Chapitre 3
« Les canots en flammes de la chasse-galerie sont passés au-dessus de Québec... » M. d'Arreboust se tenait devant eux. À la fois tragique et solennel, il leur avait fait cette déclaration :
– Les canots de la chasse-galerie sont passés au-dessus de Québec.
Puis se tut.
Derrière lui, dans les lointains du Saint-Laurent, d'un rose de pêche, un navire, surgi des brumes hivernales, profilait l'apparition de ses trois mâts, voiles ramenées.
Rien de plus. Le navire annoncé, retardé bien en vain, que pouvait-il faire, attendu au débusqué, par cinq navires bien armés ? Il n'avait jamais eu l'intention de les affronter. Il s'était contenté de jeter l'ancre et de dépêcher vers le Gouldsboro un canot duquel on avait vu monter un homme plein d'entrain quoique massif, la physionomie amène, et qui paraissait sincèrement heureux de les voir, ce qui était inattendu.
Mais M. d'Arreboust était un ami sincère.
Ce n'était pas l'arrivée du Maribelle qui était un drame, mais l'annonce que le président du syndic de Québec venait de leur faire.
– La chasse-galerie est passée au-dessus de Québec...
Et il y avait du désespoir dans sa voix.
Angélique eut l'impression qu'il avait été sur le point d'ajouter « Retournez ! Retournez en arrière, vous êtes maudits !... »
Elle regarda autour d'elle pour voir comment la nouvelle était accueillie par les personnes présentes. Elle, qui était poitevine, devinait qu'il s'agissait de mauvais présages.
Dans sa province, on parlait parfois d'un chasseur et de sa meute en flamme traversant les cieux de Poitou en Saintonge. Morts et peste les suivaient.
Mais la plupart des officiers et compagnons de Peyrac ne savaient pas de quoi il s'agissait. La nouvelle fut accueillie par eux avec indifférence. Avec calme et un brin d'ironie par Peyrac qui ne craignait pas de voir se multiplier les signes prémonitoires. Avec un effroi atterré par Carlon, avec amusement par Villedavray.
Annonce de calamités, invasion, défaite, énonça l'intendant lugubre.
– Ces légendes populaires sont pleines de charme, n'est-ce pas ? s'enchanta Villedavray. Oui, vous savez, ma chère, dit-il tourné vers Angélique, ici l'on raconte que, de temps à autre, passent dans le ciel des canoës en feu. C'est la chasse-galerie du Canada. Comme là-bas, dans l'Ouest de la France, l'on voit le chasseur et sa meute voler de Parthenay à Saint-Jean-d'Angély, ici ce sont des canots qui volent de Montréal à Gaspé... C'est normal, nous sommes en Canada. L'imagination du peuple ne sait comment se distraire. Elle a besoin de merveilleux... De savoir que le Ciel lui fait signe... J'en ai vu moi-même, enchaîna-t-il. En 1660, au moment du grand tremblement de terre, vous vous souvenez, d'Arreboust ?
– Si je me souviens, approuva le baron, certes, et c'est pourquoi je veux vous mettre en garde, monsieur de Peyrac. Les canots de la chasse-galerie sont passés au-dessus de Québec, il y a quelques jours... Un trop grand nombre de personnes en témoignent pour qu'on puisse douter de leur récit. La plupart disent qu'ils ont vu une flottille assez lointaine traversant le ciel en direction de Ville-Marie.
« Mais un homme qui était allé repérer des caches d'ours avant l'hiver raconte qu'en revenant des bois, il aperçut un canot très proche passer devant lui, en silence...
– Et qui était à bord ? demanda Villedavray, en se pourléchant de curiosité.
– Les jésuites martyrs : les pères Brébeuf, Lallemant et aussi un coureur de bois, mais il n'est pas très certain de l'avoir reconnu, car des flammes brasillaient autour de son visage, mais il croit que c'est Nicolas Perrot.
– Nicolas Perrot ? s'exclama Angélique, bouleversée comme si on venait de lui annoncer la mort de son cher ami canadien. Ne me dites pas qu'il lui est arrivé malheur...
– Trêve de balivernes, intervint Carlon avec impatience. Tout cela, nous le savons bien, n'est que superstition de croquants imbéciles.
– Pas si vite, mon ami, intervint Villedavray, moi, je les ai vus de mes yeux, vous dis-je.
– Oh ! Vous ! Vous voyez toujours tout. Eh bien ! moi je ne « les » ai jamais vus... Et d'ailleurs, c'est sans importance. Qu'on les ait vus ou non, cela signifie que la ville est en effervescence. Je parie que la moitié de la population est dans les églises et l'autre aux remparts...
– Vous pariez juste. Les Ursulines ont commencé une neuvaine pour que les vaisseaux de M. de Peyrac rebroussent chemin.
– Voilà qui ne facilitera pas votre arrivée, Comte.
– Venez-vous vers nous au nom de la population effrayée, Baron, demanda Peyrac en se tournant vers Arreboust, afin de m'adjurer de me retirer comme Attila sous les murs de Paris, obéissant aux injonctions de sainte Geneviève ?
Arreboust parut interloqué par la question. Il se rembrunit puis secoua la tête d'un air vague.
– Non, non, je ne suis chargé de rien, au contraire.
– Que voulez-vous dire, au contraire ? Le baron baissa la tête.
– Je rentre en France, fit-il. Voici pourquoi je me trouve à bord du Maribelle.
Il paraissait accablé de tristesse.
– J'ai été arrêté, dit-il.
– Arrêté, vous ?...
La même exclamation sortait de bouches différentes.
– Pour quelle raison ?
C'était Angélique qui avait posé la question. Le baron d'Arreboust la regarda fixement.
– À cause de vous.
Dans le silence qui suivit, la stupeur dominait. M. d'Arreboust était presque un fondateur de Canada. Sa mésaventure ne paraissait pas crédible. Et l'on ne voyait pas comment Angélique pouvait avoir entraîné sa disgrâce.
– Enfin quand je dis : vous !... Madame, pardonnez-moi, il s'agit de vous aussi, monsieur de Peyrac. En bref, j'ai été un de vos trop chaleureux partisans.
– Et voilà ce qui nous attend, dit la voix amère de l'intendant Carlon, en arrière-fond.
Joffrey de Peyrac, sans négliger le baron, reportait son attention sur le Maribelle.
– Croyez-vous que ces messieurs là-bas ont l'intention de nous considérer en ennemis ?
– Je ne le pense pas. M. de Luppé, le commandant, qui est de ma parenté, est un jeune homme qui se soucie fort peu des querelles des Canadiens. C'est pourquoi, à son bord, je suis seulement prisonnier sur parole. Êtes-vous disposé à parlementer avec lui ?
– Certainement.
– Alors, avez-vous une écharpe blanche ou une quelconque flamme ou pavillon que je lui adresse un signal ?
– Vous voyez bien que vous étiez chargé d'une mission.
Villedavray lui passa l'écharpe qui recouvrait le baudrier auquel était suspendue son épée et M. d'Arreboust l'agita à plusieurs reprises.
– Je l'avais rassuré sur votre honnêteté, mais il se méfiait. On en raconte tant à votre sujet, et avec le passage des canots de la chasse-galerie, la fièvre atteignait son plus haut degré à Québec lorsque nous avons levé l'ancre.
M. de Luppé était un jeune officier grand et bien fait. Il affectait un air méprisant et hautain. C'était un type de courtisan assez répandu ; il ressemblait au marquis de Vardes ou au frère de Louise de Lavallière. Enfants gâtés d'un monde dissolu qui les encensait pour leur prestance et leur langue acérée, ils n'en étaient pas moins, dans leur commandement, loin de la Cour, des hommes compétents et soucieux de leurs responsabilités.
Il s'était fait escorter de six soldats de marine armés de mousquets, mais n'en estimait pas moins sa position pour ce qu'elle valait.
– Monsieur, dit-il en mettant le pied sur le pont du Gouldsboro et en s'adressant à Peyrac, nourrissez-vous à mon égard des intentions hostiles ?
– C'est à moi, Monsieur, de vous poser cette question, répondit Peyrac.
Le marquis de Luppé jeta sur l'alentour un regard désabusé, désignant les voiliers qui couraient et manœuvraient sous le vent.
– Je sais voir, Monsieur, et je sais compter. Je suis seul contre cinq bâtiments. Je n'ai pas d'ordres supérieurs à votre sujet, vous ne m'avez pas attaqué, la France n'est pas en guerre contre votre nation, quelle qu'elle soit. Pourquoi nourrirais-je des sentiments hostiles envers vous ?
– Alors, nous sommes quittes, Monsieur, vous pouvez continuer votre route !
– Je désirerais rester deux jours à Tadoussac, pour faire provision d'eau douce et de bois de cuisine.
– À votre guise, à condition que vous respectiez et fassiez respecter par vos hommes votre engagement de non-belligérance à mon égard.
– Et puis attendez, mon gaillard, intervint Jean Carlon en s'avançant, il faut que vous me chargiez des bois de charpente et des mâts de marine pour Le Havre...
– Mais mes cales sont pleines, s'écria l'officier en changeant de couleur, mon chargement est arrimé, et puis d'abord, vous, qui êtes-vous pour me parler sur ce ton ?
– Qui je suis ? Vous allez l'apprendre, mon garçon, s'écria l'intendant de la Nouvelle-France en se redressant de toute sa taille. Ce n'est pas parce que vous commandez un vaisseau de guerre...
Angélique n'attendit pas la fin des présentations qui promettait d'être orageuse.
Voyant que tout semblait s'arranger au mieux en ce qui les concernait, elle avait entraîné le baron d'Arreboust vers la chambre des cartes. Elle souhaitait parler avec lui, savoir exactement à la suite de quelles circonstances il avait été disgracié et pourquoi il l'en accusait.