Chapitre 1

Angélique vit son mari, le comte de Peyrac, traverser le pont avec une précipitation inusitée, gravir par deux marches le premier escalier du château-arrière et courant sur la galerie de la dunette à bâbord, pointer sa lunette d'approche en direction du Saint-Jean-Baptiste. Le comte d'Urville, le capitaine Vanneau, quelques autres et Villedavray le suivaient en courant.

– Que se passe-t-il ? les interpella Angélique.

Villedavray lui jeta :

– Honorine est à bord.

– Quel bord ?

Le Saint-Jean-Baptiste.

Angélique vola à son tour jusqu'à la passerelle et rejoignit le groupe, agglutiné autour de Joffrey de Peyrac.

Peyrac abaissa sa lorgnette.

– C'est bien cela. Elle est à bord ! Regardez !

Dans le cercle de la lentille grossissante, Angélique réussit à délimiter une portion de navire : la rambarde éculée, un coin du pont avec son désordre de bâtiment mal entretenu, et contrastant avec cet aspect plutôt misérable, quelques silhouettes lointaines de personnages aux chapeaux emplumés vêtus avec élégance et qui devaient appartenir aux officiers de l'escorte de l'envoyé du roi. Puis mêlée à eux... aucun doute.

– C'est elle !... C'est elle ! Je reconnais son bonnet vert. Je le lui ai mis ce matin pour la procession.

Elle laissa retomber ses bras, atterrée.

– Honorine... À bord du Saint-Jean-Baptiste. Mais que fait-elle là-bas ?...

– On l'a enlevée, dit quelqu'un. On était dimanche.

Ce matin, tous les équipages des navires de Peyrac s'étaient rendus à la messe et l'ensemble des passagers du Saint-Jean-Baptiste y avait été convié.

On ne vit aucun envoyé de roi, encore que certains des passagers enveloppés dans des manteaux à hauts collets que justifiait le froid, et le chapeau à plumes rabattu jusqu'aux yeux, auraient bien pu faire l'affaire. Mais ils paraissaient peu désireux de frayer avec les habitants, quoique n'ayant pu résister à venir à terre pour ouïr la messe après la pénitence qui leur avait été infligée.

De toute façon, on les perdit de vue. Avec les Indiens, les villageois, les coureurs de bois arrivant des pays-hauts, cela faisait une foule énorme débordant de la petite chapelle dont la cloche carillonnait vaillamment dans l'air pur et froid.

Au début de l'après-midi, il y avait eu procession. Honorine avait accepté de se parer de son bonnet vert brodé pour faire honneur à la recrue de M. de Peyrac par ce jour dominical.

Ensuite, Angélique avait laissé les enfants aux mains de leur garde habituelle. On s'amusait beaucoup à terre.

La fièvre du troc avait gagné tout le monde d'autant plus qu'en l'honneur de la Sainte dont on célébrait la fête aujourd'hui, une vierge sans doute à' cause des ornements blancs, Joffrey de Peyrac avait fait distribuer aux habitants des tresses de tabac de Virginie et plusieurs boisseaux de « rasade ». On appelait ainsi de petites perles de pacotille dont les Indiens étaient avides pour leurs broderies d'habits de fête.

Angélique avait regagné le Gouldsboro afin d'y changer de toilette et s'y reposer un peu. Il y avait un va-et-vient incessant d'esquifs de toutes sortes : barques, canots, kayaks, amenant les gens des navires à la rive et vice versa.

Au moment où elle s'apprêtait à retourner à terre, elle avait perçu une agitation sur le pont, et Villedavray lui avait crié :

– Honorine est à bord...

*****

– Honorine à bord du Saint-Jean-Baptiste ! Enlevée par cet équipage de forbans !

Le comte de Peyrac reprit sa longue-vue et se livra à un examen attentif.

– J'aperçois aussi Yolande, fit-il, elle vient d'apparaître.

Elle, la grande Acadienne, on pouvait la distinguer à l'œil nu et non loin, la tache bleue délavée de l'uniforme d'Adhémar. Chérubin était probablement dans les parages, mais invisible à cause de sa trop petite taille qui ne permettait pas à son bonnet rouge de dépasser le bord de la balustre.

– Mon fils est tombé aux mains des bandits, s'écria Villedavray dramatique. Ah ! Nous sommes perdus. Pourquoi, comte, les avez-vous pillés, hier soir, en leur prenant ce vin de Bourgogne ? Maintenant ils vont se venger atrocement.

L'intendant Carlon qui s'était joint à eux, intervint :

– Mon cher, je vous rappelle que c'est vous d'après ce que j'ai entendu dire, qui vous êtes chargé de ce larcin. Malgré mes recommandations...

– Sans doute ! Mais il ne fallait pas leur permettre d'aller à terre.

– Hé ! Marquis ! Je vous ai entendu de mes oreilles dire qu'il serait politique de relâcher le licou, si jamais un envoyé du roi était à bord.

– M. de Peyrac n'avait qu'à ne pas m'écouter.

– Trêve de discussions, interrompit ce dernier. Le mal est fait. Maintenant il faut aviser. Monsieur Carlon, comme intendant de la Nouvelle-France, vous pouvez m'être utile.

– Je suis à votre disposition, affirma le fonctionnaire royal. Il avait l'air sincèrement affecté, et, cette fois, moins pour l'ennui des complications à venir que de crainte pour les enfants, ce qui émut Angélique. Toute sympathie lui était secourable en ce moment.

– On n'aurait jamais dû les laisser débarquer, gémissait Villedavray. Ils en ont profité pour se saisir d'otages. Et quels otages ! Nos malheureux petits... Ils vont nous en demander une rançon ruineuse. Je connais ce Dugast. Il est capable de tout. Pourvu que... Où sont-ils mon Dieu ! On ne les voit plus !

Angélique ressaisit la lorgnette dont s'était emparé de marquis, tandis que quelqu'un courait apporter une autres longues-vues réclamées par Peyrac. Avec nervosité, Angélique réajusta la vision de l'instrument à la sienne.

Elle put constater que le groupe entrevu tout à l'heure avait disparu. Le pont du Saint-Jean-Baptiste était maintenant désert.

– Ils les ont jeté à l'eau ! cria Villedavray.

Il commença à retirer sa redingote, prêt à sauter à la mer en haut-de-chausses et gilet. On le retint.

– Calmez-vous, dit le comte. Nous allons faire descendre une chaloupe et nous rendre là-bas. Nous irons plus vite qu'à la nage. Je vous en prie, marquis, ne perdez pas votre sang-froid.

Il replia vivement sa lorgnette et, suivi de tous, gagna le pont principal et se dirigea vers la grande chaloupe dont les matelots commençaient à dénouer les amarres. Heureusement, il restait une embarcation à bord, toutes les autres étant requises et se trouvant à terre pour la fête.

Angélique bénit le ciel que Joffrey veillât à ce que jamais on ne se trouvât dépourvu de liaison avec la terre. Il était intransigeant là-dessus. En effet, par cette journée particulièrement euphorique, la méfiance générale s'était si bien relâchée que même à bord du Gouldsboro, on avait détendu l'habituelle et sévère discipline.

Il était évident que les occupants du Saint-Jean-Baptiste en avaient profité pour perpétrer ce lâche attentat. C'était Joffrey – Angélique l'apprendrait plus tard – qui avait le premier discerné quelque chose de suspect sur le Saint-Jean-Baptiste.

Villedavray soliloquait tout en commençant de descendre par l'échelle de corde dans l'embarcation.

– Je les ferai envoyer aux galères, je les ferai arquebuser... S'attaquer à mon fils ! Ils vont me demander toute ma fortune... Tant pis, je paierai... mais qu'ils prennent garde ! Ils ne l'emporteront pas en paradis...

Angélique essayait de ne pas s'affoler. Le Saint-Jean-Baptiste était cerné d'une flotte importante et bien armée. On en viendrait facilement à bout. Mais ils n'en avaient pas moins barre sur eux puisqu'ils détenaient entre leurs mains, à bord de ce navire mal famé, des existences innocentes et précieuses.

– Comment la chose avait-elle pu se produire ? De quel subterfuge s'était-on servi pour attirer ainsi les deux enfants, pourtant dressés à la méfiance et surveillés farouchement par Yolande et Adhémar ? Avait-on usé de violence ? Avec Yolande, cela semblait invraisemblable. Il aurait fallu plus que cet équipage de crève-la-faim pour l'embarquer de force. Alors ?...

– Qu'importe. Il serait temps de comprendre lorsqu'on aurait retrouvé tout le monde sain et sauf.

Angélique vit que Peyrac faisait descendre sa garde espagnole armée de mousquets à fourche. Tous les matelots qui l'accompagnaient étaient aussi équipés comme pour l'abordage.

Il se tourna vers elle :

– Je pars le premier...

– Je veux vous accompagner.

– Prenez patience ! Il est inutile que, si les choses se présentent mal, nous tombions tous ensemble au pouvoir des bandits. Vous allez me suivre incessamment. J'ai fait envoyer des signaux à terre avec ordre a deux embarcations de rallier le Gouldsboro immédiatement. Vous arriverez dans l'une avec d'Urville et ses hommes. Armez-vous de pistolets. Villedavray prendra l'autre. D'autre part l'état d'alerte est décrété à terre. Tout homme du Saint-Jean-Baptiste qui s'y trouve encore est cerné, et mis dans l'impossibilité de nuire et de regagner son bord...

– Peut-être ont-ils prévu cela ? Peut-être sont-ils tous sur le bâtiment et s'apprêtent à appareiller ? dit Villedavray qui derechef arracha la lorgnette au comte d'Urville pour examiner les mouvements du Saint-Jean-Baptiste. On dirait qu'il se trame quelque chose... sur le gaillard d'avant... Regardez :

– Ce vieux sabot ne peut pas nous filer au nez comme cela... Marquis, je vous en prie, ne désespérez pas avant l'heure, et concertons nos mouvements.

Joffrey de Peyrac parlait avec calme.

« Mais il est toujours calme quand c'est le pire », se dit Angélique, se remémorant la sérénité de Joffrey dressé devant le fort de Katarunk, alors que le cernaient les Iroquois hurlants.

Elle devait être blême.

Il posa sur son poignet sa main rassurante, et cela lui fit du bien, cette pression qui voulait lui communiquer la confiance.

– ... Patience, chérie ! répéta-t-il. Vous me suivez de près et nous allons tout mettre en œuvre pour donner à ces brigands l'impression que leur coup de force ne peut pas les mener bien loin. Mais il ne faut pas non plus qu'ils nous sentent trop vulnérables.

Elle sourit faiblement.

– Je vous comprends. Je suis prête.

– Courage ! réitéra-t-il, j'ai besoin de vous et de votre sang-froid. En montreriez-vous moins lorsqu'il s'agit de la vie de votre fille que celle de votre époux ? Comme l'autre soir ?

– Non ! balbutia-t-elle, mais... elle est... elle est si petite.

Elle vit le visage de Joffrey se crisper et comprit que lui aussi tremblait pour leur enfant chérie. Il se détourna brusquement et, les sourcils froncés, commença de descendre à son tour.

– Attendez, cria-t-on à la cantonade. Attention ! on dirait que cela bouge là-bas...

Tous s'interrompirent et les longues-vues montèrent avec ensemble au niveau des regards.

Un petit canot avait débordé l'avant du Saint-Jean-Baptiste et, passant sous la proue, avait viré en direction de la terre.

Et voici qu'on pouvait nettement distinguer parmi ses occupants, les taches colorées des bonnets des enfants, la coiffe blanche de Yolande, Adhémar. On les perdit de vue lorsqu'ils abordèrent, la plage étant lointaine, mais peu après une embarcation du Gouldsboro s'en détacha, ramenant tout le monde vers le navire.

– On nous rapporte leurs corps, gémit Villedavray.

– Mais non, je les vois mieux et ils me paraissent bien vivants, fit Angélique qui suivait attentivement la progression de la chaloupe.

L'étau qui poignait son cœur commença à se desserrer.

Tout cela était malgré tout étrange. Autant qu'on pouvait en juger à cette distance, les passagers de la barque ne se comportaient pas en prisonniers : échappé à un grave danger, mais, selon leur habitude, en paisibles badauds regagnant leur demeure après une agréable journée de festivités.

On vit même Honorine et Chérubin s'amuser à faire tremper leurs mains dans l'eau, au risque d'y tomber, divertissement qui leur était familier quoique formellement interdit.

Et, apparemment, Yolande et Adhémar, comme de coutume, bavardaient avec l'équipage.

– Quinze coups de garcette pour ces lambins de rameurs, s'impatienta Villedavray à bout de nerfs, ils tirent sur leurs avirons comme s'ils traversaient un étang. Est-ce qu'ils ne se rendent pas compte que nous mourons d'anxiété, ici ?

Mais cependant, il était remonté sur le pont. Chacun maintenant était rassuré et lorsque la petite compagnie aborda, l'inquiétude avait fait place dans le cœur des parents à un juste courroux.

Honorine et Chérubin prenant pied sur le pont, où s'empressaient de les hisser des bras fébriles, comprirent à la physionomie de l'état-major réuni pour les attendre que l'heure était grave.

Honorine en prit note sans paraître autrement troublée et telle était l'autorité de la petite personne que c'est à elle que d'emblée l'aréopage demanda des comptes beaucoup plus qu'à Yolande et Adhémar qui à leur tour émergeaient, et qui, comprenant qu'ils avaient dû commettre une bévue, échangèrent un regard inquiet.

*****

– D'où venez-vous, Mademoiselle ? interrogea Joffrey de Peyrac s'adressant à Honorine.

Celle-ci le fixa avec une certaine condescendance. Elle jugeait la question oiseuse étant donné que Joffrey de Peyrac devait savoir pertinemment qu'elle venait du Saint-Jean-Baptiste puisqu'ils étaient tous là à guetter leur arrivée avec des longues-vues. Mais elle n'ignorait pas que les grandes personnes aiment mettre en relief des évidences et, d'autre part, que nul à bord, même pas elle, Honorine, n'avait le droit de tenir tête au maître incontesté, le seigneur de Peyrac, et elle consentit à lui indiquer le Saint-Jean-Baptiste derrière elle, d'un geste désinvolte.

– Du Saint-Jean-Baptiste, répéta Peyrac. Pourriez-vous me dire, damoiselle, pour quelle raison vous avez eu l'imprudence de monter à bord de ce navire, sans notre autorisation ?

– Parce que j'y étais invitée pour une collation.

– Vraiment. Et par qui ?

– Par un de mes amis, rétorqua Honorine avec hauteur.

Elle était, en faisant cette déclaration, tellement Impayable avec son expression offensée et de réprobation pour un interrogatoire si malséant que le comte n'y put tenir.

Il laissa échapper un sourire. Puis s'élançant, il enleva la petite fille dans ses bras et la serra étroitement sur son cœur.

– Petit trésor, fit-il d'une voix étouffée, mais quelle imprudence, mon enfant ! Ne pouviez-vous réfléchir, avant d'accepter une telle invitation, que nous avions des ennemis sur ce navire et qu'ils auraient pu se venger de moi sur vous et vous mettre en danger ? Vous nous avez causé à votre mère et à moi une inquiétude mortelle. Honorine le contemplait avec étonnement.

– Alors, c'est vrai ! s'écria-t-elle ravie, tu as eu peur pour moi ?

– Certes, damoiselle. Ah ! je vous en prie, ne commencez jamais ! Car sachez que s'il vous arrivait malheur mon cœur serait brisé. Aucune parole ne pouvait plus complètement enchanter Honorine. Elle plongea son regard dans celui de Joffrey de Peyrac pour bien s'assurer qu'il parlait sincèrement, puis elle l'étreignit de ses petits bras appuyant sa joue ronde contre la joue marquée de cicatrices du gentilhomme et répétant avec ferveur :

– Pardonnez-moi, mon père, pardonnez-moi. Chérubin voyant qu'on ouvrait les bras à Honorine décida que tout allait pour le mieux et se précipita vers Angélique qui ne put faire autrement que de prendre dans les siens le pauvre petit bonhomme et de lui donner à lui aussi le baiser de la miséricorde.

– Demandez pardon à votre père, lui dit-elle en le tendant à Villedavray, qui pleurait comme un enfant d'attendrissement et de peur rétrospective.

Jamais il n'avait compris jusqu'à ce jour combien ce petit être lui était précieux.

Chérubin ne demandait pas mieux que d'embrasser tout le monde quoiqu'il ne saisit pas très bien le sens de ces effusions, mais il s'en réjouit dans son cœur affectueux. Cela valait mieux que de se faire gronder.

– M. de Villedavray était sur le point de partir vous chercher à la nage, prévint Angélique, s'adressant à Honorine.

– Vrai ! s'extasia la jeune demoiselle de plus en plus ravie.

Et elle glissa des bras de Peyrac dans ceux de Villedavray pour l'embrasser, puis fit le tour de l'assemblée mesurant le taux de sa popularité aux caresses qu'on lui prodiguait, chacun répétant à l'envi qu'elle avait causé – tous tant qu'ils étaient, flibustiers et gentilshommes d'aventures, qui en avaient vu d'autres – la plus grande peur de leur vie.

Angélique se tourna vers Peyrac :

– Va-t-elle comprendre la portée de son imprudence ? Si tout le monde la cajole...

Mais elle riait devant l'expression de Peyrac.

– Vous l'aimez mieux que moi.

– Elle est si féminine, fit-il en hochant la tête. Elle enchante mon cœur et ma vue.

Il prit la main d'Angélique et l'éleva jusqu'à ses lèvres pour y déposer un baiser fervent.

– Vous m'avez donné en elle, un trésor qui me ravit. Et maintenant, remettez-vous, mon cœur...

– Oui, je vais me remettre, murmura-t-elle.

Elle sentait enfin le sang recommencer à circuler dans ses veines. Elle se ressaisit.

– Et tout d'abord, j'ai une question à poser à ces deux grands farauds, fit-elle en s'avançant d'un air sévère vers Yolande et Adhémar. Avez-vous perdu la tête tous les deux ? Est-ce la traite des fourrures et les trop nombreuses libations qui les accompagnent qui vous ont brouillé l'entendement au point que vous vous soyez rendus sans méfiance à bord du Saint-Jean-Baptiste ? Ne savez-vous donc pas que son commandant nous est hostile ? Il y a moins de trois jours qu'il a failli noyer Julienne et Aristide, et aujourd'hui vous y acceptez une collation !

– Oui ! Madame, vous avez raison, sanglota Yolande enfouie dans son tablier. Battez-moi, je le mérite cent fois.

– Oui, madame la comtesse, frappez là, renchérit Adhémar en montrant du doigt sa joue. Je suis un benêt. On s'est laissé avoir, on n'a pas réfléchi. Ce gentilhomme avait l'air honnête.

– Quel gentilhomme ?

– Ne grondez pas ma mie Yolande, intervint Honorine volant au secours de ses favoris. C'est moi qui ai voulu.

– Est-ce une excuse ? protesta Angélique qui s’échauffait. Si, vous autres, grands dadais, vous vous laissez mener par des bambins de cinq ans au lieu de les empêcher de commettre des sottises, alors nous pouvons nous attendre au pire. Où est Niels Abbial ? s'inquiéta-t-elle, s'avisant tout à coup de l'absence du petit Suédois, qui avait coutume de suivre fidèlement les enfants. L'ont-ils gardé à bord du Saint-Jean-Baptiste ?

– Non ! renseigna Honorine, il n'a pas voulu venir avec nous. C'est un sot !

– Non c'est un sage ! Sachez, Mademoiselle, que je voudrais vous voir imiter sa prudence. Je suis même persuadée qu'il a essayé de vous dissuader de répondre à cette bizarre invitation et que vous avez fait fi de ses conseils. Pour sa peine, il recevra une récompense et vous, vous serez punie.

Honorine baissa la tête.

Elle ne s'était jamais fait beaucoup d'illusions et, dans l'ensemble, les choses avaient plutôt bien tourné. Elle savait aussi qu'Angélique n'était pas aussi facile à désarmer que Joffrey de Peyrac. Elle soupira et commença de fouiller dans les poches de ses jupes, tandis qu'Angélique poursuivait, s'adressant à Yolande et Adhémar :

– Expliquez-vous. Je veux savoir exactement ce qui s'est passé et comment vous avez pu vous laisser berner à ce point.

Yolande, agenouillée sur le pont par esprit de contrition et Adhémar qui l'imita au bout d'un moment par esprit de solidarité, se lancèrent dans un récit embrouillé d'où il ressortit, qu'après s'être laissé absorber tous deux par le troc de peaux de castor et d'un lot de vison – et Yolande y avait laissé ses boucles d'oreilles de coraline que Marcelline tenait de sa grand-mère de la province du Nivernais qu'elle lui avait données pour briller à Québec, et Adhémar y avait laissé la poire à poudre de son équipement militaire – donc, ayant conclu le marché avec ces renards de sauvages, ils s'étaient subitement avisés de la disparition d'Honorine et, affolés, étant partis à sa recherche, ils l'avaient retrouvée en grande conversation avec un gentilhomme faisant partie des voyageurs descendus ce jour-là, du Saint-Jean-Baptiste.

– Nous aurions dû nous méfier, reprocha Angélique, Tadoussac était aujourd'hui plein de canailles.

– Mon ami ne l'est pas, rectifia Honorine.

– Tu es trop jeune pour en décider.

– C'est vrai, ce gentilhomme avait l'air honnête, plaida à nouveau Yolande.

– Il l'est finalement, puisque vous voici tous ici sans dommage. Mais qui était-ce ?... Un passager qui voulait se distraire ? Pourquoi nos enfants, cependant... Que veux-tu, Honorine ? Qu'est-ce cela ?

Honorine ayant enfin réussi à extirper ce qu'elle cherchait de ses poches, affectait de se désintéresser du débat. Très droite, regardant ailleurs dans le lointain, d'un air absorbé, elle tendait vers sa mère un petit bras raide prolongé d'une menotte potelée, dont les doigts serraient un grand pli cacheté de cire rouge.

– Qu'est cela ? répéta Angélique.

– C'est pour toi. Dit Honorine très indifférente.

Angélique saisit l'enveloppe qui était d'un beau vélin blanc épais. La cire au centre et aux quatre coins était frappée d'un chiffre armorié, représentant un blason indistinct et une devise sans doute latine. Le ruban long et épais était de soie.

C'était assez impressionnant.

Angélique retourna l'enveloppe mais aucun nom n'y était inscrit. Elle jeta à Honorine, toujours digne, un regard soupçonneux.

– Où as-tu pris cela ? Qui te l'a donné ?

– Mon ami, ce gentil messire.

– Il t'a donné cette enveloppe.

– Oui.

– Pour qui ? Pour moi ?

– Oui, ma mère, répéta Honorine avec un soupir.

Elle ajouta après un moment :

– Il vous avait vue ce matin à la procession.

Angélique se décida à tirer le ruban de ce pli mystérieux, brisant aussi les sceaux.

La cire était mince et friable, comme si on l'eût apposée rapidement.

Elle déplia la feuille couverte d'une grande écriture élégante mais précipitée et ponctuée çà et là de taches et d'éclaboussures. Les griffures de la plume d'oie mal taillée trahissaient la hâte et l'on voyait que le scripteur avait à peine pris le temps de sabler sa missive. Elle commença de lire à haute voix :

– Oh ! Vous la plus belle d'entre toutes les femmes...

Et s'arrêta.

– Voici un début prometteur, dit Villedavray, se rapprochant, alléché.

– Et quelque peu libertin, fit remarquer Carlon. On y sent l'impiété.

– Cessez donc de vous montrer incivil le morigéna Villedavray. Penché par-dessus l'épaule d'Angélique, il essayait de déchiffrer la suite. En quoi il lui rendait service car cette missive se révélait pratiquement illisible.

Mais il avait de bons yeux. Il enchaîna à voix haute :

– « Le souvenir de vos... de vos lèvres exquises et de leurs baisers enivrants, de votre corps de déesse, de vos charmes à nuls autres pareils, n'ont cessé de me hanter depuis tant de longues années écoulées. Dans la nuit brillaient vos yeux d'émeraude, d'une couleur unique et inoubliable... »

Villedavray se pourléchait.

– Pas de doute, ma chère. C'est bien à vous que cette épître s'adresse.

Les autres personnes présentes retenaient des sourires et échangeaient des regards entendus.

La beauté de Mme de Peyrac était de celles qui semblaient créées pour susciter conflits, drames et passions.

On commençait par en avoir l'habitude et même par en éprouver une certaine fierté. L'expérience enseignait que son apparition apportait sous tous les cieux un élément inconnu, et l'on ne pouvait jamais savoir somment les choses tourneraient à sa vue. C'était comme au théâtre.

Angélique déconcertée leva les yeux vers Joffrey de Peyrac.

– Je n'y comprends rien. Ce message doit s'adresser à quelqu'un d'autre. Il y a erreur.

– Les yeux d'émeraude... souligna Villedavray. Croyez-vous qu'une telle couleur soit courante ?

Elle haussa les épaules.

– Puisque vous me dites que ce gentilhomme m'a vue à la procession... Il n'est pas difficile de tourner des compliments par la suite... C'est sans doute un fou.

– Je croirais plutôt que c'est un de vos anciens admirateurs, intervint Peyrac, qui accueillait l'incident avec sang-froid. Vous apercevant à la messe il vous a reconnue. Il faut s'attendre à ce genre de surprise maintenant que nous nous trouvons en Nouvelle-France.

Il entraîna Angélique un peu à l'écart et ayant pris la lettre, il examina les sceaux et retourna le ruban.

– Nous aurions affaire à ce mystérieux envoyé du Roi que cela ne m'étonnerait pas. Bravo ! vous aurez réussi à le faire sortir de son trou.

Les yeux d'Angélique allèrent à la signature et essayèrent de la déchiffrer mais elle était encore plus illisible que le reste, écrasée par un autre sceau à l'encre appliqué en travers du nom même. On distinguait vaguement au début et sans certitude un « N » échevelé.

Après s'être escrimée en vain, elle renonça.

– Je ne vois absolument pas de qui il s'agit.

– Vraiment ? N'avez-vous aucune idée ?

– Aucune ! Je répète que ce gentilhomme me confond avec quelqu'un d'autre.

– Non ! Villedavray a raison, les yeux d'émeraude, c'est la preuve. Je gage qu'à la Cour, ils étaient célèbres et n'avaient point de rivaux.

Angélique fit un intense effort de mémoire. Elle voyait ce tourbillon, la galerie des Glaces, les beaux seigneurs empressés, leurs sourires, leurs mains frôleuses qu'on arrêtait d'un petit coup d'éventail, leurs yeux câlins dont il fallait feindre de ne pas comprendre le message.

– Et ces baisers inoubliables ? insista Peyrac.

Une flamme ironique brillait dans son regard, mais il paraissait plutôt amusé.

– Non, je ne vois pas...

– Y a-t-il donc tant de choix ? fit-il en riant. Et ces faveurs assez... poussées pour qu'il puisse parler de votre corps de déesse ? insista-t-il un peu caustique.

– Il se vante.

Contrariée elle reprit sa lecture. Quel que fût cet ancien admirateur, il écrivait comme un chat. Et l'émotion dont il paraissait possédé n'avait pas dû contribuer à affermir sa main. Ce trouble transparaissait non seulement dans l'écriture chevauchante mais dans l'exaltation des termes.

– « Ma joie est sans bornes depuis que je vous sais si proche. J'espère que vous me serez moins cruelle que par le passé et que vous daignerez vous souvenir de moi. Si vous pouvez échapper à votre maître, sachez que je vous attendrai ce soir, derrière l'entrepôt qui se trouve un peu à l'écart, sur cette pointe qui prolonge le village des Indiens. Ne me faites pas languir. Venez que je puisse croire enfin à ce rêve merveilleux, inattendu, inespéré, vous avoir retrouvée. Je vous baise les mains. »

– Un rendez-vous maintenant, remarqua le comte de Peyrac, eh ! Bien vous irez.

– Non ! Et si c'était un piège ?

– Nous le déjouerons. Tout d'abord, vous serez armée... Ensuite nous nous tiendrons un peu à l'écart dans la nuit, prêts à intervenir au moindre signal.

Il adressa un signe à Yolande et Adhémar qui se rapprochèrent timidement.

– Avez-vous entendu prononcer le nom de ce gentilhomme ? Quelle apparence avait-il ?

– Ma foi, c'est un bel homme, dit Yolande. Un grand seigneur pour sûr. Mais il ne nous a pas donné son nom et on n'a pas pensé à le lui demander. Il nous invitait bien aimablement à l'accompagner, alors on l'a suivi.

Angélique essayait d'en savoir plus d'Honorine.

– Est-ce qu'il s'est nommé à toi quand il t'a abordée ? Et que t'a-t-il dit en te remettant ce pli pour moi ?

Mais Honorine était fâchée. Elle fit mine de ne pas entendre. Elle alla ramasser sa boîte à trésors qu'elle venait d'apercevoir dans un coin, s'assit par terre, le dos appuyé à la paroi, et commença à dénombrer ses objets préférés comme si rien d'autre ne comptait plus au monde. De temps en temps, elle tendait l'un d'eux vers Angélique avec un sourire naïf de bébé : Regarde, maman, regarde comme c'est beau !...

– Elle me nargue, fit Angélique. Parce que je l'ai grondée au lieu de la féliciter de son escapade. Elle m'a bien attrapée maintenant. Et elle fait l'enfant pour qu'on la laisse en paix. On n'en tirera plus rien avant longtemps.

– Qu'importe ! De toute façon, vous seule pouvez tirer l'affaire au clair en vous trouvant devant le personnage. Plus je réfléchis, plus je suis certain que ce gentilhomme qui vous fait de si enflammées déclarations et le mystérieux représentant du Roi, peu désireux de se faire voir, ne font qu'un. L'important c'est de savoir qui vous allez reconnaître en lui.

Angélique reporta ses yeux sur la lettre dont le somptueux papier craquait dans sa main. « Vos baisers... »

Quels baisers ? Quelles lèvres à la Cour avaient pris les siennes ?

Elle ne se souvenait que de celles du Roi, dans l'ombre profonde du bosquet.

Ou bien de l'amour de Philippe, son second mari. Mais Philippe était mort.

Alors, qui d'autre ? Avait-elle donc donné tant de baisers sans le savoir ?

Elle envisagea autour d'elle le décor étranger.

Ses yeux rêveurs se posaient sur le pays qui les environnait et il semblait presque incroyable que de ces rivages où s'élevaient les fumées des camps indiens, de ces solitudes cernant de pauvres maisons, de ces monts silencieux et impavides, de ce ciel sans fin planant sur le désert des forêts, son brillant passé vînt la rejoindre, apportant l'écho de la vie folle et prodigieuse qui avait été la sienne à Versailles.

– Regarde, Maman, criait de loin Honorine en agitant son hochet d'or, regarde ! comme c'est beau.

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