Chapitre 9
Le Saint-Jean-Baptiste s'en était allé, se traînant de guingois vers l'amont du Saint-Laurent, et le Maribelle gonflant ses voiles, vers l'aval, s'enfonçait vers la Mer des Ténèbres.
Angélique ne l'enviait pas.
Elle, au moins, avec leur petite flotte, elle continuait vers Québec qui n'était plus très loin. Et à Dieu vat ! Le plus mauvais moment passé, on finirait bien par se retrouver dans des maisons chaudes, parmi des humains solidement ancrés à une terre familière, quoique dangereuse et sauvage.
Mais pendant ce temps le Maribelle poursuivrait son voyage incertain sur l'océan hivernal : monstres, abîmes, glaces mortelles, vents hurleurs, pluies noires et cinglantes, écumes livides, flots et déchaînements et, au sein de l'hostile et rageur élément, dansant à la crête des vagues, ou se dérobant dans leurs profondeurs, un navire comme une coque de noix, saturé de sel et d'humidité, où pourrissent, saignent, meurent, se débattent et s'abandonnent des êtres entassés.
Grincent les planches et sifflent les cordages ! Chacun poursuit son voyage, portant ses rêves, ses espérances, son petit destin comptable, comme la seule lumière qui demeure, enfouie au tréfonds d'eux, sous leurs côtes maigres, leur peau blafarde, leurs loques humides.
La vie, l'existence, les désirs, les luttes, les besoins, les passions, les songes. Tout cela palpite en ces tabernacles de chair misérable. L'avenir, la gloire, la fortune, la réussite, la victoire, le salut, la survie, tant qu'un homme respire au fond d'une cale, balloté par les flots, ces grelots dansent avec lui sur l'aveugle océan.
« Au coin de la rue des Blancs-Manteaux vous trouverez une demeure... C'est là qu'on égorge les enfants... »
« Roi de France !... Justice ! Justice !... Madame, veuillez me céder un de vos petits Maures car j'ai besoin d'un page pour me servir en Canada... »
De vagues en vagues à bientôt l'Europe ! Son grouillement de peuples, sa prolifération de cités, clochetons sur clochers, maisons sur remparts, cheminées sur toits, girouettes carillons... C'était comme une apparition, un tableau coloré qui s'échafaudait dans le ciel. Un Paris lointain. Plutôt une légende qu'une réalité.
La réalité, maintenant que vers Desgrez, vers le Roi étaient partis les messages, c'était en Canada le fleuve immense et désert, les monts majestueux étages sous les brumes froides, les îles peuplées d'oiseaux et, tout au fond, dans quelques jours, la ville perdue.
Les deux derniers jours avaient été noués d'événements tellement serrés, qu'en les dénouant on se prenait à mieux respirer.
La « capture » de M. d'Arreboust qu'il avait fallu négocier avec M. de Luppé, la suppression momentanée de M. de Bardagne voguant vers Québec, le départ du Maribelle emportant la lettre à Desgrez. Tout cela s'était entrecroisé, succédé, à grand renfort d'ordres, de battements de rames, de transbordements, de jurons et de plaintes, car on avait dû vider les cales du Maribelle de la moitié de son gravier pour y charger le fret de monsieur l'intendant.
À son tour, la flotte de Peyrac se prépara au départ.
La plus grande activité régna sur les vaisseaux.
En voyant surgir sur le pont des rouleaux d'étoffes d'une frise écarlate soutachée d'un gros galon de fils d'or que les marins s'affairaient à trier et examiner, Angélique sut qu'on entamait la dernière étape.
C'était les « paviers », longues bandes de toile tendues sur des piquets et dont on allait garnir tout le pavois, c'est-à-dire les balustrades pleines et jusqu'aux rambardes à claire-voie qui les surmontaient. Destinées jadis à dissimuler les hommes au moment du combat, ces toiles donnaient aux navires un effet si superbe qu'on les en revêtaient maintenant pour les fêtes et les entrées au port.
*****
Le dernier soir, on fit une tournée d'adieux. Escortés de la population, les passagers du Gouldsboro descendirent vers le Saguenay pour contempler le fleuve.
Dans le crépuscule proche, il était immobile, une nappe d'or. Les hautes falaises n'avaient pas encore fait retomber sur lui leur ombre froide.
Il resplendissait, ouvert à la lumière. En arrivant sur la hauteur près de la croix l'on vit ses eaux s'agiter dans un remous éblouissant, se fendre et se refermer, dévoilant de souples échines, des flancs lisses qu'on aurait dit eux-mêmes coulés dans l'or en fusion, une queue dressée comme une aile gigantesque.
Les enfants se mirent à courir vers la plage en jetant des cris d'admiration.
– Maman ! Maman ! Viens voir les baleines ! criait Honorine.
Les baleines si longtemps chassées en ces parages avaient, depuis plusieurs décennies, déserté les rives. Il arrivait parfois qu'aux saisons où elles quittaient les banquises du Nord pour revenir vers les mers plus chaudes, elles s'égarassent dans le Saint-Laurent, retrouvant d'anciens courants, de lointaines réminiscences.
Or, elles étaient là ce soir, l'une énorme, trois autres plus petites parmi lesquelles une jeune qui répétait exactement tous les mouvements et évolutions de sa mère, plongeant et replongeant à son exemple.
Ils étaient là, ces beaux monstres antiques, folâtrant dans l'embouchure du Saguenay, et dansant une sorte de ballet d'une grâce indicible.
Elles sont venues pour nous ! Elles sont venues pour nous ! crièrent les enfants en sautant de joie.
Le petit Niels Abbials porta à ses lèvres sa flûte de Pan et une note s'éleva, longue, pure, ardente, comme une incantation. La note fut reprise par la guitare de Cantor sur un rythme joyeux qui paraissait suivre exactement les évolutions des baleines là-bas.
Entraînés par la musique les enfants s'élancèrent les uns vers les autres et se prirent par la main pour former une ronde.
– Attention ! cria Catherine-Gertrude. Les enfants dansent !
Sa grand-mère qui était venue du Périgord avec la recrue de 1630 lui avait toujours dit que c'était très dangereux quand les enfants se mettaient à danser. Le Périgord aux chêneraies majestueuses, riches des truffes odorantes que l'on trouve à leurs pieds, l'était aussi d'imprégnations païennes. En ce temps-là, il n'était pas rare de voir tout à coup les enfants saisis « d'endiablement » s'échapper tous ensemble vers la forêt. Alors, on courait derrière eux et on les retrouvait tout nus et roses, dansant comme des lutins fous, autour d'un gros chêne. Les enfants sont sensibles aux sortilèges.
Catherine-Gertrude se précipita vers sa maison pour y chercher de l'eau bénite.
Angélique, qui n'avait pas saisi la cause de son trouble, ni de sa brusque volte-face continua de descendre vers le rivage.
Les enfants dansaient. Mais c'était de joie et d'enthousiasme. Ils dansaient au son de la flûte et de la guitare, entraînés dans l'ivresse du soleil couchant et de la musique, ils dansaient avec les baleines heureuses, virevoltant dans les eaux d'or du Saguenay, et c'était un spectacle inoubliable.
« Nous triompherons », se dit Angélique, frappée par la beauté de l'instant. Elle leur était offerte comme un cadeau d'avènement, une promesse.
La nuit tomba et toutes les lumières s'éteignirent une à une, du soleil, du ciel et du fleuve. Celles de la terre et des hommes les remplaçaient, des feux s'allumaient sur les plages. En se tournant vers l'amont du fleuve Saguenay, là où l'ombre s'amoncelait, Angélique aperçut, ou devina plutôt, les mouvements d'une flottille indienne qui abordait, surgie d'entre les falaises ténébreuses. Une dernière lueur soufrée, lancée par le coucher du soleil, lui fit apercevoir la silhouette de Joffrey de Peyrac, sur une plagette étroite, et qui marchait rapidement comme s'il eût sauté d'un de ces canoës, et cela lui fit un choc, car elle venait de le quitter un peu auparavant, à l'autre extrémité du village, et elle ressentit une impression désagréable comme si elle avait dû admettre un phénomène d'ubiquité ou sè croire à son tour la proie d'une hallucination.
– Est-ce que je deviens folle, moi aussi ?...
Catherine-Gertrude l'avait rejointe. Les enfants avaient cessé de danser. Sagement, ils cherchaient des coquillages. La bonne fermière en était quitte pour tenir sa bouteille d'eau bénite à la main.
Elle aussi regarda dans la direction vers laquelle Angélique, rêveuse, demeurait tournée.
– On dit qu'arrivent des coureurs de bois du lac des Mistassin, et même de plus haut encore. Ils vont avoir de la belle martre. Il faut que j'y aille. Peut-être que mon cousin Eusèbe est parmi eux ?
En regagnant le navire, Angélique trouva le comte de Peyrac, occupé avec le maître et le contremaître qui, armés du « plan de chargement » commençaient à extraire les cales des caisses et nombreux coffres dans lesquels se trouvaient les objets, cadeaux, vêtements, réservés à leur établissement en Canada et particulièrement à leur entrée au port. Des présents pour les officiels et qui allaient d'une précieuse horloge à des chapelles votives destinées à un chemin de croix de montagne, étaient alignés avec précaution et étiquetés. Le désordre du pont prouvait que cette opération de rangement durait depuis un bon moment.
– N'étiez-vous pas tout à l'heure sur les bords du Saguenay ? interrogea Angélique s'adressant à son mari.
Il la regarda avec étonnement et lui confirma qu'après en avoir terminé sur le port, il avait regagné directement le Gouldsboro.
– Pourtant, il m'a semblé vous voir là-bas près du Saguenay.
« Décidément, je perds la tête », se dit-elle.
Plus tard, Cantor vint emprunter le chat pour son navire. Il avait des rats dans les cales, pour le moins des souris qui s'attaquaient aux provisions, depuis quelques jours, Wolverines le glouton avait disparu. Cantor ne s'inquiétait pas, ce n'était pas la première fois que l'animal décidait de faire le trajet par terre suivant le bateau à distance et soudain, aux étapes, on le retrouvait. L'intelligence quasi humaine du glouton le rendait fort capable d'une telle performance.
Tout ce qu'on lui demande, c'est de ne point resurgir à Québec en plein cortège officiel, le jour de notre arrivée, disait Cantor. Déjà que Canadiens et Indiens estiment le glouton parmi les animaux incarnant les esprits diaboliques. Il est vrai que c'est la bête la plus futée de la création.
Le jeune garçon monta à bord et, le temps de trouver le chat qui faisait sa tournée par le navire, la nuit était fort avancée. Honorine en avait profité pour ne pas aller se coucher. Elle voulut escorter son ami chat et son frère jusqu'à la coupée. C'est ainsi que toute la famille se trouva réunie pour l'événement qui allait suivre. Il y avait donc le comte et la comtesse de Peyrac, Cantor, Honorine, et le chat, plus M. de Villedavray.
Des lumières tremblèrent sur la surface de l'eau nocturne et un canot d'écorce s'approcha. Des Indiens qui le montaient levaient haut des torches de résine pour éclairer son avance.
– Oh ! Regardez... Mais qu'est-ce que c'est que ce carnaval ? s'écria Cantor.
Sortant de l'ombre, un affreux masque velu, de sanglier ou de bison, aux cornes peintes en rouge, aux yeux de pierre blanche exorbités, surgit, porté par les épaules d'un individu vêtu de daim et de fourrure, assis lui aussi dans le canot étroit.
– Un sorcier ! Que nous veut-il ?
Le canot vint se ranger près de celui de Cantor, que le jeune capitaine du petit yacht de Mont-Désert avait laissé au pied de l'échelle de corde, contre le flanc du Gouldsboro. Un autre occupant du canoë qu'ils prirent d'abord pour un Indien, tant il était paré de plumes et de franges de cuir, déploya sa haute taille mince, et une voix claire les héla.
– Holà ! gens d'Europe, voulez-vous les plus belles fourrures du monde ? Nous les apportons du Grand Nord, du poste Rupert lui-même.
Au son de cette voix, Villedavray poussa une exclamation et se pencha.
– Mais c'est Anne-François de Castel-Morgeat !
– Lui-même ! Qui m'a hélé ?
– Villedavray.
– Ravi de vous revoir. Marquis. Par quel heureux hasard je vous trouve à Tadoussac ?
– Et vous-même, bel ami ?
– Je redescends la baie de l'Hudson et j'amène des fourrures superbes.
– Un traitant puant l'alcool, l'Indien, et le cuir, voilà ce qu'on a fait de vous, mon beau page !... Quel dommage !
Un éclat de rire lui répondit, lancé par le jeune coureur de bois, mais dont l'écho parut se répercuter sous le masque de bison.
– Et qui est cette face de carême qui vous accompagne et paraît s'amuser à nos dépens ?
– Quelqu'un qui veut s'approcher de ce vaisseau sans se faire reconnaître. Devinez.
L'individu à la tête de bison se leva à son tour dans la barque, et Angélique fut certaine que c'était celui qu'elle avait vu de loin sauter lestement sur le rivage et dont elle avait confondu la silhouette avec celle de Joffrey.
La petite voix catégorique d'Honorine s'éleva.
– Moi, je sais...
Perchée sur une caisse, elle n'avait cessé d'examiner à travers les claires-voies de la rambarde le masque de bison, encorné de rouge, qui la fascinait à plusieurs titres.
– Moi je sais qui il est ! affirma-t-elle. Je l'ai reconnu à ses mains et à son couteau. C'est Florimond !...