Chapitre 4
Une voix grossière s'éleva dans le silence de la nuit.
– Pas la peine de le ligoter. Il n'y a qu'à lui attacher une pierre au cou et le f... au fleuve. Ça en fera déjà un de liquidé !
C'était l'un des assaillants qui avait parlé. Mais, dans cette lueur confuse, noire et blanche du clair de lune qui par instants s'atténuait de brume, l'attentat s'était déroulé si vite que les témoins invisibles, à la lisière des arbres, avaient à peine réalisé ce qui se passait.
Ce ne fut qu'en voyant traîner vers le rebord du précipice le corps inerte de l'écuyer, qu'ils réagirent. Angélique s'élança et les hommes bondirent à sa suite avec la même promptitude silencieuse que les inconnus, l'instant auparavant. D'un commun accord, ils cherchèrent à éviter tous bruits, tous cris, afin de ne pas donner l'éveil aux complices qui se trouvaient sans doute avec le comte de Peyrac à l'intérieur de la cahute.
La vieille rapière d'Erickson maniée par son poing redoutable fendit presque en deux le crâne du premier qui s'effondra d'une masse, comme un arbre sous la hache.
L'autre s'était retourné. Un coup terrible en pleine face lui rentra dans la gorge son cri prêt à jaillir. Le bras noir et noueux de Kouassi-Ba lui entoura le cou avec la force d'un boa étouffant sa proie et, d'une traction brutale en arrière, il lui brisa la nuque.
Une vie incessante de luttes et de dangers avait fait de la plupart des hommes de Peyrac, surtout de ses plus anciens compagnons, de redoutables tueurs.
Deux cadavres gisaient sur l'herbe rêche près de Yann évanoui.
Par signes, Angélique indiqua qu'il fallait les tirer à l'écart. Elle voulait essayer d'examiner les inconnus afin de déterminer qui avait pu les envoyer : marins en rupture d'équipage, coureurs de bois, valetaille au service de quelques seigneurs, de toute façon des hommes de main. Elle ne doutait pas qu'ils avaient été placés là non seulement pour écarter Yann, mais encore pour assaillir et tuer Peyrac lorsqu'il sortirait de la cabane où on l'avait attiré.
La scène ne paraissait pas réelle au sein de cette forêt canadienne presque inviolée encore, toute bruissante de la vie des eaux et des bêtes sauvages. Mais le pressentiment d'Angélique avait été juste. C'était le début de la guerre contre eux.
Cependant, dérangés par ces allées et venues furtives et les violences des humains, les oiseaux qui nichaient endormis dans les anfractuosités de la falaise s'envolèrent en poussant des piaillements rageurs. On vit tanguer les ailes blanches dans la nuit profonde puis certains revinrent se poser en caquetant sur la clairière même.
Percevant un remue-ménage à l'intérieur de la cabane, Angélique et ses complices se retirèrent précipitamment dans l'ombre des arbres en halant les corps avec eux.
Prêts à tout, ils fixaient les yeux sur la porte qu'on entendit grincer.
– Quels sont ces cris ? demanda une voix d’homme.
– Rien, des oiseaux, répondit le timbre de Joffrey de Peyrac, dont la haute silhouette se pencha pour franchir le seuil, puis se redressa. Il fit quelques pas encore.
Il était très visible dans le clair de lune. Ils devinèrent que son regard cherchait autour de lui. Il dut à d'imperceptibles signes deviner quelque chose de suspect.
– Yann ! héla-t-il.
Le fidèle écuyer ne parut pas, ne répondit pas, et pour cause.
À ce moment, l'autre occupant de la hutte surgit à son tour, derrière le comte.
Autant qu'ils pouvaient en juger à cette distance, c'était un homme d'un certain âge, un peu voûté, dégingandé avec une allure nonchalante et désabusée. Il ne paraissait pas dangereux.
Ainsi que Peyrac, il regardait vers la clairière, les oiseaux picorants et agités :
– Des hommes sont venus, dit la voix de Peyrac, ou bien c'est Yann. Mais alors où est-il ?...
Le timbre voilé de cette voix qui lui était si chère fit tressaillir le cœur d'Angélique. Joffrey ne portait même pas son masque. Elle reconnaissait dans la clarté blafarde de la lune, son visage tant aimé, dont les cicatrices, marquées d'ombres dures, accentuaient le caractère, visage intimidant mais aussi rassurant pour ceux qui connaissaient son intime bonté, son intelligence, ses vastes connaissances, ses multiples capacités.
Le cœur d'Angélique tressaillit d'amour éperdu. Il était vivant. Elle arrivait à temps. L'espèce d'indifférence qu'affichaient les deux hommes ne l'influençait pas. Elle savait que le danger rôdait, était certain. Et peut-être Peyrac commençait-il à s'en douter. Elle le devina sur ses gardes.
La main d'Angélique se crispait sur la crosse de son pistolet, dont elle avait relevé le « chien ».
Ses yeux ne quittaient pas le gentilhomme qui demeurait un peu en retrait, près de la porte, mais qui lui aussi jetait des regards inquisiteurs alentour.
« Il doit se demander où sont passés ses sbires », songea-t-elle, « il estime, je parie, qu'ils tardent beaucoup à se jeter sur Joffrey et à le frapper dans le dos, comme convenu. Ce n'est pas un homme à faire la besogne lui-même. »
Au même instant, comme pour lui donner un démenti, elle vit l'individu se ruer sur Peyrac, l'épée haute.
Elle cria, tira en même temps.
Le comte de Peyrac avait fait un bond de côté. Il était déjà en garde, l'épée en main. Mais le coup de feu avait arrêté l'élan du misérable.
Il tituba. Une seconde détonation retentit et il s'effondra de tout son long. Il paraissait immense et filiforme comme un serpent sur le sol blanchi de lune.
Peyrac leva les yeux. Il aperçut Angélique toute droite, à la lisière du bois, la main qui ne tremblait pas tenant encore l'arme d'où s'échappait un mince filet de fumée.
Elle était superbe comme une apparition guerrière.
– Joli coup, madame !
Ce furent les premiers mots que Peyrac prononça alors qu'elle s'approchait de lui d'un pas qui semblait glisser à la surface du sol et achevait de l'apparenter à un être un peu fantomatique. Le clair de lune accentuait la pâleur de son visage. Elle était comme translucide avec l'auréole de ses cheveux clairs, son manteau argenté de loup-marin jeté sur ses épaules. Il n'y avait de dur, de réel en elle que cette arme qu'elle continuait de brandir dont le bois et l'acier brillaient, choquant dans cette main de fée, si fine et fragile.
Mais la force de ce poignet frêle se révélait à la tenue de l'arme. Si lourde et encombrante fût-elle, elle ne frémissait pas, prête à tuer à nouveau, et le regard d'Angélique guettait avec une furtive et rapide acuité que Peyrac ne lui connaissait pas, comme si elle avait été habituée à percer l'ombre de la nuit et celle épaisse des bois.
Elle vint près de lui, se tint à ses côtés, toujours aux aguets, et il eut l'impression de voir se matérialiser l'image de ces anges protecteurs, que la croyance donne en gardiens, aux humains.
– Ils ont voulu vous tuer, murmura-t-elle.
Sans aucun doute. Et sans vous, en cet instant, je serais mort.
Un frisson ébranla Angélique. Sans son intervention, il serait mort.
Elle connaîtrait à nouveau ce cauchemar sans nom, d'être séparée de lui, de l'avoir perdu à jamais.
– Il faut fuir, dit-elle. Oh ! Pourquoi avoir commis cette folie, cette imprudence ?
Il se méprit sur ce qu'elle qualifiait de folie et d'imprudence.
– Je me reconnais coupable. Cet homme s'est présenté comme envoyé de M. de Frontenac. Je ne pouvais attendre de celui-ci une pareille traîtrise. C'est une bonne leçon. Désormais, je me méfierai doublement. Sans vous, ma chérie... Mais, où est Yann ?
Yann revenait à lui. Les hommes se groupèrent autour du comte de Peyrac. Brièvement, on lui fit le récit de l'attaque dont avait été victime son écuyer et qui prouvait que des hommes avaient été postés intentionnellement pour les exécuter.
Peyrac s'agenouilla devant le corps du mort et le retourna. Il avait reçu la première balle en pleine poitrine, l'autre avait traversé le dos alors qu'il tombait. Il était bel et bien mort, sans rémission, et son visage affaissé, la bouche béante, portait la trace d'un certain étonnement.
– Le marquis de Varange, dit Peyrac. Le gouverneur de la Nouvelle France me l'envoyait porteur d'un message où il me souhaitait en quelque sorte la bienvenue. Sachant à quel point sa politique est peu appréciée, mais voulant la poursuivre jusqu'au bout, il me recommandait la plus grande discrétion pour cette entrevue. Il veut mettre Québec devant le fait accompli, et cela se conçoit. J'avoue que j'ai suivi ses directives et n'ai soufflé mot à personne de cette première rencontre. J'ai commencé à le regretter dès que je me suis trouvé devant Varange. Il m'a aussitôt inspiré des soupçons, mais je n'arrivais pas à définir pourquoi.
On entendit craquer le sous-bois par le sentier qui montait de la rive. Une voix héla :
– Que se passe-t-il ?
Alertées par les coups de feu, deux sentinelles préposées à la garde du feu et des canots s'aventuraient à leur recherche.
– Arrangez cela, Erickson, dit précipitamment Peyrac, il faut que l'affaire ne s'ébruite pas.
Le capitaine du Gouldsboro s'élança au-devant de ses hommes.
– Tout va bien les gars. Retournez à votre poste... Puis il revint vers le groupe. On tenait conseil.
Il y avait trois cadavres, dont celui d'un fonctionnaire colonial de renom, bras droit du gouverneur de la Nouvelle-France. Mais le coin désert choisi pour perpétrer ce lâche attentat contre Peyrac faciliterait la tâche d'effacer les traces du drame.
La forêt est vaste et le fleuve profond, dit Peyrac. Et vous autres, vous savez garder un secret. Ce ne sera pas la première fois, mes amis.
Il avait dénombré vivement ceux qui étaient venus avec Angélique. Ceux-là, c'étaient des tombeaux. Leur mémoire était plus discrète que des oubliettes. Ce qui devait en être effacé l'était à jamais. Même sur le chevalet, ils ne s'en seraient pas souvenus.
Le bras de Joffrey de Peyrac glissa autour de la taille d'Angélique et d'une pression, il la tira de ce demi-songe où elle demeurait, la main sur la gâchette.
– Vous-même, madame, comment avez-vous été avertie de ce qui se tramait pour survenir si bien à point ?
– Un pressentiment ! rien d'autre, mais tellement fort ! une impulsion, la crainte de vous savoir mal protégé pour rencontrer qui que ce soit en ce pays qui ne peut être pour nous que truffé de chausses-trapes. Je ne pouvais plus rester à attendre dans cette angoisse. J'ai demandé à ceux-ci de m'accompagner. Mais je puis vous affirmer que personne d'autre n'est au courant.
– Sans Mme la comtesse, vous étiez dans de beaux draps, Monseigneur, fit Erickson.
– Les beaux draps du Saint-Laurent ! se moqua Peyrac avec une grimace.
Angélique se remit à trembler et le comte sentait frissonner sous sa paume ce corps de femme tout à l'heure impassible, comme coulé dans de l'acier et maintenant frémissant d'une faiblesse féminine.
L'imagination d'Angélique lui présentait une vision taraudante. Joffrey assassiné, son corps jeté avec une pierre au cou du haut de la falaise. On avait failli, une fois de plus, le lui tuer par surprise, par traîtrise.
Joffrey avait raison. Ce crime destiné à être accompli dans le plus complet mystère – et l'on n'aurait jamais rien su – il fallait le payer du même anonymat. Faire disparaître les traces.
Car ils avançaient vers le Québec chargés d'une réputation assez redoutable. On ne pouvait y ajouter encore la mort du marquis de Varange. Elle serait taxée de geste d'hostilité et non de légitime défense. On crierait à l'assassinat, au massacre.
– Je ne sais ce que cet imbécile avait derrière la tête, reprit Peyrac après un instant de réflexion. Mais j'ai la quasi-certitude qu'il n'a pas agi sur des ordres venus de Frontenac. C'est exclu. Qu'il ait passé outre, au contraire, aux assurances de bonne hospitalité que me multipliait le gouverneur, c'est probable. Québec est divisé en factions à notre sujet. Frontenac n'a eu que le tort de mal choisir son messager. L'a-t-il seulement choisi ?
Lorsqu'il s'était agenouillé près du mort, en fouillant les poches, il en avait sorti des papiers, des objets et, après les avoir examinés afin de savoir si rien ne s'y trouvait pouvant l'éclairer sur les instigateurs du complot, il avait tout remis en place.
– Pas de traces ! Rien ne reste en notre possession qui puisse laisser supposer à quiconque que nous nous sommes trouvés en la présence de ces hommes. Je laisse dans les poches de M. de Varange la lettre de Frontenac. Ce sera comme si elle ne m'avait jamais été remise. Et ils disparaîtront comme ils avaient prévu de nous faire disparaître.
Il envoya Erickson inspecter la cabane afin qu'aucun indice de cette rencontre ne risquât d'y subsister.
Puis il entraîna Angélique et ils commencèrent de redescendre vers la grève. Kouassi-Ba, Vignot et Enzi demeuraient en arrière afin de nettoyer la place.
À mi-chemin de la descente, sous l'obscurité des arbres, Joffrey de Peyrac s'arrêta et prit Angélique dans ses bras, l'étreignant avec passion.
– Vous m'avez sauvé la vie, mon amour. Soyez remerciée mille fois !
Les cris aigus des oiseaux de mer dérangés à nouveau et tournoyant dans les ténèbres leur parvinrent, s'élevant aux alentours du cap. L'eau du fleuve se refermait. Toutes traces étaient effacées de ce qui, dans cette nuit de suie des déserts laurentins, paraissait n'avoir été qu'un cauchemar.
*****
Le Gouldsboro, c'était le refuge où ne les atteindrait plus la mort. Elle voulait s'y terrer avec lui. Et là seulement elle saurait qu'elle l'avait sauvé.
Lorsque la chaloupe se dirigea à grands coups de rames vers le bâtiment, immobile, dont les trois beaux fanaux du château arrière en forme de torches, aux verreries rouge et or se reflétaient dans les calmes eaux nocturnes, elle continuait de trembler. Elle se cramponnait au bras de Peyrac. Par moments, le regard du comte s'abaissait sur elle, mais il ne disait mot.
Il comprenait qu'après la tension de ces dernières heures, elle était bouleversée. Lui aussi, par ailleurs. Moins du danger qui avait plané sur lui, que de cette intervention miraculeuse. À tous point de vue, ç'avait été une surprise, un choc : elle avait surgi tellement efficace, indomptable, et à tout prendre farouche, prête à tout pour le sauver. Et elle lui avait sauvé la vie. Il réalisait mieux à quel point elle l'aimait, la place qu'il tenait dans ce cœur de femme, et pour l'avoir vue si' surprenante à l'orée du bois, le bras tendu, implacable, levant son arme, et abattant sans trembler l'homme qui le menaçait, il découvrait encore d'elle un aspect mystérieux, étranger. Frappé de cette révélation, il la tenait-contre lui précieusement, avec une sensation éblouie qui effaçait toutes les autres. Il se dit qu'il se souviendrait toujours de cette nuit prodigieuse comme d'une fête. La mort l'avait frôlé de près, mais ce n'était pas la première fois. Ce qui était nouveau, c'était la sensation de bonheur délectable, l'euphorie de se sentir bien vivant par la grâce de celle qu'il aimait ; qu'elle lui ait fait à l'instant le plus inattendu don de la vie et l'aveu éclatant de son amour : c'était cela qui comptait et marquait cette nuit au Canada, d'une étoile.
Angélique, serrée contre lui, ne se remettait pas aussi simplement de l'émotion éprouvée. L'aiguë de l'angoisse qui l'avait éveillée, comme un appel l'arrachant à son propre corps, lui laissait un malaise. Positivement, elle se sentait malade.
*****
Lorsqu'elle fut seule avec lui dans la cabine du Gouldsboro, le beau salon, leur domaine qui avait abrité tant de scènes d'amour et de passion entre eux, ses nerfs craquèrent et elle éclata en reproches véhéments.
– Pourquoi avez-vous fait cela ? Cette imprudence !... Me prévenir au moins, me tenir au courant. J'aurais senti à l'avance le danger... Je sais, moi. J'ai affronté le roi de France. Je sais de quelle traîtrise les siens sont capables... J'ai été la Révoltée du Poitou. Vous ne me faites pas confiance. Je ne compte pas. Je ne suis qu'une femme que vous méprisez, que vous ne voulez pas connaître.
– Ma chérie, murmura-t-il, calmez-vous. Quoi, vous me sauvez la vie, et puis vous me faites une scène de ménage ?
– Ce n'est pas incompatible.
Puis elle se jeta dans ses bras, l'étreignant presque défaillante.
– ... Oh ! Mon amour ! Mon amour ! J'ai cru revivre ce cauchemar que je faisais trop souvent jadis, lorsque j'étais seule loin de toi. Je courais, vers toi, dans une forêt, je te savais en danger, mais j'arrivais trop tard. C'était affreux !
– Cette fois vous n'êtes pas arrivée trop tard.
Il l'embrassait et caressait ses doux cheveux contre son épaule.
Soudain, elle rejeta la tête en arrière pour le regarder en face.
– Retournons, Joffrey ! Retournons à Gouldsboro. N'allons pas plus avant. Je viens de comprendre la folie que nous commettons. Nous pénétrons dans le royaume. Si loin que nous soyons en Amérique, nous nous livrons au Roi, à son Église, ce Roi que j'ai combattu, cette Église qui vous a condamné. Nous avions réussi à leur échapper, à gagner la liberté et voici que nous revenons nous mettre entre leurs mains. C'est folie !
– Nous revenons avec des vaisseaux et de l'or, des traités et la grâce du temps écoulé.
– Je n'ai pas confiance.
– Est-ce vous qui déclarez forfait, ma guerrière, dès le premier combat ? Ce n'était rien : une escarmouche. Nous avons prouvé que notre alliance était de force pour en venir à bout.
Il la serrait très fort afin de lui communiquer sa force et sa foi. Mais elle ne se rassurait pas.
– Devons-nous vraiment aller à Québec ? fit-elle d'une voix où il sentit frémir toute une anxiété irraisonnée. Cela me paraissait simple : nous revenions en amis parmi les nôtres. Et puis, tout à coup, j'ai vu l'envers du tableau. On nous attendait, on nous attirait pour mieux nous capturer, pour nous abattre enfin.
– Ne vous affolez pas ! Tout n'est pas simple en effet, mais tout n'est pas si grave, non plus. Nous avons des amis sûrs et fidèles dans la place.
– Et des ennemis irréductibles aussi ! Nous l'avons vu !
Elle hocha la tête et répéta :
– ... Devons-nous vraiment aller à Québec ? Il ne répondit pas aussitôt.
– Oui, je le crois, dit-il enfin avec fermeté. C'est un hasard à courir, une épreuve à affronter. Mais ce n'est que dans le face à face que nous pouvons triompher de l'hostilité accumulée contre nous. Et si nous triomphons, nous obtiendrons cette paix qui nous est nécessaire pour survivre, nous, nos enfants, nos serviteurs, nos amis, et sans laquelle notre liberté gagnée ne serait qu'un leurre. Nous resterions toute notre vie des pourchassés.
Il avait pris son visage entre ses mains et il plongeait son regard dans le sien aux transparences d'émeraude où il pouvait lire le reflet d'une détresse insondable qui avait été celle de cette belle marquise du Plessis-Bellière, lorsqu'elle affrontait, seule avec ses faibles forces, le roi de France, une femme inconnue, la Révoltée du Poitou, dont il avait eu l'image, tout à l'heure, à l'orée du bois.
– Ne crains rien, mon amour, murmura-t-il, ne crains rien ! cette fois, je serai là. Nous sommes deux, nous sommes ensemble.
Il réussissait à l'arracher à sa hantise, à fortifier sa confiance en l'avenir et en leur destin. Peu à peu elle se rassurait, voyait dans le hasard qui lui avait permis de venir à son secours le visage de la chance plutôt que celui de la défaite.
La joie remplaçait la peur. L'ivresse de la certitude, du rêve enfin atteint de l'avoir retrouvé de nouveau la grisait, la faisait défaillir de bonheur. De nouveau la chaleur irradiait au creux de ses reins, là où se posait la main de Joffrey. Elle battit des paupières dans une mimique d'assentiment, d'heureuse soumission.
– Qu'il en soit ainsi ! Nous irons à Québec, mon cher seigneur. Mais alors, promets-moi... promets-moi...
– Quoi donc ?
– Je ne sais pas !... que tu ne mourras jamais, que tu me garderas toujours... que rien ne pourra nous séparer, quoi qu'il arrive... quoi qu'il arrive...
– Je te le promets. Il riait.
Leurs lèvres s'unirent. Oublieux de tout, ils s'abandonnèrent à cet amour qui les unissait, chaque jour plus fort, et qui était déjà une victoire.