire, c’est collaborer avec la terre : c’est mettre une marque humaine sur un paysage qui en sera modifié à jamais ; c’est contribuer aussi à ce lent changement qui est la vie des villes. Que de soins pour trouver l’emplacement exact d’un pont ou d’une fontaine, pour donner à une route de montagne cette courbe la plus économique qui est en même temps la plus pure… L’élargissement de la route de Mégare transformait le paysage des roches skyroniennes ; les quelque deux mille stades de voie dallée, munie de citernes et de postes militaires, qui unissent Antinoé à la Mer Rouge, faisaient succéder au désert l’ère de la sécurité à celle du danger. Ce n’était pas trop de tout le revenu de cinq cents villes d’Asie pour construire un système d’aqueducs en Troade ; l’aqueduc de Carthage repayait en quelque sorte les duretés des guerres puniques. Élever des fortifications était en somme la même chose que construire des digues : c’était trouver la ligne sur laquelle une berge ou un empire peut être défendu, le point où l’assaut des vagues ou celui des barbares sera contenu, arrêté, brisé. Creuser des ports, c’était féconder la beauté des golfes. Fonder des bibliothèques, c’était encore construire des greniers publics, amasser des réserves contre un hiver de l’esprit qu’à certains signes, malgré moi, je vois venir. J’ai beaucoup reconstruit : c’est collaborer avec le temps sous son aspect de passé, en saisir ou en modifier l’esprit, lui servir de relais vers un plus long avenir ; c’est retrouver sous les pierres le secret des sources. Notre vie est brève : nous parlons sans cesse des siècles qui précèdent ou qui suivent le nôtre comme s’ils nous étaient totalement étrangers ; j’y touchais pourtant dans mes jeux avec la pierre. Ces murs que j’étaie sont encore chauds du contact de corps disparus ; des mains qui n’existent pas encore caresseront ces fûts de colonnes. Plus j’ai médité sur ma mort, et surtout sur celle d’un autre, plus j’ai essayé d’ajouter à nos vies ces rallonges presque indestructibles. À Rome, j’utilisais de préférence la brique éternelle, qui ne retourne que très lentement à la terre dont elle est née, et dont le tassement, ou l’effritement imperceptible, se fait de telle manière que l’édifice reste montagne alors même qu’il a cessé d’être visiblement une forteresse, un cirque, ou une tombe. En Grèce, en Asie, j’employais le marbre natal, la belle substance qui une fois taillée demeure fidèle à la mesure humaine, si bien que le plan du temple tout entier reste contenu dans chaque fragment de tambour brisé. L’architecture est riche de possibilités plus variées que ne le feraient croire les quatre ordres de Vitruve ; nos blocs, comme nos tons musicaux, sont susceptibles de regroupements infinis. Je suis remonté pour le Panthéon à la vieille Étrurie des devins et des haruspices ; le sanctuaire de Vénus, au contraire, arrondit au soleil des formes ioniennes, des profusions de colonnes blanches et roses autour de la déesse de chair d’où sortit la race de César. L’Olympéion d’Athènes se devait d’être l’exact contrepoids du Parthénon, étalé dans la plaine comme l’autre s’érige sur la colline, immense où l’autre est parfait : l’ardeur aux genoux du calme, la splendeur aux pieds de la beauté. Les chapelles d’Antinoüs, et ses temples, chambres magiques, monuments d’un mystérieux passage entre la vie et la mort, oratoires d’une douleur et d’un bonheur étouffants, étaient le lieu de la prière et de la réapparition : je m’y livrais à mon deuil. Mon tombeau sur la rive du Tibre reproduit à une échelle gigantesque les antiques tombes de la Voie Appienne, mais ses proportions mêmes le transforment, font songer à Ctésiphon, à Babylone, aux terrasses et aux tours par lesquelles l’homme se rapproche des astres. L’Égypte funéraire a ordonné les obélisques et les allées de sphinx du cénotaphe qui impose à une Rome vaguement hostile la mémoire de l’ami jamais assez pleuré. La Villa était la tombe des voyages, le dernier campement du nomade, l’équivalent, construit en marbre, des tentes et des pavillons des princes d’Asie. Presque tout ce que notre goût accepte de tenter le fut déjà dans le monde des formes ; je passais à celui de la couleur : le jaspe vert comme les profondeurs marines, le porphyre grenu comme la chair, le basalte, la morne obsidienne. Le rouge dense des tentures s’ornait de broderies de plus en plus savantes ; les mosaïques des pavements ou des murailles n’étaient jamais assez mordorées, assez blanches, ou assez sombres. Chaque pierre était l’étrange concrétion d’une volonté, d’une mémoire, parfois d’un défi. Chaque édifice était le plan d’un songe.

Plotinopolis, Andrinople, Antinoé, Hadrianothères… J’ai multiplié le plus possible ces ruches de l’abeille humaine. Le plombier et le maçon, l’ingénieur et l’architecte président à ces naissances de villes ; l’opération exige aussi certains dons de sourcier. Dans un monde encore plus qu’à demi dominé par les bois, le désert, la plaine en friche, c’est un beau spectacle qu’une rue dallée, un temple à n’importe quel dieu, des bains et des latrines publiques, la boutique où le barbier discute avec ses clients les nouvelles de Rome, une échoppe de pâtissier, de marchand de sandales, peut-être de libraire, une enseigne de médecin, un théâtre où l’on joue de temps en temps une pièce de Térence. Nos délicats se plaignent de l’uniformité de nos villes : ils souffrent d’y rencontrer partout la même statue d’empereur et la même conduite d’eau. Ils ont tort : la beauté de Nîmes diffère de celle d’Arles. Mais cette uniformité même, retrouvée sur trois continents, contente le voyageur comme celle d’une borne milliaire ; les plus triviales de nos cités ont encore leur prestige rassurant de relais, de poste, ou d’abri. La ville : le cadre, la construction humaine, monotone si l’on veut, mais comme sont monotones les cellules de cire bourrées de miel, le lieu des contacts et des échanges, l’endroit où les paysans viennent pour vendre leurs produits et s’attardent pour regarder bouche bée les peintures d’un portique… Mes villes naissaient de rencontres : la mienne avec un coin de terre, celle de mes plans d’empereur avec les incidents de ma vie d’homme. Plotinopolis est due au besoin d’établir en Thrace de nouveaux comptoirs agricoles, mais aussi au tendre désir d’honorer Plotine. Hadrianothères est destinée à servir d’emporium aux forestiers d’Asie Mineure : ce fut d’abord pour moi la retraite d’été, la forêt giboyeuse, le pavillon de troncs équarris au pied de la colline d’Attys, le torrent couronné d’écume où l’on se baigne chaque matin. Hadrianople en Épire rouvre un centre urbain au sein d’une province appauvrie : elle sort d’une visite au sanctuaire de Dodone. Andrinople, ville paysanne et militaire, centre stratégique à l’orée des régions barbares, est peuplée de vétérans des guerres sarmates ; je connais personnellement le fort et le faible de chacun de ces hommes, leurs noms, le nombre de leurs années de service et de leurs blessures. Antinoé, la plus chère, née sur l’emplacement du malheur, est comprimée sur une étroite bande de terre aride, entre le fleuve et le rocher. Je n’en tenais que plus à l’enrichir d’autres ressources, le commerce de l’Inde, les transports fluviaux, les grâces savantes d’une métropole grecque. Il n’y a pas de lieu sur terre que je désire moins revoir ; il y en a peu auxquels j’ai consacré plus de soins. Cette ville est un perpétuel péristyle. Je corresponds avec Fidus Aquila, son gouverneur, au sujet des propylées de son temple, des statues de son arche ; j’ai choisi les noms de ses blocs urbains et de ses dèmes, symboles apparents et secrets, catalogue très complet de mes souvenirs. J’ai tracé moi-même le plan des colonnades corinthiennes qui répondent le long des berges à l’alignement régulier des palmes. J’ai mille fois parcouru en pensée ce quadrilatère presque parfait, coupé de rues parallèles, scindé en deux par une avenue triomphale qui va d’un théâtre grec à un tombeau.

Nous sommes encombrés de statues, gorgés de délices peintes ou sculptées, mais cette abondance fait illusion ; nous reproduisons inlassablement quelques douzaines de chefs-d’œuvre que nous ne serions plus capables d’inventer. Moi aussi, j’ai fait copier pour la Villa l’Hermaphrodite et le Centaure, la Niobide et la Vénus. J’ai tenu à vivre le plus possible au milieu de ces mélodies de formes. J’encourageais les expériences avec le passé, un archaïsme savant qui retrouve le sens d’intentions et de techniques perdues. Je tentai ces variations qui consistent à transcrire en marbre rouge un Marsyas écorché de marbre blanc, le ramenant ainsi au monde des figures peintes, ou à transposer dans le ton du Paros le grain noir des statues d’Égypte, à changer l’idole en fantôme. Notre art est parfait, c’est-à-dire accompli, mais sa perfection est susceptible de modulations aussi variées que celles d’une voix pure : à nous de jouer ce jeu habile qui consiste à se rapprocher ou à s’éloigner perpétuellement de cette solution trouvée une fois pour toutes, d’aller jusqu’au bout de la rigueur ou de l’excès, d’enfermer d’innombrables constructions nouvelles à l’intérieur de cette belle sphère. Il y a avantage à avoir derrière soi mille points de comparaison, à pouvoir à son gré continuer intelligemment Scopas, ou contredire voluptueusement Praxitèle. Mes contacts avec les arts barbares m’ont fait croire que chaque race se limite à certains sujets, à certains modes parmi les modes possibles ; chaque époque opère encore un tri parmi les possibilités offertes à chaque race. J’ai vu en Égypte des dieux et des rois colossaux ; j’ai trouvé au poignet des prisonniers sarmates des bracelets qui répètent à l’infini le même cheval au galop ou les mêmes serpents se dévorant l’un l’autre. Mais notre art (j’entends celui des Grecs) a choisi de s’en tenir à l’homme. Nous seuls avons su montrer dans un corps immobile la force et l’agilité latentes ; nous seuls avons fait d’un front lisse l’équivalent d’une pensée sage. Je suis comme nos sculpteurs : l’humain me satisfait ; j’y trouve tout, jusqu’à l’éternel. La forêt tant aimée se ramasse pour moi tout entière dans l’image du centaure ; la tempête ne respire jamais mieux que dans l’écharpe ballonnée d’une déesse marine. Les objets naturels, les emblèmes sacrés, ne valent qu’alourdis d’associations humaines : la pomme de pin phallique et funèbre, la vasque aux colombes qui suggère la sieste au bord des fontaines, le griffon qui emporte le bien-aimé au ciel.

L’art du portrait m’intéressait peu. Nos portraits romains n’ont qu’une valeur de chronique : copies marquées de rides exactes ou de verrues uniques, décalques de modèles qu’on coudoie distraitement dans la vie et qu’on oublie sitôt morts. Les Grecs au contraire ont aimé la perfection humaine au point de se soucier assez peu du visage varié des hommes. Je ne jetais qu’un coup d’œil à ma propre image, cette figure basanée, dénaturée par la blancheur du marbre, ces yeux grands ouverts, cette bouche mince et pourtant charnue, contrôlée jusqu’à trembler. Mais le visage d’un autre m’a préoccupé davantage. Sitôt qu’il compta dans ma vie, l’art cessa d’être un luxe, devint une ressource, une forme de secours. J’ai imposé au monde cette image : il existe aujourd’hui plus de portraits de cet enfant que de n’importe quel homme illustre, de n’importe quelle reine. J’eus d’abord à cœur de faire enregistrer par la statuaire la beauté successive d’une forme qui change ; l’art devint ensuite une sorte d’opération magique capable d’évoquer un visage perdu. Les effigies colossales semblaient un moyen d’exprimer ces vraies proportions que l’amour donne aux êtres ; ces images, je les voulais énormes comme une figure vue de tout près, hautes et solennelles comme les visions et les apparitions du cauchemar, pesantes comme l’est resté ce souvenir. Je réclamais un fini parfait, une perfection pure, ce dieu qu’est pour ceux qui l’ont aimé tout être mort à vingt ans, et aussi la ressemblance exacte, la présence familière, chaque irrégularité d’un visage plus chère que la beauté. Que de discussions pour maintenir la ligne épaisse d’un sourcil, la rondeur un peu tuméfiée d’une lèvre… Je comptais désespérément sur l’éternité de la pierre, la fidélité du bronze, pour perpétuer un corps périssable, ou déjà détruit, mais j’insistais aussi pour que le marbre, oint chaque jour d’un mélange d’huile et d’acides, prit le poli et presque le moelleux d’une chair jeune. Ce visage unique, je le retrouvais partout : j’amalgamais les personnes divines, les sexes et les attributs éternels, la dure Diane des forêts au Bacchus mélancolique, l’Hermès vigoureux des palestres au dieu double qui dort, la tête contre le bras, dans un désordre de fleur. Je constatais à quel point un jeune homme qui pense ressemble à la virile Athéna. Mes sculpteurs s’y perdaient un peu ; les plus médiocres tombaient çà et là dans la mollesse ou dans l’emphase ; tous pourtant prenaient plus ou moins part au songe. Il y a les statues et les peintures du jeune vivant, celles qui reflètent ce paysage immense et changeant qui va de la quinzième à la vingtième année : le profil sérieux de l’enfant sage ; cette statue où un sculpteur de Corinthe a osé garder le laisser-aller du jeune garçon qui bombe le ventre en effaçant les épaules, la main sur la hanche, comme s’il surveillait au coin d’une rue une partie de dés. Il y a ce marbre où Papias d’Aphrodisie a tracé un corps plus que nu, désarmé, d’une fraîcheur fragile de narcisse. Et Aristéas a sculpté sous mes ordres, dans une pierre un peu rugueuse, cette petite tête impérieuse et fière… Il y a les portraits d’après la mort, et où la mort a passé, ces grands visages aux lèvres savantes, chargés de secrets qui ne sont plus les miens, parce que ce ne sont plus ceux de la vie. Il y a ce bas-relief où le Carien Antonianos a doué d’une grâce élyséenne le vendangeur vêtu de soie grège, et le museau amical du chien pressé contre une jambe nue. Et ce masque presque intolérable, œuvre d’un sculpteur de Cyrène, où le plaisir et la douleur fusent et s’entrechoquent sur ce même visage comme deux vagues sur un même rocher. Et ces petites statuettes d’argile à un sou qui ont servi à la propagande impériale : Tellus stabilita, le Génie de la Terre pacifiée, sous l’aspect d’un jeune homme couché qui tient des fruits et des fleurs.

Trahit sua quemque voluptas. À chacun sa pente : à chacun aussi son but, son ambition si l’on veut, son goût le plus secret et son plus clair idéal. Le mien était enfermé dans ce mot de beauté, si difficile à définir en dépit de toutes les évidences des sens et des yeux. Je me sentais responsable de la beauté du monde. Je voulais que les villes fussent splendides, aérées, arrosées d’eaux claires, peuplées d’êtres humains dont le corps ne fût détérioré ni par les marques de la misère ou de la servitude, ni par l’enflure d’une richesse grossière ; que les écoliers récitassent d’une voix juste des leçons point ineptes ; que les femmes au foyer eussent dans leurs mouvements une espèce de dignité maternelle, de repos puissant ; que les gymnases fussent fréquentés par des jeunes hommes point ignorants des jeux ni des arts ; que les vergers portassent les plus beaux fruits et les champs les plus riches moissons. Je voulais que l’immense majesté de la paix romaine s’étendît à tous, insensible et présente comme la musique du ciel en marche ; que le plus humble voyageur pût errer d’un pays, d’un continent à l’autre, sans formalités vexatoires, sans dangers, sûr partout d’un minimum de légalité et de culture ; que nos soldats continuassent leur éternelle danse pyrrhique aux frontières ; que tout fonctionnât sans accroc, les ateliers et les temples ; que la mer fût sillonnée de beaux navires et les routes parcourues par de fréquents attelages ; que, dans un monde bien en ordre, les philosophes eussent leur place et les danseurs aussi. Cet idéal, modeste en somme, serait assez souvent approché si les hommes mettaient à son service une partie de l’énergie qu’ils dépensent en travaux stupides ou féroces ; une chance heureuse m’a permis de le réaliser partiellement durant ce dernier quart de siècle. Arrien de Nicomédie, un des meilleurs esprits de ce temps, aime à me rappeler les beaux vers où le vieux Terpandre a défini en trois mots l’idéal Spartiate, le mode de vie parfait dont Lacédémone a rêvé sans jamais l’atteindre : la Force, la Justice, les Muses. La Force était à la base, rigueur sans laquelle il n’est pas de beauté, fermeté sans laquelle il n’est pas de justice. La Justice était l’équilibre des parties, l’ensemble des proportions harmonieuses que ne doit compromettre aucun excès. Force et Justice n’étaient qu’un instrument bien accordé entre les mains des Muses. Toute misère, toute brutalité étaient à interdire comme autant d’insultes au beau corps de l’humanité. Toute iniquité était une fausse note à éviter dans l’harmonie des sphères.


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