Chapitre 7

Dans le brouillard épais qui couvrait la rive, Angélique se hâtait, suivie de Delphine, de la Mauresque et de Kouassi-Ba qui lui portaient ses paniers.

L'aube pointait à peine. Mais elle craignait d'arriver en retard pour l'appareillage du Saint-Jean-Baptiste. Le Maribelle suivrait dans la fin de la matinée, avertissait-on. Le marquis de Villedavray n'avait pas fini sa correspondance et le capitaine, ses achats de fourrure. Malgré cela, Angélique avait rencontré dès son lever le valet de M. d'Arreboust et lui avait remis les plis secrets destinés au policier Desgrez. Elle lui avait donné de vive voix ses dernières instructions. L'homme paraissait sérieux, dévoué. La fidélité qu'il avait témoignée à son maître dans sa disgrâce, prêt à le suivre jusqu'à la Bastille, plaidait en sa faveur.

Une bourse bien garnie de louis d'or, remise par le comte de Peyrac, achevait de l'attacher à une mission dont il avait été prêt à assumer les risques par seul dévouement. Ces quelques écus lui permettraient de faire une traversée plus confortable et plus sûre et, parvenu au Havre, de louer un cheval afin de gagner Paris plus rapidement que par les voiturins ou les coches d'eau de la Seine. D'acheter des complicités à l'occasion. Il lui faudrait, dès l'arrivée peut-être, déjouer les soupçons des dévots, prévenus au sujet de M. d'Arreboust. Les gens de la Compagnie du Saint-Sacrement savaient faire diligence lorsque leurs intérêts et surtout l'omniscience de leurs pouvoirs et de leur influence, répartie à peu près dans toutes les couches de la société, risquaient d'être mis en défaut. Ils avaient réputation de savoir escamoter les gens encombrants sous les meilleurs prétextes. Angélique en savait quelque chose, elle qui avait eu plusieurs fois maille à partir avec eux jusqu'à se retrouver dans un couvent dont elle avait eu des difficultés à sortir. Aussi, elle prévoyait tout. Elle fit mille recommandations au valet. Il devait connaître par cœur l'adresse de Desgrez, certains noms ou indications de lieux à lui livrer au cas où il se verrait obligé de détruire le document.

À aucun prix la lettre ne devait tomber dans des mains étrangères.

Mais le Saint-Jean-Baptiste appareillait enfin. La liberté qui lui fut subitement accordée de ce faire parut relever d'une décision aussi arbitraire que celle qui l'avait retenu jusqu'alors. Joffrey de Peyrac avait-il hâte de voir s'éloigner le représentant du Roi ?

– Précédez-nous à Québec et annoncez-nous, dit-il à Nicolas de Bardagne et au capitaine un peu remis de ses déboires.

Prévenue in extrémis, Angélique s'était précipitée car elle voulait faire ses adieux à Mlle Bourgeoys, quitte à la revoir quelque temps plus tard à Québec.

Heureusement, le brouillard très épais ce matin-là retardait l'appareillage qui, de toute façon, promettait d'être difficile.

En arrivant au môle d'embarquement, Angélique trouva encore Mlle Bourgeoys et ses filles qu'accompagnaient quelques personnes du village et naturellement Catherine-Gertrude qui les avait reçues chez elle.

On leur confiait des lettres et des messages pour Québec et Montréal. Les gens du lieu étaient pauvres et n'avaient pas à envoyer de marchandises vers les villes mieux pourvues.

– Je vous ai apporté quelques provisions, dit Angélique à la supérieure de la congrégation enseignante, et des remèdes. Et voici une de ces vessies d'orignal qui contiennent l'huile de foie de morue que j'ai obtenue des pêcheurs bretons sur la côte Est. On en dit merveille pour les complexions affaiblies par le froid ou la mauvaise nourriture d'hiver. Cela fortifiera l'enfant. Mettez-en aussi sur vos plaies et escarres.

« De toute façon je pense que nous allons nous revoir bientôt. Même si le Saint-Jean-Baptiste arrive avant nous et que nous n'ayons pas à le secourir en chemin, ce ne sera que de peu. Nous nous reverrons, n'est-ce pas ?

La religieuse parut réticente et assez froide et d'ailleurs Angélique s'y attendait.

Le brouillard était si épais que les personnes les plus proches se profilaient comme des fantômes. Un rien les isolait. Angélique attira son interlocutrice à l'écart.

– Marguerite, qu'y a-t-il ? Vous ne voulez plus être mon amie ?

Elle retrouvait dans les yeux de la supérieure les interrogations du début.

– ... Je sais ce qui vous préoccupe, dit-elle, vous avez entendu parler de la chasse-galerie qui est passée au-dessus de Québec ? C'est cela ?

– Écoutez, dit Mlle Bourgeoys, ces présages sont faits pour nous émouvoir car nous avons vécu tant d'heures terribles en ces contrées, nous avons vu tant de fois la mort si proche, la catastrophe imminente, nous nous sommes trouvés si souvent au bord de l'extermination totale de notre population par les Iroquois, de l'effacement définitif de notre établissement que, quand apparaissent les signes de malheur, nous ne pouvons nous empêcher d'être saisis de crainte, de nous demander de quel nouveau danger Dieu veut nous avertir. Veut-il nous reprocher de ne pas montrer assez de vigilance envers le Malin, ses tentations, ses séductions ?

« L'une des dernières fois où l'on a vu les canots de la chasse-galerie traverser le ciel de Québec fut celle où la guerre iroquoise fit rage au point de nous amener à deux doigts de notre ruine totale. Les Iroquois furent à l'Ile d'Orléans même et massacrèrent tous les habitants. Or, peu avant, il y avait eu un tremblement de terre à Montréal. Des voix lamentables se firent entendre dans les airs sur les Trois-Rivières, et ces mêmes canots avaient paru tout en feu, voltigeant par le milieu des airs aux environs de Québec. Nous comprîmes ensuite le présage. Que ce tremblement annonçait la ruée iroquoise et ces plaintes, celles des pauvres captifs qui ont été enlevés et emmenés aux Cinq-Nations, et que ces canots préfiguraient les canots ennemis qui ont rôdé sur nos côtes tout cet été-là, mettant le feu aux maisons et jetant dans les flammes les malheureux habitants, après leur avoir fait subir mille maux atroces.

« Qu'annonce aujourd'hui l'apparition des canots de la chasse-galerie ? Quelle venue redoutable ? Contre quel danger le Ciel veut-il nous mettre en garde, au seuil d'un nouvel hiver où nous allons être réduits une fois de plus à nos seules forces ? Nous sommes en droit de nous interroger et de nous demander : « Que nous apportez-vous ? Qui approche de Québec avec vos navires si bien armés ? Le Mal ou le Bien ? »

– Dieu du ciel ! fit Angélique, nous n'allons pas nous entre-tuer pour des visions. Par grâce, Marguerite, vous qui êtes la raison même, considérez que nous ne sommes pas des Iroquois. Au contraire. Tout le monde s'accorde à reconnaître que, cette saison, les raids de vos ennemis ont été pour ainsi dire inexistants et moi, je vous affirme que c'est le résultat de notre influence sur le grand chef des Cinq-Nations, Outtaké, qui a pu assoupir ses rêves de vengeance. Nos navires sont là, en effet, abordant vos côtes, mais nous n'avons pas encore, que je sache, jeté personne aux flammes. Par contre, le Mal à redouter ne se trouve-t-il pas en ceux qui, sans se démasquer, font courir sciemment ces bruits de terreur afin d'amener l'échec de notre démarche de paix et d'alliance ?

– Le brouillard se lève, dit une voix.

Et, en effet, une clarté plus blanche et légère commençait à se répandre, la silhouette du navire redevint visible et les passagers qui devaient embarquer se rapprochèrent de la rive.

Angélique craignait de voir surgir le comte de Bardagne qui, l'apercevant, ne manquerait pas de vouloir lui faire des adieux empressés. Elle n'avait pas l'esprit à batifoler. L'instant approchait où ils seraient sous les murs de Québec et elle se préoccupait surtout d'introduire à l'avance des alliés dans la place.

Il fallait éviter de mettre le feu aux poudres. Si l'on tirait sur eux, ils seraient obligés de riposter. Le déclenchement d'un carnage ne tenait qu'à un fil et, en cette conjoncture, n'importe quelle rumeur bénéfique, luttant contre la paniqué, avait son prix.

Mlle Bourgeoys qui était très aimée, écoutée, pourrait apaiser les esprits.

– Écoutez, Marguerite, dit-elle d'un ton pressant. Je vous en conjure, parlez pour nous à Québec, rendez confiance aux populations affolées. Je ne vous demande pas de travestir la vérité afin de nous servir, mais seulement de dire ce que vous avez vu...

Marguerite Bourgeoys détourna la tête et fit remarquer qu'à Québec elle avait peu d'influence. Son fief c'était Ville-Marie, c'est-à-dire Montréal où, d'autre part, elle avait hâte d'être rendue. On l'avait avertie qu'il se passait là-bas de tristes événements.

Angélique vit que la pauvre religieuse avait le teint gris et elle pensa qu'elle ne devait pas avoir elle-même bien meilleure mine. Un tourment analogue les rongeait toutes deux.

Angélique était essoufflée de tant parler et se débattre. Elle sentait Marguerite Bourgeoys lui échapper, sa bienveillance première altérée par les bruits qui lui étaient parvenus avec l'arrivée du Maribelle. Il n'y avait pas seulement cette histoire de canoës en flammes traversant le ciel, Angélique le devinait.

Les nuages du brouillard passaient et repassaient sur leurs visages. On aurait dit des attouchements mystérieux.

– On n'embarque pas encore, dit une voix derrière les brumes.

– Non ! Les « brouées » sont revenues.

– Dieu merci ! J'ai le temps de vous retenir. Je ne peux pas vous laisser vous éloigner dans cet état, Marguerite, dites-moi tout. Il y a quelque chose qui vous bouleverse, et ce n'est pas seulement cette question d'apparition. Parlez, je vous en conjure.

– J'ai appris que ma communauté de Montréal était sur le point d'être dissoute par l'évêque, avoua la religieuse. Je ne vais plus retrouver que les décombres de mon œuvre.

Elle ajouta qu'on l'avait remplacée comme supérieure en détachant une religieuse augustine de Québec à ce poste. Enfin, M. de Loménie-Chambord avait perdu la raison.

– Loménie-Chambord ! Mais c'est impossible, s'écria Angélique.

Elle ne voyait pas très bien le rapport avec les malheurs de la communauté enseignante de Ville-Marie et le chevalier de Malte. Mais elle commençait à comprendre que ces institutions étaient très compliquées.

– Que s'est-il passé ?

– Il est amoureux de vous, jeta douloureusement Mlle Bourgeoys, et elle plongea son visage dans ses mains avec désespoir.

– ... Un homme si saint, si parfait ! Oh ! mon Dieu ! C'est affreux.

– Mais ce n'est pas vrai, protesta Angélique avec feu. Vous savez aussi bien que moi que M. de Loménie-Chambord est tout à fait éloigné de ce genre de passion.

Mlle Bourgeoys secoua la tête avec découragement.

– ... Comme Pont-Briand, comme tant d'autres que vous avez entraînés à leur perte, qui, parce qu'ils vous ont aperçue, rencontrée, soudain sont prêts à renier leurs serments, leurs amis, prêts à s'allier aux ennemis de Dieu et du Roi...

– Mais cela ne tient pas debout, voyons ! Ah ! Nous voilà bien en France ! J'avais oublié... Soit pour en user, soit pour le pourfendre, on met de l'Amour partout, partout. Marguerite reprenez vos esprits et attendez d'être à Québec, de revoir M. de Loménie pour vous désespérer. Il n'y a là-dedans que des ragots. Par deux fois, en campagne, il nous a rejoints dans le Haut-Kennebec, c'est tout.

« En homme sage, il soutient, je présume, que les choses peuvent se régler sans effusion de sang, et cela ne plaît pas à tout le monde car il y"en a qui veulent le sang.

D'un mouvement impulsif, elle saisit les poignets de la pauvre religieuse, l'obligeant à la regarder en face.

– Pas vous, je vous en prie, ne vous dérobez pas. Vous avez affronté des situations plus pénibles et je sais que vous pressentez tout au fond de vous-même la vérité.

« Sincèrement, n'y a-t-il pas d'autres solutions entre nous que le massacre, la tuerie, la vengeance, œil pour œil, dent pour dent ? Oh ! Marguerite, je connais les Ecritures, je connais mon Évangile. J'ai été élevée par les Ursulines de Poitiers. Je sais qu'il a été dit : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. »

« Faut-il croire qu'en réalité tout cela ne cache qu'un désir de violence inavouable, d'écrasement, de suppression de l'autre, et rien d'autre ? Que la vérité c'est le désir du sang, comme le désire Satan lui-même ?

« Dites-moi, dites-moi, Marguerite, êtes-vous vraiment persuadée qu'il ne peut y avoir entre nous d'autres solutions que la guerre et les coups de canon ?

– Vous me troublez, dit Marguerite Bourgeoys. Mais elle paraissait rassérénée. Elle se pencha pour commencer de transférer les vivres qu'avait apportés Angélique dans leurs pauvres havresacs.

– Laissez cela, intervint Angélique, et prenez les paniers avec vous... Vous nous les rendrez à Québec... Et réfléchissez à ce que je vous ai dit : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté »... Si nous ne nous évertuons pas un peu, nous autres femmes, à arranger les choses, alors que pouvons-nous attendre de nos hommes qui ne rêvent que trop naturellement, plaies et bosses ?...

On commençait de charger la chaloupe et d'aider les femmes et les enfants à y monter.

– ... Puis-je vous demander de veiller un peu sur le pauvre colporteur anglais, continua Angélique. Il ne veut pas quitter son ours, je crains malgré tout qu'il ne pâtisse de l'équipage dès que le vaisseau se sera éloigné de Tadoussac.

Marguerite Bourgeoys la regarda de côté.

– Car vous ne savez pas...

– Quoi donc ?

– On m'a laissé entendre que M. de Peyrac déléguerait à bord du Saint-Jean-Baptiste quelques membres de son équipage qui nous accompagneraient jusqu'à Québec, au moins jusqu'à l'Ile d'Orléans. Je ne sais si c'est pour aider à la manœuvre, ou pour nous surveiller comme prise de guerre, mais quoi qu'il en soit, en leur présence, votre Anglais ne risque pas d'être maltraité.

– Ah ! C'est ainsi... Voilà une bonne nouvelle. Pour l'Anglais et pour vous aussi et vos compagnons de voyage. Ainsi Joffrey a décidé cela... Il ne me dit jamais rien... Je me serais fait moins de souci, si j'avais su. Je suis très soulagée.

– Eh bien, moi aussi, je l'avoue, dit Marguerite Bourgeoys avec bonne humeur.

Elle paraissait avoir repris son aplomb. Un moment décontenancée par la brutalité des événements, elle s'était ressaisie, et les paroles d'Angélique y avaient contribué.

– ... Certes, il faut attendre de savoir où en sont les choses avant de se monter la tête.

Elle jeta à nouveau vers Angélique un regard scrutateur, mais celle-ci ne baissa pas les yeux.

Les femmes étaient priées d'embarquer. Mlle Bourgeoys prit place et on lui passa l'enfant dont elle avait la charge.

Elle n'avait fait aucune promesse, mais Angélique gardait l'espoir que ses paroles avaient été entendues.

On piétinait encore en attendant de pousser la barque à flots. Marguerite en profita pour faire signe à Angélique de s'approcher, comme s'avisant d'une chose importante qu'elle avait oublié de lui communiquer. Angélique s'avança jusqu'à la petite jetée dé bois et se pencha vers la voyageuse.

– Vous m'avez chapitrée avec talent, Madame, dit celle-ci, et je vous en remercie. À mon tour de vous adresser une objurgation.

– Je vous écoute.

– Vous vous souvenez d'une réflexion que vous m'avez adressée naguère. Parlant des autres et de la fausse image qu'on leur fabrique, vous disiez : Trop souvent on voit l'épouvantail et non plus l'être humain.

– En effet.

– Essayez de vous en souvenir quand vous vous trouverez en face du père d'Orgeval.

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