Chapitre 3

On avait embarqué à la Baie des Chaleurs un pilote laurentin que des affaires familiales et des affaires tout court avaient amené sur la côte Est d'Acadie et qui désirait regagner le Canada en se faisant quelques écus. Il mettait au service des navires de passage sa connaissance du Saint-Laurent, de ses courants et des embûches d'une île à l'autre. Plusieurs Acadiens qui étaient à bord, s'étant portés garants de sa loyauté et de ses capacités, Joffrey de Peyrac avait baillé au pilote une somme assez rondelette, pour s'assurer au surplus de son dévouement indéfectible. Esprit Ganemont – tel était son nom – tenait désormais à ce que la flotte qu'on avait confiée à ses soins, parvînt à Québec sans encombre.

C'était lui qui venait d'avertir Peyrac, à mi-voix :

– Un navire nous suit.

Angélique, qui l'entendit, se dressa aussitôt, retenant Honorine et Chérubin contre elle dans un geste instinctif de protection. La voyant se lever, ses hôtes par politesse l'imitèrent mais ils n'avaient pas entendu et les regards se tournèrent vers Peyrac.

Celui-ci avait accueilli la nouvelle sans émoi.

Tout le monde étant debout, il se leva également, non sans porter encore son cigare à sa bouche.

Aussi bien la nuit était là, des matelots accrochaient des lanternes aux bastingages, un froid humide montait du fleuve. Le moment était venu de se séparer.

Il souffla lentement et avec un plaisir évident une dernière bouffée bleue. Puis déposa ce qui restait du bâtonnet de tabac incandescent dans une petite coupe d'argent où stagnait un peu d'eau.

– Que se passe-t-il ? interrogea Villedavray.

Alors le comte répéta :

– Un navire nous suit.

Machinalement, les têtes se tournèrent vers la nuit profonde en aval du fleuve.

– Vous voulez dire qu'un navire remonte le Saint-Laurent derrière nous ? s'écria d'Urville.

Puis haussant les épaules.

– ... À cette époque ?... c'est impossible. Ce serait une folie !...

– C'est peut-être un navire de guerre que le Roi envoie au secours de Québec, fit quelqu'un.

Peyrac sourit.

– Quel danger menace Québec ? Et qui aurait pu savoir là-bas, à temps, que j'avais l'intention de venir à Québec à l'automne ?

– Certaines pensées vont parfois plus vite que les navires et peuvent influencer les esprits à distance.

Le comte secoua la tête.

– Je ne fais pas entrer la sorcellerie dans une telle expectative. Le roi de France n'est pas de ceux qui dirigent leur royaume à coups de formules magiques, ni même qui se laisserait influencer dans ce sens.

– De toute façon, comme vous me l'avez fait remarquer tout à l'heure, il me semble que le Roi s'arrangerait plutôt pour que ce navire arrivât à Québec avant les glaces et... avant nous.

– Vous ne croyez pas à la sorcellerie, M. de Peyrac ?

– Je n'ai pas dit cela.

Peyrac penchait la tête pour essayer de discerner qui parlait. C'était peut-être Fallières ou l'un des seigneurs acadiens, Wauvenart ou Saint-Aubin. Erickson s'était approché :

– Avez-vous des instructions à me communiquer. Monseigneur, en ce qui concerne le bâtiment signalé ?

– Pour l'instant, non. Nous sommes à l'ancre et nous n'avons rien de mieux à faire qu'à y demeurer jusqu'à l'aube... Comme sans doute ce navire inconnu, lesquels, pas plus que nous, ne peut poursuivre sa route dans l'obscurité.

– Le pilote laurentin dit qu'en effet le navire en question avait mis en panne dans le début de l'après-midi un peu en retrait de la Pointe aux Rats, sur la rive nord.

– C'est fort loin, dit Carlon qui méditait en s'enveloppant étroitement dans son manteau dont le collet lui remontait jusqu'au nez, comment avez-vous pu être averti ?

– Par le groupe d'hommes que j'ai délégué à terre depuis Gaspé, et qui assure nos arrières, en suivant la rive sud du fleuve. Ils ont envoyé un coureur indien, porteur de message.

– Il s'agit peut-être d'un bâtiment venu d'Acadie, émit Angélique.

– Je ne pense pas, car nous aurions été avertis de ses mouvements lorsque nous étions à Tidmagouche. Hors nos propres bâtiments à nous, laissés là-bas et qui ont reçu leur destination avant que nous ne les quittions, soit de rester sur la côte Est, soit de regagner Gouldsboro, ou bien Le Sans-Peur du corsaire Vaneireick, qui a mis la voile pour les Caraïbes, je ne vois guère d'Acadiens se risquant sur le Saint-Laurent en cette saison, n'est-ce pas, M. de Wauvenart, vous qui avez préféré monter à mon bord plutôt que de hasarder votre patache dans cette aventure ?

– Évidemment ! dit Wauvenart en haussant les épaules.

Lui, ne se souciait guère. Il se rendait à Québec pour essayer d'obtenir de Frontenac une exemption d'impôts et visiter une dame dont il méditait de faire son épouse. Vivant au fond des bois, il n'était guère au courant des démêlés du seigneur de Gouldsboro avec la Nouvelle-France et il ne voyait pas pourquoi il n'aurait pas profité de l'occasion d'un bon navire du voisinage pour faire le voyage vers la capitale dans les meilleures conditions.

– Un Anglais, peut-être ?...

– C'était à considérer. Peyrac secoua la tête.

– Non, encore. À part notre ami Phips l'audacieux qui me semble avoir eu son compte pour l'année et qui a dû regagner Boston sans demander son reste, je ne vois pas quel Anglais de Nouvelle-Angleterre se risquerait seul, dans le filet français, alors qu'il risque d'être retenu par les glaces et capturé ?... Non, pour ma part je crois plutôt qu'il s'agit d'un navire marchand parti du Havre ou de Nantes tardivement, et qui a été retardé par de mauvais vents. Il a mis quatre mois pour venir plutôt qu'un, c'est toute l'affaire.

Tout en parlant, le comte avait fait quelques pas. Il se trouva ainsi tout à coup aux côtés d'Angélique et elle le devina plus qu'elle ne le vit, car il faisait très sombre, mais tout son être reconnut le sien, et ce parfum de tabac et de violette qui émanait de ses vêtements, et elle sentit son bras qui enveloppait ses épaules et la serrait contre lui, comme elle-même continuait à serrer les deux enfants contre elle.

– Que comptez-vous faire ? demanda Carlon.

– Je vous l'ai dit. Attendre... Attendre l'aube, attendre que ce navire se présente...

– Alors ?...

– Alors... cela dépend de son attitude. S'il m'attaque, nous nous battrons. Et sinon... Eh bien de toutes façons je l'arraisonnerai afin de savoir d'où il vient, quelles personnes il porte à son bord, quel butin nous pouvons trouver dans ses cales.

– Voilà un langage de pirates ! s'écria l'intendant tout à fait suffoqué d'indignation.

– Je suis un pirate, Monsieur, répondit Joffrey de Peyrac avec une douceur dangereuse, du moins c'est ce qu'on dit.

Angélique pouvait deviner le sourire qui, dans l'ombre, se dessinait sur ses lèvres.

– ... Et je suis aussi un sorcier, continua-t-il, un sorcier qui a été brûlé vif en place de Grève, à Paris, il y a dix-sept ans.

Il y eut un silence de mort. Puis Villedavray affecta de prendre la chose en plaisanterie.

– Pourtant, vous êtes bien vivant, s'esclaffa-t-il.

– Étant sorcier, j'ai pu me sortir de l'affaire... Parlons sérieusement. Messieurs. Le roi de France – grâce lui soit rendue – reporta la sentence. Le comte de Peyrac de Morens d'Irristru, seigneur de Toulouse, ne fut brûlé qu'en effigie, mais n'empêche que c'est ainsi qu'il disparut à jamais. Aujourd'hui, il revient.

Le silence, cette fois, régna un long moment. On en oubliait le navire annoncé.

– Et... Et le Roi vous a-t-il amnistié ?... interrogea enfin l'intendant.

– Oui et non... Oublié plutôt. Mais voici encore l'une des raisons pour lesquelles je me rends aujourd'hui en son fief. Je veux me rappeler à son bon souvenir. Il n'est que temps. J'ai beaucoup erré par le monde du fait de cette condamnation.

Des matelots s'approchaient, tenant en mains des tiges d'amadou enflammées. Ici et là, ils allumèrent les lanternes que soutenaient des cornes de cuivre ouvragé, et brusquement la scène s'illumina, révélant des visages aux expressions diverses. Villedavray jubilait. L'affaire se corsait. Cela devenait intéressant. Carlon était blême. Le guêpier dans lequel il s'était fourré était encore plus malsain qu'il ne le croyait. Les anciens compagnons de Peyrac, Erickson, d'Urville, ne marquaient pas d'étonnement, intrigués seulement de le voir faire ces brusques révélations. De leur chef, ils pouvaient s'attendre à tout et ils étaient habitués. Il n'agissait jamais sans discernement, et toujours selon un plan conçu d'avance, dans un but déterminé.

Ceux, plus nouveaux à servir sous ses ordres, comme Barssempuy ou Vanneau, montraient également une certaine indifférence. Ils étaient tous gentilshommes d'aventures qui avaient suivi des destinées diverses et savaient que tous cachaient un secret obscur, n'appartenant qu'à lui, et qu'il dépendait d'eux seuls de le révéler ou de le garder jusqu'à la mort.

Ce soir, le chef de la flotte de Gouldsboro avait choisi de parler. C'était son affaire.

Angélique était stupéfaite et troublée. Elle avait tressailli en entendant son époux faire tout de go une telle déclaration terrible.

Alors qu'elle sentait peser sur eux, malgré l'éloignement, l'ostracisme du roi de France, voilà que tout à coup Joffrey s'écriait : « Sire ! Me voici ». Le voici ressuscité ce seigneur de Toulouse que vous avez laissé condamner jadis afin de détruire sa superbe qui portait ombrage à la vôtre...

– N'était-ce pas folie, une telle provocation ?

L'intendant Carlon se fit l'écho de ses pensées :

– Vous êtes fou décidément ! Un tel aveu ! Devant nous ! Le roi de France représente une puissance colossale et vous la bravez.

– En quoi donc ? Que déclarai-je que Sa Majesté ne sait déjà ! Si je lui dénie d'avoir pu prévoir que je me rendrais cet hiver à Québec, je n'en suis pas moins certain qu'Elle s'est renseignée en ce qui nous concerne, du fait des rapports qui lui ont été adressés et qui faisaient mention de mon établissement dans le Maine. Or, depuis trois ans que j'ai abordé l'Amérique du Nord, je n'ai pas caché mon véritable nom : Comte de Peyrac de Morens d'Irristru. Je lui ai donné le temps de se rappeler ce vassal, condamné et banni jadis, et de le considérer peut-être sous un autre aspect. Moi aussi, aujourd'hui, je représente une certaine puissance. Les années ont passé. Le Roi est au faîte de sa gloire. Il peut reconsidérer avec plus d'indulgence la situation présente.

– N'empêche ! Quelle audace ! répéta Carlon.

– Je ne crois pas que ce soit pour lui déplaire.

– Vous êtes un joueur.

– Et vous, monsieur l'intendant, n'êtes-vous pas un brin hypocrite ? N'avez-vous pas entendu quelques allusions à ces événements passés ? Les autorités de Québec ne sont-elles pas au courant déjà ? Dans le rapport qui a dû parvenir à M. de Frontenac, de telles choses ont certainement été notées. Je vous le réitère, depuis que je suis en Nouveau Monde je n'ai jamais cherché à dissimuler ni mon véritable nom ni mes titres, et il était facile en les communiquant à Paris d'obtenir tout éclaircissement à mon sujet. Je sais que le père d'Orgeval s'en est chargé.

L'intendant haussa les épaules et poussa un soupir à faire tourner les moulins.

– Évidemment, des bruits ont circulé, mais en ce qui me concerne j'avoue que je n'y avais pas attaché d'importance. On disait déjà que... votre épouse était la Démone de l'Acadie, ce que je trouvais ridicule. J'ai vu dans ces ragots vous concernant et vous accusant, vous, d'avoir été condamné comme sorcier, un débordement de l'imagination populaire. Il m'est dur de les entendre confirmés par votre propre bouche.

– Vous n'avez donc pas eu l'occasion de lire vous-même ce rapport, monsieur l'intendant !

– Non, Monsieur ! Notre gouverneur, M. de Frontenac, l'a gardé secret. Je ne sais même pas s'il l'a communiqué à Mgr Laval. En tout cas, pas aux Jésuites.

– Voilà qui est parfait, s'exclama joyeusement Peyrac. Je n'en attendais pas moins d'un « frère de mon pays » et j'augure bien de la campagne qui va suivre. Messieurs, inutile de s'émouvoir. Je vais à Québec pour dissiper les malentendus. Je ne sais combien d'années il me reste à passer sur cette terre, mais quel qu'en soit le nombre, je tiens à les passer au grand jour, en paix avec mes semblables, et mes compatriotes, chacun œuvrant pour le bien de tous et en particulier pour le bien du pays où nous voulons nous établir. Ne sommes-nous pas d'accord là-dessus, Messieurs ?...

– Si fait, dit Villedavray l'approuvant chaleureusement, pirate ou sorcier, ou les deux ensemble, moi je ne retiens qu'une chose, qui seule m'importe, je l'avoue : vous êtes l'homme le plus riche d'Amérique, et il est évident que nous n'avons qu'avantage à nous entendre avec vous. N'est-ce pas, mon cher intendant ? Encore une petite libation à la réussite de nos entreprises quelles qu'elles soient. Ce vin est excellent. Il serait un peu sucré pour des viandes mais accompagne admirablement les pâtisseries. C'est du vin d'Espagne, n'est-ce pas, mon cher comte-sorcier ?

– En effet Vaneireick m'en a rapporté du Nouveau-Mexique. Je lui avais recommandé de me trouver quelques fûts de vins français, bourgogne ou bordeaux mais... l'occasion ne s'est pas présentée. Je n'ai en cale que deux fûts que j'ai rapportés de Gouldsboro et je les réserve pour M. de Frontenac. Je sais qu'il donne souvent festin et qu'il se plaint de manquer de vins de France. C'est un gourmet.

– Nous sommes tous gourmets. C'est un défaut français et ce n'est pas de nous trouver à votre bord qui nous en aura guéris. Buvons donc !... Allons, CarIon, souriez, la vie est belle !...

Kouassi-Ba, à la ronde, emplit à nouveau les hanaps.

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