Chapitre 1

– Ah ! soupirait le petit marquis de Villedavray, en humant l'air humide et saumâtre du fleuve, ah ! Que j'aime cette atmosphère d'amour...

L'intendant Carlon le regarda, interloqué.

On était sur le pont d'un navire par un froid crépuscule de novembre, et le fait que le ciel plombé se fût entrouvert à l'horizon pour laisser filtrer un peu de lumière dorée ne justifiait pas une telle exclamation de ravissement. L'eau était glauque et agitée. Désert à en être suspect. Sous leur pelage touché d'aurore et de feu par l'automne, les Laurentides cachaient le sauvage hostile, le Montagnais chevelu au nez percé, aux oreilles déchiquetées, un Indien de race algonquine, rustre et sauvage comme un sanglier.

De temps à autre un vol d'oiseau passait drainant dans son sillage des cris hagards.

– Où y avait-il de l'amour dans tout cela ?

– Ne sentez-vous pas, Carlon, continuait le marquis en gonflant son torse sous sa pelisse fourrée de loutre, quelle exaltation, l'amour ! Ah ! L'amour ! Quel climat béni, le seul où l'être humain puisse vraiment s'épanouir, s'ébattre comme un poisson dans l'eau. Qu'il est donc agréable de s'y plonger, de s'y régénérer. Rarement l'ai-je senti régner autour de moi avec une telle intensité.

– Mais... l'amour de QUOI ?... s'enquit l'intendant vaguement inquiet.

Le marquis de Villedavray était un orignal, soit. Mais à certains moments ne pouvait-on craindre pour sa raison ?...

Sous le regard froid et suspicieux de son interlocuteur le marquis s'exalta plus encore.

– Mais l'Amour tout court, voyons ! L'Amour avec ses délices, ses pâmoisons, ses combats voluptueux, ses tendresses exquises, ses attentes chargées de mystère, ses redditions grisantes, ses courtes disputes, ses craintes, aussitôt rassurées, ses rancunes douloureuses, corrosives, qu'un sourire fait fondre comme neige au soleil, ses espoirs et ses certitudes, tout ce feu excitant qui sans cesse renouvelé par les pulsions du cœur et de la chair, enrichi par chaque détail de la vie, vous fait vivre en un autre monde où l'on est deux... seulement deux, prêts à mourir s'il le faut à l'instant même, car chaque instant, chaque heure, chaque jour atteint le seuil d'un bonheur quasi paradisiaque dont on n'a jamais fini de décompter les merveilles et dont il semble qu'on ne puisse dépasser désormais l'intensité...

– Vous divaguez, je pense, fit l'intendant Carlon, ou bien vous avez bu...

Il jeta un regard soupçonneux vers les éléments d'une collation qui attendait, près d'eux, disposée sur une table basse. Coupes, hanaps de cristal, argenterie aux rayons du soleil couchant, mais les carafons de vin et de liqueurs ne semblaient pas avoir été entamés...

– Oui j'ai bu, convint Villedavray. Je me suis enivré de cet élixir dont je vous entretiens : l'Amour. Il rayonne subtil, et presque insaisissable et pourtant si intense, immense et brûlant que ce sentiment m'environne comme d'effluves exquis qu'il m'est impossible de ne pas capter et percevoir... Que voulez-vous, je suis si sensible.

– Des effluves, répéta Carlon... Oui il y a des effluves, en effet, mais qui n'ont rien de paradisiaques. C'est curieux d'ailleurs que si loin que nous soyons déjà à l'intérieur des terres, l'odeur de la marée nous poursuive jusqu'ici.

– Qui vous parle de marée ? gémit le marquis. Vous êtes affreusement terre-à-terre. Je m'évertue en vain à vous faire vibrer un peu.

Déçu, il se détourna et prit un bonbon dans un des compotiers de cristal. Cette dégustation parut lui avoir rendu sa bonne humeur et il s'anima de nouveau.

– Tenez ! Jusqu'à cette friandise où je discerne le signe de l'Amour. N'y peut-on voir le tour de force d'un cœur épris qui réussit à amener de telles délicatesses de bouche dans ces contrées lointaines et désertiques, afin que, malgré l'inclémence des lieux, la merveille aimée ne puisse en subir les rudesses ? N'est-ce pas aimer, en effet, que de répandre aux pieds de celle qu'on aime toutes les richesses de la terre et de ne cesser d'attacher son esprit et son cœur à cette œuvre enchanteresse ? Voilà, n'est-il pas vrai, tous les signes d'un climat de passion et de tendresse auquel nul – même pas vous – ne peut demeurer indifférent. Oui même pas VOUS...

Il pointait son doigt contre la poitrine de Car-Ion et y donnait des petits coups.

– Vous divaguez, répéta celui-ci, et vous me faites mal-Mais de Villedavray, gouverneur d'Acadie, était lancé.

Il saisit par les revers de son manteau son interlocuteur qui le dépassait d'une bonne tête.

– Allons, vous n'allez pas me dire que vous demeurez insensible ? Si piètre que soit votre misérable carcasse de fonctionnaire du Roi vous n'allez pas me faire croire que sous cette pâle chair de poisson froid qui est la vôtre ne bat pas un cœur, ne frémit pas un sexe d'homme.

Carlon se dégagea, extrêmement choqué.

– Gouverneur, je suis habitué à vos incongruités, mais là vous dépassez les bornes. Laissez-moi vous dire une bonne fois que je ne comprends rien à vos discours délirants. Il fait froid, la nuit tombe, .nous voguons vers Québec où nous attendent des ennuis sans nombre et, tout à coup, vous déclarez que vous vous sentez plongé dans une atmosphère d'amour !... L'amour de QUOI, vous demandé-je.

– Mais pourquoi l'Amour de QUOI ? trépigna le marquis. Au moins pourriez-vous demander l'amour de QUI ?... Eh bien, regardez, aveugle que vous êtes !... Regardez et voyez ce qui s'avance là vers nous...

D'un geste théâtral et triomphant, il tendit la main vers un groupe qui venait d'apparaître au balcon du château-arrière. Vues à contre-jour ces personnes, dont les chapeaux aux panaches empruntés se détachaient en noir sur l'or du ciel, se distinguaient mal les unes des autres, mais l'on pouvait cependant deviner parmi elles, une silhouette de femme.

– Eh ! bien, LA voyez-vous, reprit le marquis , frémissant, la voyez-vous, ELLE, l'unique ? Une femme parée de toutes les grâces de la nature, de tous les charmes d'une féminité sans défaut, elle dont le seul regard éblouit, dont un seul mot, tombé de ses lèvres merveilleuses vous laisse à jamais ravi, elle dont la douceur vous séduit et la violence vous bouleverse, dont on ne sait si elle fait appel à votre force pour protéger sa faiblesse charmante, ou n'éveille votre faiblesse afin de mieux découvrir sa force cachée et invincible, vous donnant le désir de se blottir contre ce sein chaleureux comme on se blottirait contre le sein d'une mère, une femme dont on ne sait si elle séduit par les qualités les plus candides ou au contraire par les plus redoutables de son sexe, mais près de laquelle, à coup sûr, il est impossible à un être mâle, et même à n'importe quel être, de demeurer indifférent ? Propriété, charme irrésistible qui est à mon sens la qualité primordiale et la plus subtile d'une femme, de la FEMME dans son essence même...

Il dut reprendre souffle.

À ce moment Angélique, comtesse de Peyrac, escortée de son époux et des officiers des navires de la flotte du comte, commandants, seconds, quartiers-maîtres, tous superbement chamarrés, commençait de descendre l'escalier de bois verni qui menait au premier pont. Même à cette distance, l'éclat de ce visage féminin unique attirait l'attention et l'on ne savait si la lumière qui en rayonnait venait du reflet du soleil couchant, avivant sa chaude carnation, ou du sourire plein de grâce et de gaieté qui entrouvrait ses lèvres tandis qu'elle écoutait les propos échangés autour d'elle par ceux qui l'accompagnaient, propos que les deux hommes éloignés ne pouvaient entendre mais qui paraissaient fort animés et badins.

Un grand chapeau de feutre blanc, à la cavalière, la coiffait et lui faisait comme une auréole claire. Son manteau de satin blanc doublé de fourrure blanche s'entrouvrait sur un corsage garni d'un col de dentelle de Malines à trois revers, sur les moirures d'une robe, en faille rose, relevée par devant, selon la mode, sur les plis d'une jupe de velours grenat que soutachaient dans le bas deux rangées de galons d'argent.

L'une de ses mains retenait les plis de la jupe, afin qu'elle pût aborder les degrés sans encombre, son autre main était cachée dans un manchon de fourrure blanche, retenu à son cou par une cordelière d'argent.

Les mouvements d'Angélique de Peyrac avaient tant de grâce et d'aisance que Villedavray murmura :

– N'est-elle pas digne de descendre le grand escalier de Versailles aux côtés du Roi lui-même ?...

– On dit qu'elle l'a fait... murmura Carlon.

– Hein ? Descendre le grand escalier de Versailles ? Aux côtés du Roi ?

L'intendant ne répondit pas et se contenta de renifler d'un air entendu. Villedavray le crocheta de nouveau.

– Vous ! Vous savez des choses sur elle ? Dites-les-moi ! Bon, vous voulez vous taire, mais je vous les ferai bien avouer un jour...

Se détachant en sombre sur la clarté du ciel.

La silhouette furtive d'un petit animal apparut le long de la balustrade et, en quelques bonds souples, rejoignit la compagnie, atterrit sur le pont devant Angélique et, après l'avoir observée avec attention, commença à la précéder solennellement, la queue dressée en panache.

– Le chat ! jubila Villedavray. Constatez que les bêtes elles-mêmes font escorte à la comtesse de Peyrac et aiment se mettre sous son joug. Ah ! Si vous l'aviez vue à Gouldsboro avec l'ours !

– Quel ours ? sursauta Carlon.

Une bête énorme et velue, terriblement féroce, et elle, agenouillée devant, le caressant, lui parlant avec douceur.

– Mais c'est très inquiétant cela ! Vous ne m'aviez pas raconté que Mme de Peyrac avait de tels pouvoirs.

– C'était un spectacle inoubliable.

– Cela pourrait relever de la magie.

– Mais non ! Seulement de son charme personnel... Vous ne voyez donc pas comme tout cela est exaltant ?

– Oui et non. Je pense que nous sommes entre les mains d'un homme, qui a fait partie de la Flibuste, que nous pouvons nous considérer à juste titre comme ses prisonniers. Il n'y a pas de quoi pavoiser.

– Mais non ! Quelle habitude avez-vous de toujours voir les choses en noir ! Nous sommes seulement les hôtes de M. de Peyrac, gentilhomme d'aventures, d'origine gasconne et, de surcroît, l'homme le plus riche d'Amérique du Nord. Nous ayant aidé en Acadie dans notre tournée d'inspection, il a la bonté de nous ramener sur son navire jusqu'à Québec où il se rend lui-même afin de présenter ses hommages au gouverneur de la Nouvelle France, M. de Frontenac.

– Et vous ? Quelle habitude avez-vous de toujours peindre la vie en rose ? ironisa Carlon.

– Je suis un homme heureux. C'est comme ça. Je vois des événements ce qui est agréable, et quoi de plus agréable pour un homme de ma sensibilité que de me trouver sur ce navire, en agréable compagnie, même la vôtre – mais oui ! mais oui ! ne protestez pas – et pouvant m'entretenir avec la plus délicieuse femme de la terre ? Je ramène un navire dont M. de Peyrac m'a fait don en remplacement de mon Asmodée coulée par des bandits. Regardez-le là-bas à l'ancre comme il est joli ! Je ne sais pas encore comment je vais l'appeler... Je rapporte des marchandises : pas mal de fourrures, des fiasques de rhum de la Jamaïque en grand nombre... un poêle de faïence... chut... une merveille. M. de Peyrac l'a fait venir pour moi de France. Regardez.

– Regardez... Regardez... Vous n'avez que ce mot à la bouche, vous m'épuisez à la fin... Eh bien, je regarde, et ce que je vois, c'est une situation de plus en plus ambiguë et compliquée, et la perspective, je vous l'ai dit, d'ennuis sans nombre, et dans la mesure précisément où M. et Mme de Peyrac sont des êtres hors du commun, et personnifiant, puisque vous l'affirmez, l'Amour et ses plaisirs, eh bien ! nous pouvons nous attendre à un beau charivari à Québec. Y a-t-il de quoi se réjouir ? Pour commencer, on échangera des coups de canon, j'en mets ma main au feu, er ensuite, si nous arrivons à nous sortir de là, ce sera pour nous, qui nous sommes, par la force des choses, entendus avec eux, le blâme, la disgrâce, et pourquoi pas pendant que nous y sommes, l'excommunication. Vous savez que l'évêque, Mgr Laval, et les Jésuites ne plaisantent pas avec les questions de sorcellerie et de libertinage et je les vois mal accueillant cette compagnie avec le sourire.

– Comme vous y allez, mon bon ! Vous exagérez ! Certes, il y aura du mouvement et pas mal de cris, de pleurs et de grincements de dents. Mais moi j'adore ça, j'avoue...

– Oh ! Bien sûr ! On vous connaît. Là, je serai d'accord avec Mme de Peyrac lorsqu'elle affirme que rien ne vous réjouit plus que de mettre toute une ville à l'envers.

– Elle a dit cela ? Comme c'est juste ! Elle est charmante, n'est-ce pas ?

– De toute façon, inutile de discuter avec vous, puisque vous êtes amoureux.

– Mais non, je ne suis pas amoureux... ou à peine... Décidément vous n'avez rien compris, rien... Vous êtes décourageant... Je ne vous parlerai plus.

Le marquis de Villedavray se détourna, boudeur.

Angélique de Peyrac et son escorte parvenant jusqu'à eux les trouvèrent aussi sombres l'un que l'autre.

Après une nouvelle journée de navigation, la flotte avait de nouveau jeté l'ancre dans une baie déserte de la côte nord du Saint-Laurent. Comme à l'accoutumée, les capitaines des autres navires s'étaient rendus sur le Gouldsboro pour une collation au cours de laquelle on parlerait des événements du jour, on prévoirait l'étape du lendemain.

– D'ici peu nous serons à Tadoussac.

– Le premier poste français !

– Espérons qu'on ne nous y fera pas trop mauvais accueil !

– Pourquoi donc ? Ce n'est qu'une petite bourgade isolée, sans grande défense. Or, nous sommes en force. Et, de plus, nous avons des intentions pacifiques.

*****

La flotte, en effet, avait belle tenue. Mouillée à l'ombre d'un cap qui l'abritait de toute surprise, elle se composait de trois navires de 200 à 350 tonneaux, ce qui ne représentait pas des bâtiments de grande envergure, mais totalisait cependant une soixantaine de canons. Deux petits yachts de fabrication hollandaise, fort maniables et vifs, jouaient, à ses flancs, le rôle de chiens de garde et d'éclaireurs. Ils étaient conçus de telle sorte qu'ils pouvaient supporter chacun deux canons dans l'entre-cale, et à l'arrière et à l'avant sur le pont deux couleuvrines capables de causer pas mal de dégâts lorsqu'on les pointait judicieusement.

L'un des yachts se nommait Le Rochelais et l'autre Le Mont-Désert. Cantor, le fils cadet d'Angélique et de Joffrey de Peyrac, assurait le commandement du Rochelais car il était déjà, malgré ses seize ans, un jeune officier rompu aux choses de la mer. Il avait fait ses classes en Méditerranée où il avait navigué avec son père depuis l'âge de dix ans et dans la mer des Caraïbes.

Vanneau, l'ancien maître du corsaire Barbe d'Or, dirigeait Le Mont-Désert. Le comte de Peyrac l'avait choisi de préférence à certains de ses compagnons plus anciens, du fait de son bon renom, n'ayant encouru en France aucune condamnation, et qu'il était catholique.

Cette question de religion les avait obligés à un tri sévère dans la composition de l'équipage et la nomination des officiers-majors. Il était exclu d'amener en Nouvelle-France des Français de religion Réformée. Ils risquaient l'arrestation immédiate, sinon la corde, étant considérés comme traîtres. Il était également délicat d'introduire des étrangers. Mais le comte de Peyrac se présentant à titre personnel et indépendant, sous sa propre bannière, son équipage, quelle qu'en fût la composition, bénéficierait de l'accueil qui lui serait fait.

Malgré tout, dans ce domaine aussi, il avait fallu trier. Le commandement du Gouldsboro était resté au Norvégien Erickson, homme taciturne, prudent, et qui savait ne pas attirer l'attention. Joffrey de Peyrac conservait auprès de lui les quatre Espagnols de sa garde particulière, des hommes depuis longtemps rompus à assurer sa protection personnelle et qui, démunis de cette fonction, ne sauraient que devenir.

Eux aussi ne risquaient pas d'attirer de palabres. Ils vivaient entre eux et ne se mêleraient pas plus aux populations françaises qu'ils ne s'étaient jamais mêlés aux matelots ou colons de Peyrac.

Les capitaines des deux autres vaisseaux étaient le comte d'Urville et le chevalier de Barssempuy, gentilshommes français de bonne famille qui ne détonneraient pas parmi la noble société québécoise à condition qu'on n'allât pas trop chercher dans leur passé les raisons qui leur avaient fait quitter le royaume de France pour courir les mers.

Angélique, en se rapprochant, avait aussitôt remarqué la face chagrinée de Villedavray, celle, raidie et maussade, de l'intendant Carlon. Allons ! les deux compères s'étaient encore disputés... Elle avait vu de loin le marquis gesticuler, puis se détourner en tapant du pied.

Pauvre marquis qui tenait tant à ce que « la vie soit belle » !

Angélique n'était jamais indifférente aux tourments d'autrui.

Villedavray se sentit rasséréné de se voir objet d'intérêt pour ce regard aussi perspicace que magnifique. Il aimait qu'on s'occupât de lui, qu'on s'inquiétât de ses états d'âme. Angélique, en se dirigeant vers lui, le combla de joie.

– Que se passe-t-il, mon cher ami ? l'interrogea-t-elle. On dirait que quelque chose ne va pas ?

– Ah ! Certes, vous pouvez le dire, gémit Villedavray... Qu'il existe des êtres semblables à cet individu et que l'on soit contraint de les fréquenter, prouve bien, quoi qu'en disent les théologiens, que le purgatoire commence sur cette terre.

– C'est de M. Carlon que vous voulez parler ?

– De qui voulez-vous que ce soit ?

– Asseyez-vous donc près de moi et racontez-moi tout.

Il se laissa tomber à ses côtés sur un siège garni de coussins.

Angélique, tout en prêtant une oreille attentive à ses doléances, regardait autour d'elle.

Il faisait beau ce soir. Après deux jours de pluies torrentielles, on éprouvait plaisir à la purification de l'air.

Après la halte à Sainte-Croix-de-Mercy, le voyage avait repris, ou plutôt s'était poursuivi, sans qu'il transpirât le moindre bruit sur l'incident tragique que quelques-uns avaient vécu au cours de la nuit.

Par moments, Angélique se demandait si elle n'avait pas rêvé. Ce qui demeurait le plus tangible dans ce drame caché c'était un changement subtil dans leurs rapports entre elle et son mari. Il lui semblait qu'il posait désormais sur elle un regard nouveau, fait d'admiration et de curiosité, et qu'elle lui inspirait une confiance plus grande, une estime plus assurée.

Il la mêlait plus volontiers à ses projets, lui demandait plus souvent son avis. Il y avait beaucoup de questions à régler ou à envisager avant de venir jeter l'ancre sous Québec, le fief du Roi, en Nouvelle-France.

Pour l'heure, ce but semblait encore éloigné. On avait un peu l'impression d'être hors du monde, surtout lorsqu'au parfum de cet air glacé mêlé aux odeurs marines venues du fleuve, et celui des immenses forêts proches s'unissaient celles, inattendues, luxueuses, des confiseries et des pâtisseries, ou exotiques du café dans son aiguière de cuivre, du chocolat, et d'un thé que le nouveau maître d'hôtel, M. Tissot, avait voulu faire goûter à la compagnie, disant que c'était le dernier cri à Paris.

Cet homme avait été engagé par Erickson lors de son dernier voyage en Europe, sur la recommandation d'un commanditaire que le comte de Peyrac avait à Rouen. Il paraissait bien connaître son métier et ses capacités dépassaient celles d'un simple cuisinier. Pour l'instant, bien emmitouflé, mais solennel, il surveillait une petite bouilloire d'argent posée au bord des braises, sur l'un des braseros.

– C'est l'être le plus borné que je connaisse, poursuivait Villedavray en dégustant des pistaches fourrées.

– Parlez-vous toujours de M. l'intendant de la Nouvelle-France ?

– Mais, certes !

– Je ne partage pas votre avis sur ce point, marquis. M. Carlon peut avoir son humeur, mais c'est un homme très instruit et dont la conversation ne manque pas d'intérêt. Mon mari prend plaisir à s'entretenir avec lui, principalement sur les questions de commerce dans lesquelles il semble fort compétent.

– Et moi ! Et moi ! protesta Villedavray. Est-ce que je ne suis pas aussi compétent en questions de commerce ?

– Oui, oui, vous l'êtes.

– Est-ce que je ne suis pas un homme instruit ?

– Mais si... l'un des gentilshommes les plus instruits que je connaisse... et de plus l'un des plus aimables.

– Vous êtes charmante, murmura le marquis en lui baisant la main avec dévotion. Combien je me réjouis de vous avoir bientôt plus à moi... Vous verrez, continua-t-il, entamant son couplet favori, comme nous serons bien dans mon petit salon de Québec, assis devant mon poêle de faïence, tandis que la tempête soufflera dehors. Je vous préparerai une tasse de ce thé de Chine, dont le père de Maubeuge me donne quelques paquets plombés qu'on lui envoie directement de là-bas... Vous vous installerez dans mon meilleur fauteuil – un Boulle, très confortable que j'ai fait copier par un artisan dont je vous donnerai le nom... – et la soie des coussins est un broché de Lyon... Vous verrez... Vous vous installerez donc et me raconterez tout, toute votre vie.

Décidément, en cette affaire de Québec, le plus compliqué ne serait peut-être pas de s'y faire accueillir, mais de pouvoir y passer tout l'hiver dans l'intimité du trop curieux marquis sans qu'il finisse par tout savoir d'elle et de son passé, dans les moindres détails de son existence.

À cela, il était désormais certain qu'elle n'échapperait pas. Enfin, on verrait bien. On n'était pas encore à Québec.

Et malgré l'optimisme de Joffrey qui n'avait pas voulu considérer l'attentat dont il avait failli être l'objet comme le fruit d'un plan concerté, encore moins le croire ourdi par le gouverneur Frontenac, il n'en restait pas moins vrai qu'ils étaient attendus par de puissants ennemis, et qu'il n'était pas certain que ceux-ci ne finissent par triompher.

– Qui était le marquis de Varange ? demanda-t-elle étourdiment à Villedavray.

Celui-ci tiqua.

– Varange ? Vous avez entendu parler de lui ?

– C'est-à-dire...

– Et pourquoi : qui était-ce ? Il n'est pas mort que je sache.

Angélique se mordait la langue et se serait battue. Depuis qu'elle avait pénétré dans les eaux françaises, elle était décidément tout à fait déphasée par rapport à la situation. Elle se croyait chez elle, en France, et c'était le contraire. Elle mentit sans vergogne pour réparer sa bévue.

– Quelqu'un m'en a parlé, je ne sais plus qui. Ah ! ce fut peut-être Ambroisine de Maudribourg, sur la côte Est. Elle semblait dire qu'il avait été rappelé en France.

– C'est impossible, je ne suis pas au courant ! dit Villedavray, indigné.

Il médita un moment.

– En tout cas, ce serait plausible que notre chère duchesse ait eu des relations épistolaires ou autres avec lui, c'est assez dans son genre. Un vieux beau ennuyeux, qui s'est fait muter dans l'administration coloniale pour des affaires de mœurs. Il a un menu rôle de Trésorier-Payeur à Québec, mais je ne le fréquente pas... Décidément cette garce connaissait tout le monde ici avant seulement d'y avoir mis les pieds ! Quelle diablesse ! Je me méfierai doublement de Varange à l'avenir...

Afin de pouvoir changer de conversation, Angélique adressa un signe à Kouassi-Ba.

– Oui, je boirais volontiers quelque chose, dit Villedavray, j'ai beaucoup parlé, et tellement en vain à cet individu borné... Carlon. Oui, je lui disais, à votre propos, des choses admirables que je vous répéterai un jour, et qui auraient dû l'émouvoir, lui ouvrir les yeux ; il m'opposait ce mur buté de la logique qui ne veut pas voir plus loin que les apparences.

Le grand Noir Kouassi-Ba s'inclinait devant eux avec le plateau de cuivre supportant des petites tasses de café turc brûlant.

Kouassi-Ba, c'était la fidélité même, la présence qui était restée à leurs côtés tout au long de leur existence. Que n'aurait-il pu raconter sur ce passé du comte et de la comtesse de Peyrac que Villedavray souhaitait tant connaître !... Depuis le temps où, esclave à Toulouse, il avait vu Angélique, l'épousée à la robe d'or, arriver en carrosse jusqu'à ce crépuscule sur le Saint-Laurent où une fois encore il pouvait s'incliner devant elle, il avait été mêlé à leur vie. Pour aller à Québec, le comte de Peyrac l'avait fait revenir de Wapassou dans le Haut-Kennebec où il travaillait à la mine.

Ce soir, il retrouvait pour servir la noble assemblée sa livrée chamarrée de dorures, mais confortablement matelassée afin qu'il ne souffrît pas trop du froid. Kouassi-Ba chaussait des bas blancs à baguettes d'or et des chaussures à boucles et à très hauts talons. Il coiffait sa tête chenue d'un turban à aigrette, d'une soie rouge écarlate, qui lui tenait chaud tout en ajoutant au caractère remarquable de son noir visage. Deux grands anneaux d'oreille, d'or pur, allongés chacun d'une perle enfilée sur une petite chaînette d'or, ornaient ses oreilles, présent que le comte de Peyrac avait récemment fait à son fidèle serviteur.

Villedavray examinait le grand Nègre avec jalousie, notait ses gestes pleins de noblesse et de savoir-faire.

– Il va avoir un succès à Québec, votre Maure... Comment n'ai-je pas songé plus tôt à m'en procurer un...

Il eut un claquement de langue contrarié. On perdait le sens de la mode dans ce trou de Québec... Son amie, la duchesse de Pontarville qui habitait dans le faubourg Saint-Germain, avait deux jeunes pages du Soudan. S'il le lui demandait, elle en céderait certainement un volontiers, mais il était trop tard maintenant pour envoyer un courrier en Europe, il faudrait attendre le printemps prochain.

M. de Wauvenart s'informait :

– Pourquoi, M. de Peyrac, avez-vous pénétré si tard dans le fleuve ?... La saison est clémente mais pour un peu nous aurions risqué de rencontrer les glaces.

– Mieux valait rencontrer des glaces que des navires !

Carlon, qui l'entendit, lui jeta un regard amer.

– Vous paraissez bien au courant des problèmes de la Nouvelle-France. En effet, dès fin octobre tous les navires ont regagné l'Europe et vous ne risquez pas de trouver devant vous un bâtiment sérieux pour vous livrer bataille. La Nouvelle-France ne possède pas de flotte et c'est bien là mon débat avec M. Colbert. Mais si Québec vous ferme ses portes, pourrez-vous revenir en arrière, ne risquez-vous pas d'être pris au piège de vos propres estimations ?

– Mais pourquoi voudriez-vous donc que Québec lui fermât ses portes, bondit Villedavray qui ne voulait à aucun prix qu'on lui gâchât sa soirée. Je voudrais bien voir cela. Les gens de ma chapelle seront sur le quai et nous donneront l'aubade... Voilà comment les choses se passeront. Tenez, prenez donc une de ces délicieuses pâtisseries...

Il s'agitait tellement qu'Angélique craignait pour la tasse de café qu'elle tenait en main, mais la fougue du marquis à les défendre et à dire que tout se passerait bien, lui faisait plaisir.

Elle put éviter que son café n'éclaboussât sa toilette. Le petit bol de cuivre était solidement maintenu dans un support de porcelaine qui permettait de le tenir entre trois doigts sans se brûler. Elle but quelques gorgées.

Le voyage sur le fleuve était une trêve. Le fait qu'il se poursuivît dans une paix remarquable jusqu'à en être inquiétante, ne pouvait faire oublier que depuis l'île Anticosti, on remontait ce fleuve français du Saint-Laurent, en plein pays de Canada. Et que pour ceux qui acceptaient de regarder la réalité en face, c'était comme dans son rêve l'autre nuit, on s'avançait en territoire ennemi Mais malgré tout, on était entre amis.

Cependant, le fleuve demeurait désert. À peine des nuées de pluie dérobaient-elles parfois la fuite vers les rivages d'une flottille de canoës indiens ou de quelques barques de pêcheurs, colons isolés, fermiers de quelques hameaux perdus, qui ne tenaient pas à être trop curieux et à s'informer des intentions de cette flotte étrangère qui battait voiles vers Québec, nantie d'un pavillon inconnu.

Depuis les premiers jours de novembre, on avait vu s'estomper le cap de Gaspé, empanaché d'oiseaux criards, on avait laissé de côté des îles hantées de loups-marins et plus tard de canards et de sarcelles, on avait louvoyé sous le vent, d'un point de la côte à l'autre pour fuir les tempêtes dures et brusques de ce grand fleuve dont les eaux salées pénètrent jusqu'à plus de cent lieues à l'intérieur.

Le temps, remarquablement clair pendant toute la traversée du golfe et la remontée vers le Nord au large des côtes d'Acadie, s'était gâté après qu'on eut franchi la pointe de Gaspé. Un paysage à l'opacité plus ou moins intense enrobait maintenant les navires qui parfois se perdaient de vue et s'appelaient à grand renfort de corne de brume et, à travers ces brouillards, l'on apercevait comme une aurore se répandant jusqu'à l'horizon, le rose de l'immense forêt aux feuillages embrasés par les merveilleuses couleurs de l'automne.

Il faisait moins froid sur le fleuve que durant la traversée du golfe. On se tenait plus volontiers sur le pont.

Aux capitaines des navires – Roland d'Urville, Erickson, Vanneau, Cantor, Barssempuy – venus au rapport sur le Gouldsboro, se joignaient les fonctionnaires royaux français recueillis par Joffrey de Peyrac sur la Baie Française et la côte Est de l'Acadie, à la suite d'attaques anglaises et d'incidents qui les avaient privés de leurs propres navires. Il y avait aussi M de Wauvenart, Grand-Bois, Grandrivière, des seigneurs acadiens qui avaient profité de l'occasion pour quitter leurs lointaines censives et venir se rappeler au bon souvenir de M. de Frontenac, gouverneur du roi de France, dont ils restaient, bon gré, mal gré, les sujets plus ou moins soumis.

*****

– Vous l'avez attristée, fit remarquer Villedavray à l'Intendant. Voyez ce que vous avez fait...

– Je suis navré, Madame, protesta Carlon.

– Avec vos réflexions oiseuses...

– Mais non, M. l'intendant est en droit d'émettre quelques remarques pessimistes, se défendit Angélique.

Pour les Français du Canada, Joffrey de Peyrac avait été présenté comme un allié des Anglais, et qui s'était implanté sur les terres du Kennebec à seule fin de tenir en échec les territoires français canadiens et acadiens. Pour d'autres, il était un pirate aussi dangereux et sans scrupules que Morgan. Tant de choses avaient été racontées à son propos qu'il n'avait pas tort d'estimer que seule une explication franche, face à face, pouvait apaiser les esprits. D'où son coup d'audace de vouloir se rendre à Québec et de s'y faire connaître.

Gageure : la présence à son bord de l'intendant, qu'un hasard y avait amené, embrouillait encore la situation.

– Je sais ce qui vous tourmente, M. l'intendant, reprit Angélique, et pourquoi vous vous disputez de temps en temps avec M. de Villedavray qui, lui, n'aime pas voir les mauvais côtés de l'existence.

– Ce Carlon est terriblement bilieux. Il ne cesse de craindre ce qui va se passer quand nous arriverons à Québec.

– Nous craignons tous, dit-elle.

– Sauf lui, je gage...

Du menton, Villedavray désignait le comte de Peyrac qui, en effet, ne paraissait pas avoir été ému par les allusions de Carlon.

Angélique secoua la tête.

– Lui !... Cela l'a toujours amusé d'affronter les tempêtes.

Joffrey continuait à s'entretenir avec M. de Wauvenart et le géomètre Fallières sur la venue des glaces et la situation du Saint-Laurent au cours de l'hiver. Il avait reposé sa tasse de café, et Kouassi-Ba, tenant d'une main dans une pince un charbon ardent, lui tendait de l'autre un bâtonnet de feuilles de tabac roulé. C'était sous cette forme que le comte aimait fumer. Il alluma le bâtonnet au charbon incandescent et laissa échapper quelques volutes bleues et odoriférantes avec un plaisir évident.

« Comme à Toulouse », songea Angélique.

Et cette vision la réconforta. Tout semblait vouloir renaître, revivre.

Elle passait ainsi de moments d'exaltation où tous les obstacles lui paraissaient futiles, à d'autres où une appréhension née de son passé et dont elle n'avait pu tout à fait se défaire l'oppressait. Alors elle regardait Joffrey.

Il semblait si calme, si sûr de lui-même qu'on finissait par partager sa confiance.

Le contempler lui donnait de la force, l'assurait que tout était bien, qu'il n'y avait rien à craindre.

Attirés par ce regard, les yeux sombres du comte se tournèrent vers elle et à travers l'écran flou de la fumée, elle capta l'éclair de tendresse qui les traversait. Il lui fit un signe léger. Il voulait lui faire comprendre qu'elle n'avait rien à redouter. Il l'assurait une fois de plus qu'il fallait continuer. Que pouvait-elle craindre aujourd'hui puisqu'elle était avec lui ? L'an dernier, à la même époque, tous deux s'enfonçaient dans les forêts du Nouveau Monde ; en butte à des dangers inconnus et terribles, ils avaient affronté ensemble l'hostilité des Canadiens, la vengeance des Iroquois, l'hiver meurtrier, la famine, et aujourd'hui ils se retrouvaient ainsi, en force, voguant sur des navires bien armés, confortables, bourrés de marchandises avec, pour assurer leurs arrières en Amérique du Nord, toutes sortes d'alliés et d'établissements fidèles à la politique du comte de Peyrac. Est-ce que cela ne tenait pas un peu du miracle ? Est-ce que cela ne relevait pas un peu de ses talents de magicien ? Avec lui, jamais les choses ne tournaient tout à fait comme on l'avait prévu, comme certains les prévoyaient pour eux. Il était resté un duelliste magnifique, avec des bottes secrètes, des parades inattendues.

Au cours de l'année, ils auraient dû périr cent fois.

On avait proclamé leur défaite, voire leur mort, on les avait crus vaincus à jamais.

Et voici qu'ils s'avançaient glorieusement vers Québec.

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