Chapitre 25


Les affaires juives allaient de mal en pis. Les travaux s’achevaient à Jérusalem malgré l’opposition violente des groupements zélotes. Un certain nombre d’erreurs furent commises, réparables en elles-mêmes, mais dont les fauteurs de troubles surent vite profiter. La Dixième Légion Expéditionnaire a pour emblème un sanglier ; on en plaça l’enseigne aux portes de la ville, comme c’est l’usage ; la populace, peu habituée aux simulacres peints ou sculptés dont la prive depuis des siècles une superstition fort défavorable au progrès des arts, prit cette image pour celle d’un porc, et vit dans ce petit fait une insulte aux mœurs d’Israël. Les fêtes du Nouvel An juif, célébrées à grand renfort de trompettes et de cornes de bélier, donnaient lieu chaque année à des rixes sanglantes ; nos autorités interdirent la lecture publique d’un certain récit légendaire, consacré aux exploits d’une héroïne juive qui serait devenue sous un nom d’emprunt la concubine d’un roi de Perse, et aurait fait massacrer sauvagement les ennemis du peuple méprisé et persécuté dont elle sortait. Les rabbins s’arrangèrent pour lire de nuit ce que le gouverneur Tinéus Rufus leur interdisait de lire de jour ; cette féroce histoire, où les Perses et les Juifs rivalisaient d’atrocité, excitait jusqu’à la folie la rage nationale des Zélotes. Enfin, ce même Tinéus Rufus, homme par ailleurs fort sage, et qui n’était pas sans s’intéresser aux fables et aux traditions d’Israël, décida d’étendre à la circoncision, pratique juive, les pénalités sévères de la loi que j’avais récemment promulguée contre la castration, et qui visait surtout les sévices perpétrés sur de jeunes esclaves dans un but de lucre ou de débauche. Il espérait oblitérer ainsi l’un des signes par lesquels Israël prétend se distinguer du reste du genre humain. Je me rendis d’autant moins compte du danger de cette mesure, quand j’en reçus avis, que beaucoup des Juifs éclairés et riches qu’on rencontre à Alexandrie et à Rome ont cessé de soumettre leurs enfants à une pratique qui les rend ridicules aux bains publics et dans les gymnases, et s’arrangent pour en dissimuler sur eux-mêmes les marques. J’ignorais à quel point ces banquiers collectionneurs de vases myrrhins différaient du véritable Israël.

Je l’ai dit : rien de tout cela n’était irréparable, mais la haine, le mépris réciproque, la rancune l’étaient. En principe, le Judaïsme a sa place parmi les religions de l’empire ; en fait, Israël se refuse depuis des siècles à n’être qu’un peuple parmi les peuples, possédant un dieu parmi les dieux. Les Daces les plus sauvages n’ignorent pas que leur Zalmoxis s’appelle Jupiter à Rome ; le Baal punique du mont Cassius s’est identifié sans peine au Père qui tient en main la Victoire et dont la Sagesse est née ; les Égyptiens, pourtant si vains de leurs fables dix fois séculaires, consentent à voir dans Osiris un Bacchus chargé d’attributs funèbres ; l’âpre Mithra se sait frère d’Apollon. Aucun peuple, sauf Israël, n’a l’arrogance d’enfermer la vérité tout entière dans les limites étroites d’une seule conception divine, insultant ainsi à la multiplicité du Dieu qui contient tout ; aucun autre dieu n’a inspiré à ses adorateurs le mépris et la haine de ceux qui prient à de différents autels. Je n’en tenais que davantage à faire de Jérusalem une ville comme les autres, où plusieurs races et plusieurs cultes pourraient exister en paix ; j’oubliais trop que dans tout combat entre le fanatisme et le sens commun, ce dernier a rarement le dessus. L’ouverture d’écoles où s’enseignaient les lettres grecques scandalisa le clergé de la vieille ville ; le rabbin Joshua, homme agréable et instruit, avec qui j’avais assez souvent causé à Athènes, mais qui s’efforçait de se faire pardonner par son peuple sa culture étrangère et ses relations avec nous, ordonna à ses disciples de ne s’adonner à ces études profanes que s’ils trouvaient à leur consacrer une heure qui n’appartiendrait ni au jour ni à la nuit, puisque la Loi juive doit être étudiée nuit et jour. Ismaël, membre important du Sanhédrin, et qui passait pour rallié à la cause de Rome, laissa mourir son neveu Ben Dama plutôt que d’accepter les services du chirurgien grec que lui avait envoyé Tinéus Rufus. Tandis qu’à Tibur on cherchait encore des moyens de concilier les esprits sans paraître céder aux exigences des fanatiques, le pire l’emporta en Orient ; un coup de main zélote réussit à Jérusalem.

Un aventurier sorti de la lie du peuple, un nommé Simon, qui se faisait appeler Bar Kochba, le Fils de l’Étoile, joua dans cette révolte le rôle de brandon enduit de bitume ou de miroir ardent. Je ne puis juger ce Simon que par ouï-dire ; je ne l’ai vu qu’une fois face à face, le jour où un centurion m’apporta sa tête coupée. Mais je suis disposé à lui reconnaître cette part de génie qu’il faut toujours pour s’élever si vite et si haut dans les affaires humaines ; on ne s’impose pas ainsi sans posséder au moins quelque habileté grossière. Les Juifs modérés ont été les premiers à accuser ce prétendu Fils de l’Étoile de fourberie et d’imposture ; je crois plutôt que cet esprit inculte était de ceux qui se prennent à leurs propres mensonges et que le fanatisme chez lui allait de pair avec la ruse. Simon se fit passer pour le héros sur lequel le peuple juif compte depuis des siècles pour assouvir ses ambitions et ses haines ; ce démagogue se proclama Messie et roi d’Israël. L’antique Akiba, à qui la tête tournait, promena par la bride dans les rues de Jérusalem le cheval de l’aventurier ; le grand prêtre Éléazar redédia le temple prétendu souillé depuis que des visiteurs non circoncis en avaient franchi le seuil ; des monceaux d’armes rentrés sous terre depuis près de vingt ans furent distribués aux rebelles par les agents du Fils de l’Étoile ; il en alla de même des pièces défectueuses fabriquées à dessein depuis des années dans nos arsenaux par les ouvriers juifs et que refusait notre intendance. Des groupes zélotes attaquèrent les garnisons romaines isolées et massacrèrent nos soldats avec des raffinements de fureur qui rappelèrent les pires souvenirs de la révolte juive sous Trajan ; Jérusalem enfin tomba tout entière aux mains des insurgés et les quartiers neufs d’Ælia Capitolina flambèrent comme une torche. Les premiers détachements de la Vingt-deuxième Légion Déjotarienne, envoyée d’Égypte en toute hâte sous les ordres du légat de Syrie Publius Marcellus, furent mis en déroute par des bandes dix fois supérieures en nombre. La révolte était devenue guerre, et guerre inexpiable.

Deux légions, la Douzième Fulminante et la Sixième Légion, la Légion de Fer, renforcèrent aussitôt les effectifs déjà sur place en Judée ; quelques mois plus tard, Julius Sévérus, qui avait naguère pacifié les régions montagneuses de la Bretagne du Nord, prit la direction des opérations militaires ; il amenait avec lui de petits contingents d’auxiliaires britanniques accoutumés à combattre en terrain difficile. Nos troupes pesamment équipées, nos officiers habitués à la formation en carré ou en phalange des batailles rangées, eurent du mal à s’adapter à cette guerre d’escarmouches et de surprises, qui gardait en rase campagne des techniques d’émeute. Simon, grand homme à sa manière, avait divisé ses partisans en centaines d’escouades postées sur les crêtes de montagne, embusquées au fond de cavernes et de carrières abandonnées, cachées chez l’habitant dans les faubourgs grouillants des villes ; Sévérus comprit vite que cet ennemi insaisissable pouvait être exterminé, mais non pas vaincu ; il se résigna à une guerre d’usure. Les paysans fanatisés ou terrorisés par Simon firent dès le début cause commune avec les Zélotes : chaque rocher devint un bastion, chaque vignoble une tranchée ; chaque métairie dut être réduite par la faim ou emportée d’assaut. Jérusalem ne fut reprise qu’au cours de la troisième année, quand les derniers efforts de négociations se furent avérés inutiles ; le peu que l’incendie de Titus avait épargné de la cité juive fut anéanti. Sévérus accepta de fermer longtemps les yeux sur la complicité flagrante des autres grandes villes ; celles-ci, devenues les dernières forteresses de l’ennemi, furent plus tard attaquées et reconquises à leur tour rue par rue et ruine par ruine. Par ces temps d’épreuves, ma place était au camp, et en Judée. J’avais en mes deux lieutenants la confiance la plus entière ; il convenait d’autant plus que je fusse là pour partager la responsabilité de décisions qui, quoi qu’on fît, s’annonçaient atroces. A la fin du second été de campagne, je fis amèrement mes préparatifs de voyage ; Euphorion empaqueta une fois de plus le nécessaire de toilette, un peu bosselé par l’usage, exécuté jadis par un artisan smyrniote, la caisse de livres et de cartes, la statuette d’ivoire du Génie Impérial et sa lampe d’argent ; je débarquai à Sidon au début de l’automne.

L’armée est mon plus ancien métier ; je ne m’y suis jamais remis sans être repayé de mes contraintes par certaines compensations intérieures ; je ne regrette pas d’avoir passé les deux dernières années actives de mon existence à partager avec les légions l’âpreté, la désolation de la campagne de Palestine. J’étais redevenu cet homme vêtu de cuir et de fer, mettant de côté tout ce qui n’est pas l’immédiat, soutenu par les simples routines d’une vie dure, un peu plus lent qu’autrefois à monter à cheval ou à en descendre, un peu plus taciturne, peut-être plus sombre, entouré comme toujours par les troupes (les dieux seuls savent pourquoi) d’un dévouement à la fois idolâtre et fraternel. Je fis durant ce dernier séjour à l’armée une rencontre inestimable : je pris pour aide de camp un jeune tribun nommé Céler, à qui je m’attachai. Tu le connais ; il ne m’a pas quitté. J’admirais ce beau visage de Minerve casquée, mais les sens eurent somme toute aussi peu de part à cette affection qu’ils peuvent en avoir tant qu’on vit. Je te recommande Céler : il a toutes les qualités qu’on désire chez un officier placé au second rang ; ses vertus mêmes l’empêcheront toujours de se pousser au premier. Une fois de plus, j’avais retrouvé, dans des circonstances un peu différentes de celles de naguère, un de ces êtres dont le destin est de se dévouer, d’aimer, et de servir. Depuis que je le connais, Céler n’a pas eu une pensée qui ne soit pour mon confort ou ma sécurité ; je m’appuie encore à cette ferme épaule.

Au printemps de la troisième année de campagne, l’armée mit le siège devant la citadelle de Béthar, nid d’aigle où Simon et ses partisans résistèrent pendant près d’un an aux lentes tortures de la faim, de la soif, et du désespoir, et où le Fils de l’Étoile vit périr un à un ses fidèles sans accepter de se rendre. Notre armée souffrait presque autant que les rebelles : ceux-ci en se retirant avaient brûlé les vergers, dévasté les champs, égorgé le bétail, infecté les puits en y jetant nos morts ; ces méthodes de la sauvagerie étaient hideuses, appliquées à cette terre naturellement aride, déjà rongée jusqu’à l’os par de longs siècles de folies et de fureurs. L’été fut chaud et malsain ; la fièvre et la dysenterie décimèrent nos troupes ; une discipline admirable continuait à régner dans ces légions forcées à la fois à l’inaction et au qui-vive ; l’armée harcelée et malade était soutenue par une espèce de rage silencieuse qui se communiquait à moi. Mon corps ne supportait plus aussi bien qu’autrefois les fatigues d’une campagne, les jours torrides, les nuits étouffantes ou glacées, le vent dur et la grinçante poussière ; il m’arrivait de laisser dans ma gamelle le lard et les lentilles bouillies de l’ordinaire du camp ; je restais sur ma faim. Je traînai une mauvaise toux fort avant dans l’été ; je n’étais pas le seul. Dans ma correspondance avec le Sénat, je supprimai la formule qui figure obligatoirement en tête des communiqués officiels : L’empereur et l’armée vont bien. L’empereur et l’armée étaient au contraire dangereusement las. Le soir, après la dernière conversation avec Sévérus, la dernière audience de transfuges, le dernier courrier de Rome, le dernier message de Publius Marcellus chargé de nettoyer les environs de Jérusalem ou de Rufus occupé à réorganiser Gaza, Euphorion mesurait parcimonieusement l’eau de mon bain dans une cuve de toile goudronnée ; je me couchais sur mon lit ; j’essayais de penser.

Je ne le nie pas : cette guerre de Judée était un de mes échecs. Les crimes de Simon et la folie d’Akiba n’étaient pas mon œuvre, mais je me reprochais d’avoir été aveugle à Jérusalem, distrait à Alexandrie, impatient à Rome. Je n’avais pas su trouver les paroles qui eussent prévenu, ou du moins retardé, cet accès de fureur du peuple ; je n’avais pas su être à temps assez souple ou assez ferme. Et certes, nous n’avions pas lieu d’être inquiets, encore moins désespérés ; l’erreur et le mécompte n’étaient que dans nos rapports avec Israël ; partout ailleurs, nous recueillions en ces temps de crise le fruit de seize ans de générosité en Orient. Simon avait cru pouvoir miser sur une révolte du monde arabe pareille à celle qui avait marqué les dernières et sombres années du règne de Trajan ; bien plus, il avait osé tabler sur l’aide parthe. Il s’était trompé, et cette faute de calcul causait sa mort lente dans la citadelle encerclée de Béthar ; les tribus arabes se désolidarisaient des communautés juives ; les Parthes étaient fidèles aux traités. Les synagogues des grandes villes syriennes se montraient elles-mêmes indécises ou tièdes : les plus ardentes se contentaient d’envoyer secrètement quelque argent aux Zélotes ; la population juive d’Alexandrie, pourtant si turbulente, demeurait calme ; l’abcès juif restait localisé dans l’aride région qui s’étend entre le Jourdain et la mer ; on pouvait sans danger cautériser ou amputer ce doigt malade. Et néanmoins, en un sens, les mauvais jours qui avaient immédiatement précédé mon règne semblaient recommencer. Quiétus avait jadis incendié Cyrène ; exécuté les notables de Laodicée, repris possession d’Édesse en ruine… Le courrier du soir venait de m’apprendre que nous nous étions rétablis sur le tas de pierres éboulées que j’appelais Ælia Capitolina et que les Juifs nommaient encore Jérusalem ; nous avions incendié Ascalon ; il avait fallu exécuter en masse les rebelles de Gaza… Si seize ans du règne d’un prince passionnément pacifique aboutissaient à la campagne de Palestine, les chances de paix du monde s’avéraient médiocres dans l’avenir.

Je me soulevais sur le coude, mal à l’aise sur mon étroit lit de camp. Certes, quelques Juifs au moins avaient échappé à la contagion zélote : même à Jérusalem, des Pharisiens crachaient sur le passage d’Akiba, traitaient de vieux fou ce fanatique qui jetait au vent les solides avantages de la paix romaine, lui criaient que l’herbe lui pousserait dans la bouche avant qu’on eût vu sur terre la victoire d’Israël. Mais je préférais encore les faux prophètes à ces hommes d’ordre qui nous méprisaient tout en comptant sur nous pour protéger des exactions de Simon leur or placé chez les banquiers syriens et leurs fermes en Galilée. Je pensais aux transfuges qui, quelques heures plus tôt, s’étaient assis sous cette tente, humbles, conciliants, serviles, mais s’arrangeant toujours pour tourner le dos à l’image de mon Génie. Notre meilleur agent, Élie Ben Abayad, qui jouait pour Rome le rôle d’informateur et d’espion, était justement méprisé des deux camps ; c’était pourtant l’homme le plus intelligent du groupe, esprit libéral, cœur malade, tiraillé entre son amour pour son peuple et son goût pour nos lettres et pour nous ; lui aussi, d’ailleurs, ne pensait au fond qu’à Israël. Josué Ben Kisma, qui prêchait l’apaisement, n’était qu’un Akiba plus timide ou plus hypocrite ; même chez le rabbin Joshua qui avait été longtemps mon conseiller dans les affaires juives, j’avais senti, sous la souplesse et l’envie de plaire, les différences irréconciliables, le point où deux pensées d’espèces opposées ne se rencontrent que pour se combattre. Nos territoires s’étendaient sur des centaines de lieues, des milliers de stades, par-delà ce sec horizon de collines, mais le rocher de Béthar était nos frontières ; nous pouvions anéantir les murs massifs de cette citadelle où Simon consommait frénétiquement son suicide ; nous ne pouvions pas empêcher cette race de nous dire non.

Un moustique sifflait ; Euphorion, qui se faisait vieux, avait négligé de fermer exactement les minces rideaux de gaze ; des livres, des cartes jetées à terre crissaient au vent bas qui rampait sous la paroi de toile. Assis sur mon lit, j’enfilais mes brodequins, je cherchais en tâtonnant ma tunique, mon ceinturon et ma dague ; je sortais pour respirer l’air de la nuit. Je parcourais les grandes rues régulières du camp, vides à cette heure tardive, éclairées comme celles des villes ; des factionnaires me saluaient solennellement au passage ; en longeant le baraquement qui servait d’hôpital, je respirais la fade puanteur des dysentériques. J’allais vers le remblai de terre qui nous séparait du précipice et de l’ennemi. Une sentinelle marchait à longs pas réguliers sur ce chemin de ronde, périlleusement dessinée par la lune ; je reconnaissais dans ce va-et vient le mouvement d’un rouage de l’immense machine dont j’étais le pivot ; je m’émouvais un instant au spectacle de cette forme solitaire, de cette flamme brève brûlant dans une poitrine d’homme au milieu d’un monde de dangers. Une flèche sifflait, à peine plus importune que le moustique qui m’avait troublé sous ma tente ; je m’accoudais aux sacs de sable du mur d’enceinte.

On me suppose depuis quelques années d’étranges clairvoyances, de sublimes secrets. On se trompe, et je ne sais rien. Mais il est vrai que durant ces nuits de Béthar j’ai vu passer sous mes yeux d’inquiétants fantômes. Les perspectives qui s’ouvraient pour l’esprit du haut de ces collines dénudées étaient moins majestueuses que celles du Janicule, moins dorées que celles du Sunion ; elles en étaient l’envers et le nadir. Je me disais qu’il était bien vain d’espérer pour Athènes et pour Rome cette éternité qui n’est accordée ni aux hommes ni aux choses, et que les plus sages d’entre nous refusent même aux dieux. Ces formes savantes et compliquées de la vie, ces civilisations bien à l’aise dans leurs raffinements de l’art et du bonheur, cette liberté de l’esprit qui s’informe et qui juge dépendaient de chances innombrables et rares, de conditions presque impossibles à réunir et qu’il ne fallait pas s’attendre à voir durer. Nous détruirions Simon ; Arrien saurait protéger l’Arménie des invasions alaines. Mais d’autres hordes viendraient, d’autres faux prophètes. Nos faibles efforts pour améliorer la condition humaine ne seraient que distraitement continués par nos successeurs ; la graine d’erreur et de ruine contenue dans le bien même croîtrait monstrueusement au contraire au cours des siècles. Le monde las de nous se chercherait d’autres maîtres ; ce qui nous avait paru sage paraîtrait insipide, abominable ce qui nous avait paru beau. Comme l’initié mithriaque, la race humaine a peut-être besoin du bain de sang et du passage périodique dans la fosse funèbre. Je voyais revenir les codes farouches, les dieux implacables, le despotisme incontesté des princes barbares, le monde morcelé en états ennemis, éternellement en proie à l’insécurité. D’autres sentinelles menacées par les flèches iraient et viendraient sur le chemin de ronde des cités futures ; le jeu stupide, obscène et cruel allait continuer, et l’espèce en vieillissant y ajouterait sans doute de nouveaux raffinements d’horreur. Notre époque, dont je connaissais mieux que personne les insuffisances et les tares, serait peut-être un jour considérée, par contraste, comme un des âges d’or de l’humanité.

Natura deficit, fortuna mutatur, deus omnia cernit. La nature nous trahit, la fortune change, un dieu regarde d’en haut toutes ces choses. Je tourmentais à mon doigt le chaton d’une bague sur laquelle, par un jour d’amertume, j’avais fait inciser ces quelques mots tristes ; j’allais plus loin dans le désabusement, peut-êtr dans le blasphème ; je finissais par trouver naturel, sinon juste, que nous dussions périr. Nos lettres s’épuisent ; nos arts s’endorment ; Pancratès n’est pas Homère ; Arrien n’est pas Xénophon ; quand j’ai essayé d’immortaliser dans la pierre la forme d’Antinoüs, je n’ai pas trouvé de Praxitèle. Nos sciences piétinent depuis Aristote et Archimède ; nos progrès techniques ne résisteraient pas à l’usure d’une longue guerre ; nos voluptueux eux-mêmes se dégoûtent du bonheur. L’adoucissement des mœurs, l’avancement des idées au cours du dernier siècle sont l’œuvre d’une infime minorité de bons esprits ; la masse demeure ignare, féroce quand elle le peut, en tout cas égoïste et bornée, et il y a fort à parier qu’elle restera toujours telle. Trop de procurateurs et de publicains avides, trop de sénateurs méfiants, trop de centurions brutaux ont compromis d’avance notre ouvrage ; et le temps pour s’instruire par leurs fautes n’est pas plus donné aux empires qu’aux hommes. Là où un tisserand rapiécerait sa toile, où un calculateur habile corrigerait ses erreurs, où l’artiste retoucherait son chef-d’œuvre encore imparfait ou endommagé à peine, la nature préfère repartir à même l’argile, à même le chaos, et ce gaspillage est ce qu’on nomme l’ordre des choses.

Je levais la tête ; je bougeais pour me désengourdir. Au haut de la citadelle de Simon, de vagues lueurs rougissaient le ciel, manifestations inexpliquées de la vie nocturne de l’ennemi. Le vent soufflait d’Égypte ; une trombe de poussière passait comme un spectre ; les profils écrasés des collines me rappelaient la chaîne arabique sous la lune. Je rentrais lentement, ramenant sur ma bouche un pan de mon manteau, irrité contre moi-même d’avoir consacré à de creuses méditations sur l’avenir une nuit que j’aurais pu employer à préparer la journée du lendemain, ou à dormir. L’écroulement de Rome, s’il se produisait, concernerait mes successeurs ; en cette année huit cent quatre vingt-sept de l’ère romaine, ma tâche consistait à étouffer la révolte en Judée, à ramener d’Orient sans trop de pertes une armée malade. En traversant l’esplanade, je glissais parfois dans le sang d’un rebelle exécuté la veille. Je me couchais tout habillé sur mon lit ; deux heures plus tard, j’étais réveillé par les trompettes de l’aube.


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