Chapitre 26


J’avais toute ma vie fait bon ménage avec mon corps ; j’avais implicitement compté sur sa docilité, sur sa force. Cette étroite alliance commençait à se dissoudre ; mon corps cessait de ne faire qu’un avec ma volonté, avec mon esprit, avec ce qu’il faut bien, maladroitement, que j’appelle mon âme ; le camarade intelligent d’autrefois n’était plus qu’un esclave qui rechigne à sa tâche. Mon corps me craignait ; je sentais continuellement dans ma poitrine la présence obscure de la peur, un resserrement qui n’était pas encore la douleur, mais le premier pas vers elle. J’avais pris de longue date l’habitude de l’insomnie, mais le sommeil désormais était pire que son absence ; à peine assoupi, j’avais d’affreux réveils. J’étais sujet à des maux de tête qu’Hermogène attribuait à la chaleur du climat et au poids du casque ; le soir, après les longues fatigues, je m’asseyais comme on tombe ; se lever pour recevoir Rufus ou Sévérus était un effort auquel je m’apprêtais longtemps à l’avance ; mes coudes pesaient sur les bras de mon siège ; mes cuisses tremblaient comme celles d’un coureur fourbu. Le moindre geste devenait une corvée, et de ces corvées la vie était faite.

Un accident presque ridicule, une indisposition d’enfant, mit au jour la maladie cachée sous l’atroce fatigue. Un saignement de nez, dont je me préoccupai d’abord assez peu, me prit durant une séance de l’état-majo ; il persistait encore au repas du soir ; je me réveillai la nuit trempé de sang. J’appelai Céler, qui couchait sous la tente voisine ; il alerta à son tour Hermogène, mais l’horrible coulée tiède continua. Les mains soigneuses du jeune officier essuyaient ce liquide qui me barbouillait le visage ; à l’aube, je fus pris de haut-le-corps comme en ont à Rome les condamnés à mort qui s’ouvrent les veines dans leur bain ; on réchauffa du mieux qu’on put à l’aide de couvertures et d’affusions brûlantes ce corps qui se glaçait ; pour arrêter le flux de sang, Hermogène avait prescrit de la neige ; elle manquait au camp ; au prix de mille difficultés, Céler en fit transporter des sommets de l’Hermon. Je sus plus tard qu’on avait désespéré de ma vie ; et moi-même, je ne m’y sentais plus rattaché que par le plus mince des fils, imperceptible comme ce pouls trop rapide qui consternait mon médecin. L’hémorragie inexpliquée s’arrêta pourtant ; je quittai le lit ; je m’astreignis à vivre comme à l’ordinaire ; je n’y parvins pas. Un soir où, mal remis, j’avais imprudemment essayé d’une brève promenade à cheval, je reçus un second avertissement, plus sérieux encore que le premier. L’espace d’une seconde, je sentis les battements de mon cœur se précipiter, puis se ralentir, s’interrompre, cesser ; je crus tomber comme une pierre dans je ne sais quel puits noir qui est sans doute la mort. Si c’était bien elle, on se trompe quand on la prétend silencieuse : j’étais emporté par des cataractes, assourdi comme un plongeur par le grondement des eaux. Je n’atteignis pas le fond ; je remontai à la surface ; je suffoquais. Toute ma force, dans ce moment que j’avais cru le dernier, s’était concentrée dans ma main crispée sur le bras de Céler debout à mon côté : il me montra plus tard les marques de mes doigts sur son épaule. Mais il en est de cette brève agonie comme de toutes les expériences du corps : elle est indicible, et reste bon gré mal gré le secret de l’homme qui l’a vécue. J’ai traversé depuis des crises analogues, jamais d’identiques, et sans doute ne supporte-t-on pas deux fois sans mourir de passer par cette terreur et par cette nuit. Hermogène finit par diagnostiquer un commencement d’hydropisie du cœur ; il fallut accepter les consignes que me donnait ce mal, devenu subitement mon maître, consentir à une longue période d’inaction, sinon de repos, borner pour un temps les perspectives de ma vie au cadre d’un lit. J’avais presque honte de cette maladie tout intérieure, quasi invisible, sans fièvre, sans abcès, sans douleurs d’entrailles, qui n’a pour symptômes qu’un souffle un peu plus rauque et la marque livide laissée sur le pied gonflé par la courroie de la sandale.

Un silence extraordinaire s’établit autour de ma tente ; le camp de Béthar tout entier semblait devenu une chambre de malade. L’huile aromatique qui brûlait aux pieds de mon Génie rendait plus lourd encore l’air renfermé sous cette cage de toile ; le bruit de forge de mes artères me faisait vaguement penser à l’île des Titans au bord de la nuit. À d’autres moments, ce bruit insupportable devenait celui d’un galop piétinant la terre molle ; cet esprit si soigneusement tenu en rênes pendant près de cinquante ans s’évadait ; ce grand corps flottait à la dérive ; j’acceptais d’être cet homme las qui compte distraitement les étoiles et les losanges de sa couverture ; je regardais dans l’ombre la tache blanche d’un buste ; une cantilène en l’honneur d’Épona, déesse des chevaux, que chantait jadis à voix basse ma nourrice espagnole, grande femme sombre qui ressemblait à une Parque, remontait du fond d’un abîme de plus d’un demi-siècle. Les journées, puis les nuits, semblaient mesurées par les gouttes brunes qu’Hermogène comptait une à une dans une tasse de verre.

Le soir, je rassemblais mes forces pour écouter le rapport de Rufus : la guerre touchait à sa fin ; Akiba, qui, depuis le début des hostilités, s’était en apparence retiré des affaires publiques, se consacrait à l’enseignement du droit rabbinique dans la petite ville d’Usfa en Galilée ; cette salle de cours était devenue le centre de la résistance zélote ; des messages secrets étaient rechiffrés et transmis aux partisans de Simon par ces mains nonagénaires ; il fallut renvoyer de force dans leurs foyers les étudiants fanatisés qui entouraient ce vieillard. Après de longues hésitations, Rufus se décida à faire interdire comme séditieuse l’étude de la loi juive ; quelques jours plus tard, Akiba, qui avait contrevenu à ce décret, fut arrêté et mis à mort. Neuf autres docteurs de la Loi, l’âme du parti zélote, périrent avec lui. J’avais approuvé toutes ces mesures d’un signe de tête. Akiba et ses fidèles moururent persuadés jusqu’au bout d’être les seuls innocents, les seuls justes ; aucun d’eux ne songea à accepter sa part de responsabilité dans les malheurs qui accablaient son peuple. On les envierait, si l’on pouvait envier des aveugles. Je ne refuse pas à ces dix forcenés le titre de héros ; en tout cas, ce n’étaient pas des sages.

Trois mois plus tard, par un froid matin de février, assis au haut d’une colline, adossé au tronc d’un figuier dégarni de ses feuilles, j’assistai à l’assaut qui précéda de quelques heures la capitulation de Béthar ; je vis sortir un à un les derniers défenseurs de la forteresse, hâves, décharnés, hideux, beaux pourtant comme tout ce qui est indomptable. À la fin du même mois, je me fis transporter au lieudit du puits d’Abraham, où les rebelles pris les armes à la main dans les agglomérations urbaines furent rassemblés et vendus à l’encan ; des enfants ricanants, déjà féroces, déformés par des convictions implacables, se vantant très haut d’avoir causé la mort de dizaines de légionnaires, des vieillards emmurés dans un rêve de somnambule, des matrones aux chairs molles, et d’autres, solennelles et sombres comme la Grande Mère des cultes d’Orient, défilèrent sous l’œil froid des marchands d’esclaves ; cette multitude passa devant moi comme une poussière. Josué Ben Kisma, chef des soi-disant modérés, qui avait lamentablement échoué dans son rôle de pacificateur, succomba vers cette même époque aux suites d’une longue maladie ; il mourut en appelant de ses vœux la guerre étrangère et la victoire des Parthes sur nous. D’autre part, les Juifs christianisés, que nous n’avions pas inquiétés, et qui gardent rancune au reste du peuple hébreu d’avoir persécuté leur prophète, virent en nous les instruments d’une colère divine. La longue série des délires et des malentendus continuait.

Une inscription placée sur le site de Jérusalem défendit aux Juifs, sous peine de mort, de s’installer à nouveau dans ce tas de décombres ; elle reproduisait mot pour mot la phrase inscrite naguère au portail du temple, et qui en interdisait l’entrée aux incirconcis. Un jour par an, le neuf du mois d’Ab, les Juifs ont le droit de venir pleurer devant un mur en ruine. Les plus pieux se refusèrent à quitter leur terre natale ; ils s’établirent du mieux qu’ils purent dans les régions les moins dévastées par la guerre ; les plus fanatiques émigrèrent en territoire parthe ; d’autres allèrent à Antioche, à Alexandrie, à Pergame ; les plus fins se rendirent à Rome, où ils prospérèrent. La Judée fut rayée de la carte, et prit par mon ordre le nom de Palestine. Durant ces quatre ans de guerre, cinquante forteresses, et plus de neuf cents villes et villages avaient été saccagés et anéantis ; l’ennemi avait perdu près de six cent mille hommes ; les combats, les fièvres endémiques, les épidémies nous en avaient enlevé près de quatre-vingt-dix mille. La remise en état du pays suivit immédiatement les travaux de la guerre ; Ælia Capitolina fut rebâtie, à une échelle d’ailleurs plus modeste ; il faut toujours recommencer.

Je me reposai quelque temps à Sidon, où un marchand grec me prêta sa maison et ses jardins. En mars, les cours intérieures étaient déjà tapissées de roses. J’avais repris des forces : je trouvais même de surprenantes ressources à ce corps qu’avait prostré d’abord la violence de la première crise. On n’a rien compris à la maladie, tant qu’on n’a pas reconnu son étrange ressemblance avec la guerre et l’amour : ses compromis, ses feintes, ses exigences, ce bizarre et unique amalgame produit par le mélange d’un tempérament et d’un mal. J’allais mieux, mais j’employais à ruser avec mon corps, à lui imposer mes volontés ou à céder prudemment aux siennes, autant d’art que j’en avais mis autrefois à élargir et à régler mon univers, à construire ma personne, et à embellir ma vie. Je me remis avec modération aux exercices du gymnase ; mon médecin ne m’interdisait plus l’usage du cheval, mais ce n’était plus qu’un moyen de transport ; j’avais renoncé aux dangereuses voltiges d’autrefois. Au cours de tout travail, de tout plaisir, travail et plaisir n’étaient plus l’essentiel, mon premier souci était de m’en tirer sans fatigue. Mes amis s’émerveillaient d’un rétablissement en apparence si complet ; ils s’efforçaient de croire que cette maladie n’était due qu’aux efforts excessifs de ces années de guerre, et ne recommencerait pas ; j’en jugeais autrement ; je pensais aux grands pins des forêts de Bithynie, que le bûcheron marque en passant d’une entaille, et qu’il reviendra jeter bas à la prochaine saison. Vers la fin du printemps, je m’embarquai pour l’Italie sur un vaisseau de haut bord de la flotte ; j’emmenais avec moi Céler, devenu indispensable, et Diotime de Gadara, jeune Grec de naissance servile, rencontré à Sidon, et qui était beau. La route du retour traversait l’Archipel ; pour la dernière fois sans doute de ma vie, j’assistais aux bonds des dauphins dans l’eau bleue ; j’observais, sans songer désormais à en tirer des présages, le long vol régulier des oiseaux migrateurs, qui parfois, pour se reposer, s’abattent amicalement sur le pont du navire ; je goûtais cette odeur de sel et de soleil sur la peau humaine, ce parfum de lentisque et de térébinthe des îles où l’on voudrait vivre, et où l’on sait d’avance qu’on ne s’arrêtera pas. Diotime a reçu cette parfaite instruction littéraire qu’on donne souvent, pour accroître encore leur valeur, aux jeunes esclaves doués des grâces du corps ; au crépuscule, couché à l’arrière, sous un tendelet de pourpre, je l’écoutais me lire des poètes de son pays, jusqu’à ce que la nuit effaçât également les lignes qui décrivent l’incertitude tragique de la vie humaine, et celles qui parlent de colombes, de couronnes de roses, et de bouches baisées. Une haleine humide s’exhalait de la mer ; les étoiles montaient une à une à leur place assignée ; le navire penché par le vent filait vers l’Occident où s’éraillait encore une dernière bande rouge ; un sillage phosphorescent s’étirait derrière nous, bientôt recouvert par les masses noires des vagues. Je me disais que seules deux affaires importantes m’attendaient à Rome ; l’une était le choix de mon successeur, qui intéressait tout l’empire ; l’autre était ma mort, et ne concernait que moi.


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