Chapitre 12


Attianus avait vu juste : l’or vierge du respect serait trop mou sans un certain alliage de crainte. Il en fut de l’assassinat des quatre consulaires comme de l’histoire du testament forgé : les esprits honnêtes, les cœurs vertueux se refusèrent à me croire impliqué ; les cyniques supposaient le pire, mais m’en admiraient d’autant plus. Rome se calma, dès qu’on sut que mes rancunes s’arrêtaient court ; la joie qu’avait chacun de se sentir rassuré fit promptement oublier les morts. On s’émerveillait de ma douceur, parce qu’on la jugeait délibérée, volontaire, préférée chaque matin à une violence qui ne m’eût pas été moins facile ; on louait ma simplicité, parce qu’on croyait y voir un calcul. Trajan avait eu la plupart des vertus modestes ; les miennes surprenaient davantage ; un peu plus, et on y aurait vu un raffinement de vice. J’étais le même homme qu’autrefois, mais ce qu’on avait méprisé passait pour sublime : une extrême politesse, où les esprits grossiers avaient vu une forme de faiblesse, peut-être de lâcheté, parut la gaine lisse et lustrée de la force. On porta aux nues ma patience envers les solliciteurs, mes fréquentes visites aux malades des hôpitaux militaires, ma familiarité amicale avec les vétérans rentrés au foyer. Tout cela ne différait pas de la manière dont j’avais toute ma vie traité mes serviteurs et les colons de mes fermes. Chacun de nous a plus de vertus qu’on ne le croit, mais le succès seul les met en lumière, peut-être parce qu’on s’attend alors à nous voir cesser de les exercer. Les êtres humains avouent leurs pires faiblesses quand ils s’étonnent qu’un maître du monde ne soit pas sottement indolent, présomptueux, ou cruel.

J’avais refusé tous les titres. Au premier mois de mon règne, le Sénat m’avait paré à mon insu de cette longue série d’appellations honorifiques qu’on drape comme un châle à franges autour du cou de certains empereurs. Dacique, Parthique, Germanique : Trajan avait aimé ces beaux bruits de musiques guerrières, pareils aux cymbales et aux tambours des régiments parthes ; ils avaient suscité en lui des échos, des réponses ; ils ne faisaient que m’irriter ou m’étourdir. Je fis enlever tout cela ; je repoussai aussi, provisoirement, l’admirable titre de Père de la Patrie, qu’Auguste n’accepta que sur le tard, et dont je ne m’estimais pas encore digne. Il en alla de même du triomphe ; il eût été ridicule d’y consentir pour une guerre à laquelle mon seul mérite était d’avoir mis fin. Ceux qui virent de la modestie dans ces refus se trompèrent autant que ceux qui m’en reprochaient l’orgueil. Mon calcul portait moins sur l’effet produit chez autrui que sur les avantages pour moi-même. Je voulais que mon prestige fût personnel, collé à la peau, immédiatement mesurable en termes d’agilité mentale, de force, ou d’actes accomplis. Les titres, s’ils venaient, viendraient plus tard, d’autres titres, témoignages de victoires plus secrètes auxquelles je n’osais encore prétendre. J’avais pour le moment assez à faire de devenir, ou d’être, le plus possible Hadrien.

On m’accuse d’aimer peu Rome. Elle était belle pourtant, pendant ces deux années où l’État et moi nous essayâmes l’un l’autre, la ville aux rues étroites, aux Forums encombrés, aux briques couleur de vieille chair. Rome revue, après l’Orient et la Grèce, se revêtait d’une espèce d’étrangeté qu’un Romain, né et nourri perpétuellement dans la Ville, ne lui connaîtrait pas. Je me réhabituais à ses hivers humides et couverts de suie, à ses étés africains tempérés par la fraîcheur des cascades de Tibur et des lacs d’Albe, à son peuple presque rustique, provincialement attaché aux sept collines, mais chez qui l’ambition, l’appât du gain, les hasards de la conquête et de la servitude déversent peu à peu toutes les races du monde, le Noir tatoué, le Germain velu, le Grec mince et l’Oriental épais. Je me débarrassais de certaines délicatesses : je fréquentais les bains publics aux heures populaires ; j’appris à supporter les Jeux, où je n’avais vu jusque-là que gaspillage féroce. Mon opinion n’avait pas changé : je détestais ces massacres où la bête n’a pas une chance ; je percevais pourtant peu à peu leur valeur rituelle, leurs effets de purification tragique sur la foule inculte ; je voulais que la splendeur des fêtes égalât celles de Trajan, avec plus d’art toutefois, et plus d’ordre. Je m’obligeais à goûter l’exacte escrime des gladiateurs, à condition cependant que nul ne fût forcé d’exercer ce métier malgré lui. J’apprenais, du haut de la tribune du Cirque, à parlementer avec la foule par la voix des hérauts, à ne lui imposer silence qu’avec une déférence qu’elle me rendait au centuple, à ne jamais rien lui accorder que ce qu’elle avait raisonnablement le droit d’attendre, à ne rien refuser sans expliquer mon refus. Je n’emportais pas comme toi mes livres dans la loge impériale : c’est insulter les autres que de paraître dédaigner leurs joies. Si le spectacle m’écœurait, l’effort de l’endurer m’était un exercice plus valable que la lecture d’Épictète.

La morale est une convention privée ; la décence est affaire publique ; toute licence trop visible m’a toujours fait l’effet d’un étalage de mauvais aloi. J’interdis les bains mixtes, cause de rixes presque continuelles ; je fis fondre et rentrer dans les caisses de l’État le colossal service de vaisselle plate commandé par la goinfrerie de Vitellius. Nos premiers Césars se sont acquis une détestable réputation de coureurs d’héritages : je me fis une règle de n’accepter pour l’État ni moi-même aucun legs sur lequel des héritiers directs pourraient se croire des droits. Je tâchai de diminuer l’exorbitante quantité d’esclaves de la maison impériale, et surtout l’audace de ceux-ci, par laquelle ils s’égalent aux meilleurs citoyens, et parfois les terrorisent : un jour, un de mes gens adressa avec impertinence la parole à un sénateur ; je fis souffleter cet homme. Ma haine du désordre alla jusqu’à faire fustiger en plein Cirque des dissipateurs perdus de dettes. Pour ne pas tout confondre, j’insistais, en ville, sur le port public de la toge ou du laticlave, vêtements incommodes, comme tout ce qui est honorifique, auxquels je ne m’astreins moi-même qu’à Rome. Je me levais pour recevoir mes amis ; je me tenais debout durant mes audiences, par réaction contre le sans-gêne de l’attitude assise ou couchée. Je fis réduire le nombre insolent d’attelages qui encombrent nos rues, luxe de vitesse qui se détruit de lui-même, car un piéton reprend l’avantage sur cent voitures collées les unes aux autres le long des détours de la Voie Sacrée. Pour mes visites, je pris l’habitude de me faire porter en litière jusqu’à l’intérieur des maisons privées, épargnant ainsi à mon hôte la corvée de m’attendre ou de me reconduire au-dehors sous le soleil ou le vent hargneux de Rome.

Je retrouvai les miens : j’ai toujours eu quelque tendresse pour ma sœur Pauline, et Servianus lui même semblait moins odieux qu’autrefois. Ma belle-mère Matidie avait rapporté d’Orient les premiers symptômes d’une maladie mortelle : je m’ingéniai à la distraire de ses souffrances à l’aide de fêtes frugales, à enivrer innocemment d’un doigt de vin cette matrone aux naïvetés de jeune fille. L’absence de ma femme, qui s’était réfugiée à la campagne dans un de ses accès d’humeur, n’enlevait rien à ces plaisirs de famille. De tous les êtres, c’est probablement celui auquel j’ai le moins réussi à plaire : il est vrai que je m’y suis fort peu essayé. Je fréquentai la petite maison où l’impératrice veuve s’adonnait aux délices sérieuses de la méditation et des livres. Je retrouvai le beau silence de Plotine. Elle s’effaçait avec douceur ; ce jardin, ces pièces claires devenaient chaque jour davantage l’enclos d’une Muse, le temple d’une impératrice déjà divine. Son amitié pourtant restait exigeante, mais elle n’avait somme toute que des exigences sages.

Je revis mes amis ; je connus le plaisir exquis de reprendre contact après de longues absences, de rejuger, et d’être rejugé. Le camarade des plaisirs et des travaux littéraires d’autrefois, Victor Voconius, était mort ; je me chargeai de fabriquer son oraison funèbre ; on sourit de me voir mentionner parmi les vertus du défunt une chasteté que réfutaient ses propres poèmes, et la présence aux funérailles de Thestylis aux boucles de miel, que Victor appelait jadis son beau tourment. Mon hypocrisie était moins grossière qu’il ne semble : tout plaisir pris avec goût me paraissait chaste. J’aménageai Rome comme une maison que le maître entend pouvoir quitter sans qu’elle ait à souffrir de son absence : des collaborateurs nouveaux firent leurs preuves ; des adversaires ralliés soupèrent au Palatin avec les amis des temps difficiles. Nératius Priscus ébauchait à ma table ses plans de législation ; l’architecte Apollodore nous expliquait ses épures ; Céionius Commodus, patricien richissime, sorti d’une vieille famille étrusque de sang presque royal, bon connaisseur en vins et en hommes, combinait avec moi ma prochaine manœuvre au Sénat.

Son fils, Lucius Céionius, alors âgé de dix-huit ans à peine, égayait ces fêtes, que je voulais austères, de sa grâce rieuse de jeune prince. Il avait déjà certaines manies absurdes et délicieuses : la passion de confectionner à ses amis des plats rares, le goût exquis des décorations florales, le fol amour des jeux de hasard et des travestis. Martial était son Virgile : il récitait ces poésies lascives avec une effronterie charmante. Je fis des promesses, qui m’ont beaucoup gêné par la suite ; ce jeune faune dansant occupa six mois de ma vie.

J’ai si souvent perdu de vue, puis retrouvé Lucius au cours des années qui suivirent, que je risque de garder de lui une image faite de mémoires superposées qui ne correspond en somme à aucune phase de sa rapide existence. L’arbitre quelque peu insolent des élégances romaines, l’orateur à ses débuts, timidement penché sur des exemples de style, réclamant mon avis sur un passage difficile, le jeune officier soucieux, tourmentant sa barbe rare, le malade secoué par la toux que j’ai veillé jusqu’à l’agonie, n’ont existé que beaucoup plus tard. L’image de Lucius adolescent se confine à des recoins plus secrets du souvenir : un visage, un corps, l’albâtre d’un teint pâle et rose, l’exact équivalent d’une épigramme amoureuse de Callimaque, de quelques lignes nettes et nues du poète Straton.

Mais j’avais hâte de quitter Rome. Mes prédécesseurs, jusqu’ici, s’en étaient surtout absentés pour la guerre : les grands projets, les activités pacifiques, et ma vie même, commençaient pour moi hors les murs.

Un dernier soin restait à prendre : il s’agissait de donner à Trajan ce triomphe qui avait obsédé ses rêves de malade. Un triomphe ne sied guère qu’aux morts. Vivant, il se trouve toujours quelqu’un pour nous reprocher nos faiblesses, comme jadis à César sa calvitie et ses amours. Mais un mort a droit à cette espèce d’inauguration dans la tombe, à ces quelques heures de pompe bruyante avant les siècles de gloire et les millénaires d’oubli. La fortune d’un mort est à l’abri des revers ; ses défaites même acquièrent une splendeur de victoires. Le dernier triomphe de Trajan ne commémorait pas un succès plus ou moins douteux sur les Parthes, mais l’honorable effort qu’avait été toute sa vie. Nous nous étions réunis pour célébrer le meilleur empereur que Rome eût connu depuis la vieillesse d’Auguste, le plus assidu à son travail, le plus honnête, le moins injuste. Ses défauts mêmes n’étaient plus que ces particularités qui font reconnaître la parfaite ressemblance d’un buste de marbre avec le visage. L’âme de l’empereur montait au ciel, emportée par la spirale immobile de la Colonne Trajane. Mon père adoptif devenait dieu : il avait pris place dans la série des incarnations guerrières du Mars éternel, qui viennent bouleverser et rénover le monde de siècle en siècle. Debout sur le balcon du Palatin, je mesurais mes différences ; je m’instrumentais vers de plus calmes fins. Je commençais à rêver d’une souveraineté olympienne.


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