Chapitre 1

Bardagne attendait... attendait...

Angélique le voyait de loin, faisant les cent pas sur la rive. Quelques personnages en manteaux amples et feutres à plumes se tenaient à l'écart regardant dans sa direction mais respectant son impatience solitaire dont ils ne devaient pas comprendre la cause. Il devait s'agir de gens de sa maison et de sa suite, passagers comme lui du Saint-Jean-Baptiste, mais dont l'attitude définissait leur position par rapport à lui et l'importance de son rang et de sa fonction.

Les choses, vues de loin, par exemple du pont du navire en direction d'un rivage, s'ordonnent souvent suivant des données exactes et précises, révélatrices.

Ce qu'on aperçoit au bout d'une longue-vue ne peut mentir et il est rare qu'on ne découvre pas des vérités, invisibles de près.

Nicolas de Bardagne, sur la plage de Tadoussac, attendait sa belle servante de La Rochelle et toute sa démarche traduisait l'amoureux, préoccupé d'un seul objet. Allait-elle venir ? La reverrait-il ?

Cela paraissait incroyable qu'il fût là.

Angélique était obligée de l'observer avec acuité pour s'en convaincre.

Après une nuit de beuverie qui avait comme effacé leur rencontre de la soirée, elle était obligée de se rendre à l'évidence. C'était lui et il l'attendait.

Un fantôme de plus à se lever sur son chemin. Depuis qu'ils avaient pénétré dans le Saint-Laurent, elle avait parfois l'impression de s'avancer à travers des limbes sans nom, où l'attendaient pour un rendez-vous des ombres anonymes. Et voici que l'une d'elles surgissait du brouillard : Nicolas de Bardagne. Et derrière lui, le policier Desgrez, M. de La Reynie lieutenant de police du royaume et puis le Roi lui-même.

Le Roi, lui aussi, comme un fantôme. Sa voix étouffée, l'appelant : « Angélique ! mon Inoubliable »...

Hier soir, Nicolas de Bardagne, rescapé d'un passé disparu, l'avait tenue dans ses bras et elle avait baisé sur ses lèvres tous ces visages oubliés.

La joyeuse soirée, au vin de Bourgogne, sur le Gouldsboro, semblait avoir creusé un grand trou entre ce moment obscur et le jour nouveau. Il faut le reconnaître, tous les hôtes du Gouldsboro, en se levant de table vers les premières heures de l'aube, étaient juste bons à aller s'écrouler sur leur couche, ou à se livrer, selon leur bonne fortune, aux ébats de l'amour fou. Pour sa part, elle avait émergé d'un , sommeil plein de lueurs pour se retrouver contre Joffrey qui la prenait dans ses bras.

Une nuit délicieuse et grisante et, au matin, l'impression d'avoir tout rêvé, même l'existence passée, même les drames et les folies...

Un matin neuf en Canada. L'air glacé, pur comme un cristal, le fleuve aux reflets d'argent terni, sous la première mêlée des glaçons que l'eau draine. Et puis, il faut se souvenir. Bardagne est là. Et avec lui, des angoisses imprécises.

Pourquoi fallait-il, si le Roi avait besoin d'enquêter sur le maître étranger de Gouldsboro et de Wapassou, dans le Maine américain, qui menaçait, selon l'estimation de certains, ses possessions d'outre-mer, pourquoi fallait-il qu'il eût choisi justement celui-là ?...

Joffrey y voyait plus qu'une coïncidence. Pourtant, le Roi devait ignorer que Nicolas de Bardagne avait rencontré Angélique à La Rochelle, de même que l'ancien gouverneur de cette ville n'envisageait même pas qu'elle eût pu mettre les pieds à Versailles, elle, pauvre servante d'une famille de la haute bourgeoisie huguenote.

– Une servante, très admirée sans doute, avait dit Joffrey en riant. Mais son regard était aigu. Et Angélique se rappelait sa jalousie à l'égard de Berne et, plus récemment, le conflit qui les avait opposés à cause de Colin Paturel. Et il avait tué en duel le lieutenant de Pont-Briand qui avait osé la convoiter.

« Me voilà bien, se dit-elle. Ce Bardagne est impossible. Il a toujours été impossible. Ne voulant jamais comprendre ce que parler veut dire lorsqu'il s'agissait d'obtenir mon consentement. Je le renvoyais de routes les façons et il revenait toujours. »

Et elle devait s'avouer que, malgré la répugnance qu'elle éprouvait en ce temps-là pour les hommages masculins, sa constance et l'entêtement de son désir volcanique avaient fini parfois par la troubler.

« Et le voici maintenant en Canada. Se rendant à Québec pour y passer l'hiver, comme nous. On peut s’attendre à des étincelles... »

Que cachait tout cela ?

Décidée à se rendre à terre et à revoir au grand jour son ancien amoureux, Angélique hésitait.

Dans le cercle de la lunette d'approche, elle l'observait ; où était Joffrey ? Elle aurait préféré assumer cette deuxième rencontre à ses côtés. S'avancer près de lui, vers le représentant du Roi, afin qu'il comprît aussitôt qu'elle était sa femme, liée à lui, et qu'il ne pouvait y avoir d'alliance entre elle et Bardagne, si celui qu'il appelait « le pirate » n'y était inclus.

Tout à coup, elle aperçut le comte de Peyrac qui venait d'un point de la rive et s'avançait vers Nicolas de Bardagne, suivi de sa garde espagnole. Et son cœur battit à grands coups.

Mais elle avait tort de s'affoler. Elle avait affaire à des hommes qui voulaient avant tout éviter un conflit. Leurs responsabilités étaient trop sérieuses pour qu'ils se permissent de faire passer en avant des considérations personnelles.

Elle les vit s'aborder avec courtoisie, se saluant largement et profondément, la plume de leurs chapeaux balayant la poussière en gentilshommes qu'ils étaient.

Puis ils se rapprochèrent et parlèrent un moment entre eux, échangeant des propos qui paraissaient de seule urbanité. L'un et l'autre semblaient avoir bien supporté le choc.

Nicolas de Bardagne était un peu plus petit que Joffrey. Mais aucun des deux ne manifestait de morgue, ni d'attitude dominatrice.

Ils s'entretenaient comme le feraient des personnages de haut rang au cours d'une rencontre diplomatique, représentant peut-être des intérêts contraires, mais qui n'en désirent pas moins trouver un terrain d'entente souhaitable à la réussite de leurs entreprises.

Angélique abandonna sa lorgnette et courut à bâbord afin de descendre dans la chaloupe qui l'attendait et rejoindre les deux interlocuteurs avant qu'ils ne se séparassent.

Mais comme elle s'approchait du rivage elle constata que Joffrey de Peyrac avait pris congé du représentant du Roi et s'était éloigné. Le comte de Bardagne était à nouveau seul sur la rive pour l'attendre.

Il se tenait immobile, regardant dans la direction du Gouldsboro avec fixité.

Il cherchait sa silhouette sur le pont du navire éloigné et ne s'avisait pas qu'elle était dans l'embarcation qui s'approchait du rivage. Elle se retint de lui adresser des signes amicaux.

Elle continuait de l'observer à mesure qu'elle le distinguait mieux dans la clarté du matin.

« C'est ennuyeux, se dit-elle, c'est vrai qu'il a quelque chose de Philippe comme il m'en a semblé hier soir dans la nuit. Et je ne sais pas pourquoi. »

Était-ce parce que son expression grave et frivole de jadis avait fait place à une sorte de mélancolie distante qu'elle ne lui avait jamais connue ?

Les traits aimables s'étaient comme anoblis. Sans sa moustache, il paraissait plus jeune. On voyait mieux qu'il avait ce teint naturellement mat que l'on rencontre souvent chez les naturels des pays de l'Ouest de la France et cela contrastait d'agréable façon avec la lumière bleu-gris de son regard.

On ne pouvait nier qu'il avait ce qu'on appelle une belle prestance.

Il était de ces gentilshommes qui savent porter le manteau, espèce devenue rare en ce temps de bourgeois parvenus, comme l'avait fait remarquer cette peste d'Ambroisine le jour où Joffrey de Peyrac l'avait saluée si galamment et superbement à la française, sur les rivages de Gouldsboro.

Bardagne portait perruque sous un chapeau rond à plumes, à la dernière mode, toute sa personne respirait la distinction.

Décidément, sa moustache, ou plutôt son absence de moustache, le changeait beaucoup. Elle n'aurait su dire ce qui le différenciait de l'homme qu'elle avait connu deux années auparavant. Il y avait comme un nuage sur sa physionomie.

Mais cette expression un peu morose s'effaça à sa vue. Il l'aperçut au moment où elle mettait pied à terre. Elle vit briller ses dents lorsqu'il sourit et le retrouva aussitôt tel qu'en lui-même. Il vint au-devant d'elle avec empressement puis s'arrêta à quelques pas pour la saluer, la jambe cambrée.

– Quelle déesse vient à moi ! s'exclama-t-il, chère Angélique ! Je vous vois à la lumière du jour et ainsi je sais que je n'ai pas rêvé. Je vous découvre telle que je vous ai soupçonnée dans l'ombre, hier au soir, plus belle encore, plus éblouissante, s'il se peut. Quel miracle ! Je ne vous cacherai rien, j'étais si bouleversé, si anxieux, craignant de m'être leurré, d'être devenu fou, que sais-je, impatient de m'assurer à nouveau que vous étiez bien réelle, que je n'avais pas été dupé par une illusion passagère, une imagination déréglée, qu'en fait je n'ai pu reposer de la nuit... Je n'ai pas fermé l'œil.

« Et nous nous sommes saoulés à mort ! pensa Angélique, et avec son vin de Bourgogne encore ! C'est indigne ! »

Dans un sentiment de réparation, elle lui tendit gentiment la main. Il la baisa avec transport.

– J'ai pu voir à l'instant que vous aviez rencontré mon époux, fit-elle.

M. de Bardagne se rembrunit.

– Ouais ! Instant pénible à mon cœur ulcéré. Cependant, je reconnais qu'il s'est présenté à moi avec beaucoup de courtoisie. L'apercevant de loin, au milieu de cette garde de sombres étrangers, je devinai sans peine à qui j'avais affaire. Une garde espagnole ! Comme si nous n'étions pas en guerre contre l'Espagne ! Une bravade de plus. Bref, j'ai deviné aussitôt que ce gentilhomme aux allures de condottiere était aussi votre conquérant, hélas !

« Son visage inspire un certain effroi. Pourtant, il est venu à moi avec bonne grâce et des paroles affables, m'a assuré de son dévouement au roi de France, ce dont je doute fort, et de mon entière liberté. Cela vient bien tard, après l'ostracisme dont il a fait preuve les premiers jours de notre mouillage à Tadoussac. Peut-être vous suis-je redevable de cette indulgence ? Il affirme que nous pourrons repartir dès demain, les réparations du Saint-Jean-Baptiste lui permettant de continuer sa navigation. Bref, je ne peux me plaindre de son abord. Mais il en faudrait plus pour effacer l'amertume que sa vue m'inspire.

Il se tut un moment, puis reprit.

– ... J'ai réfléchi. S'il est le Rescator, c'est donc lui, ce pirate avec lequel vous vous êtes enfuie de La Rochelle. On avait des doutes sur son identité, mais je me souviens qu'on avait prononcé ce nom célèbre dans le monde de la mer : le Rescator. Sa manœuvre sous les murs de La Rochelle pour se dérober aux boulets avait paru bien dans sa manière.

« Maintenant je comprends tout. C'est comme cela que vous l'avez rencontré.

– Pas exactement, voulut dire Angélique. Mais il suivait son idée.

– Certes, je comprends. Il vous avait obligée, et vous pouviez, entraînée par cette sentimentalité féminine qui s'égare si facilement, le considérer comme votre sauveur. Vous avez voulu lui manifester votre reconnaissance... Mais pourquoi l'avoir épousé, malheureuse enfant ! Quel désastre ! Pourquoi n'avoir pas attendu que j'arrive !

– Je ne pouvais pas deviner que vous vous rendriez en Canada.

– Mais non, que j'arrive à La Rochelle, veux-je dire. Pourquoi n'avez-vous pas attendu que je revienne à La Rochelle, au lieu de vous enfuir ainsi sur un coup de tête ?

– Nous allions tous être arrêtés. Baumier avait la liste. Et d'ailleurs, il m'a annoncé que vous ne reviendriez pas, que vous étiez disgracié.

Bardagne grinça des dents.

– Le faquin ! Je regrette de ne pas l'avoir embroché sur mon épée comme un rat puant qu'il est.

– Cela n'aurait rien arrangé.

– Laissons cette malheureuse histoire, trancha M. de Bardagne avec un soupir. Vous voici donc, aujourd'hui, devenue Mme de Peyrac.

– Aujourd'hui et hier.

Sur le point de lui expliquer qu'elle avait épousé Joffrey de Peyrac jadis et qu'en fait après en avoir été séparée quinze années, elle l'avait retrouvé miraculeusement dans ce hasard de La Rochelle, elle marqua un temps d'arrêt. Elle se sentit un peu écrasée par l'ampleur de sa tâche.

Il avait déjà assez tendance à la considérer comme une menteuse effrontée et elle le voyait déjà s'exclamant devant l'invraisemblance d'un tel récit. Elle pouvait prévoir qu'il ne la laisserait pas aller jusqu'à la moitié, sans la récuser à chaque mot.

C'était un homme qui ne voulait entendre que ce qui lui convenait et avait grand-peine à accepter la réalité si elle risquait de détruire ses illusions ou ses espérances.

Alors, à quoi bon se livrer à lui avec d'imprudentes confidences ? Il risquait de les divulguer et de renforcer ainsi la position de leurs ennemis à Québec.

Que savait-on d'eux, dans la ville là-bas ? Quels renseignements vrais ou faux circulaient déjà sous le manteau ?

Il serait temps de le savoir quand on y serait. Mais inutile d'apporter encore de l'eau au moulin des partisans hostiles. On les soupçonnait déjà bien assez comme cela de toutes les malversations possibles.

Et elle n'ignorait pas, qu'en tant que Révoltée du Poitou, ayant porté les armes contre le roi de France, elle continuait à être sous le coup des lois françaises qui avaient mis sa tête à prix. Sa position était plus périlleuse que celle de Joffrey que le Roi avait amnistié en secret. À tous les dangers qui la guettaient déjà en Nouvelle-France, elle, marquée à la fleur de lys comme une criminelle, s'ajoutait celui d'être reconnue et arrêtée.

*****

Le cercle se rétrécissait. Raconter toute son histoire équivalait à se livrer pieds et poings liés au représentant du Roi. Même amoureux d'elle, ne réagirait-il pas avec rigueur ? Elle ne devait jamais oublier que, précisément, il avait été chargé par Louis XIV de se renseigner sur leur couple et de savoir si la femme qui accompagnait le comte de Peyrac était la Révoltée du Poitou.

Ce ne serait pas facile. Lorsqu'elle l'entendait comme en cet instant lui parler du Roi, lui décrire comme il avait été respectueusement assis en face du Roi – elle, elle avait été dans les bras du Roi – comment Sa Majesté l'avait, lui donnant ses dernières instructions, raccompagné jusqu'à la porte, et combien Versailles était un palais d'une beauté incomparable sous le soleil de juin, elle avait envie de l'interrompre, « oui, je sais... », de lui demander : « A-t-on construit la nouvelle Orangerie ? L'aile gauche du palais est-elle achevée ? Quelles pièces Molière, cette saison, a-t-il servies aux princes ? » Elle se retint juste à temps et changea de sujet :

– Mais, j'y songe, s'écria-t-elle tout à trac, j'ai oublié de vous le demander... Êtes-vous marié ?...

– Marié ! suffoqua-t-il. Moi ! Qu'imaginez-vous là ?

– Pourquoi non ? En deux ans, il me semble que vous auriez pu vous décider.

– Moi ! Deux années infernales, oui ! Vous ne vous rendez absolument pas compte de ce que j'ai enduré. Mon désespoir de vous avoir perdue, ma disgrâce ensuite ! Marié ! Vous êtes inconsciente !

Lui qui était jadis si content de lui-même et de l'existence, on le sentait atteint. Il prenait tout au tragique.

« Est-ce que vraiment ce que je lui ai fait lui a porté un tel coup ? » s'interrogea-t-elle.

Il lui confia que, malgré la protection de Desgrez, il avait été jeté en prison. M. de La Reynie, lieutenant général de la police, était venu lui-même pour l'en sortir. Angélique sauta sur l'occasion pour lui poser la question qui lui brûlait la langue.

– Au fait, comment avez-vous pu, après tant d'heurs et de malheurs, être recommandé au Roi pour une mission qui ne manquait pas d'importance ?

– Par M. de La Reynie, justement... Je suppose que les choses se sont passées ainsi. Le Roi cherchait une personne de confiance pour cette mission en Canada. Il a coutume, je le sais, de s'adresser à son lieutenant de police, M. de La Reynie, qui possède les renseignements les plus complets sur quasiment tous les individus en place du royaume. Or, Desgrez ne le quitte pas. C'est son bras droit. Voyant M. de La Reynie préoccupé de satisfaire au mieux Sa Majesté, il lui a parlé de moi, qu'il avait promis d'obliger, et il a dû être convaincant puisque M. de La Reynie s'est entremis lui-même pour me faire sortir de la Bastille et arranger mon cas avant de me présenter. C'est donc pourquoi, malgré ce que m'a fait souffrir ce maudit Desgrez, je lui dois quelque reconnaissance.

– Oui ! Je comprends... Desgrez, dites-vous ! Ah ! C'est Desgrez qui vous a recommandé pour le service du Roi en Canada ! qui vous chargeait de vous renseigner sur M. de Peyrac. Vous m'en direz tant...

– D'ailleurs, c'est lui, Desgrez, que M. de La Reynie a désigné pour m'accompagner jusqu'à Versailles. Mais, pour une fois, il s'est montré discret et il se tenait en retrait dans un coin du cabinet royal, tandis que je m'entretenais avec Sa Majesté. Versailles a semblé l'impressionner. Il s'inclinait très bas, m'ouvrant les portes. Enfin, pour une fois, il avait compris où était sa place. Nous n'avons pas dit trois mots et n'avons pas fait allusion à ce malheureux épisode de La Rochelle. J'aime mieux cela. Enfin, vous voyez comment les choses se sont passées !

Oui, Angélique voyait très bien.

Et Joffrey n'avait pas tort quand il lui semblait deviner, dans les coulisses de cette nomination, l'influence d'un démon facétieux, tirant les ficelles et lançant, à son insu, le malheureux Bardagne sur la piste de celle qu'il avait tant aimée.

Le Roi assis dans sa majesté sous les lustres de Versailles, et demandant à Nicolas de Bardagne, d'une voix dont il essayait peut-être de contrôler le frémissement.

– Veillez aussi, Monsieur, quand vous serez au Canada, à découvrir si la femme qui vit avec le comte de Peyrac, n'est pas celle qui nous a combattu jadis dans nos provinces sous le nom de la Révoltée du Poitou. Elle a disparu et ma police la recherche en vain depuis deux années. Elle, comme lui, sont des personnages dangereux...

Et le policier Desgrez, debout, un peu en retrait, se tenant dans l'ombre des hauts rideaux bleus frappés de fleurs de lys d'or, écoutant ces paroles et dissimulant, sous un masque impassible, un sourire moqueur.

Desgrez avait dû bien s'amuser à tisser les fils de cette intrigue. Elle l'imaginait, méditant, supputant, avec cette lueur dans ses prunelles couleur d'écaillé rouge. À l'occasion, derrière ce plan machiavélique, voulait-il la rechercher, elle, la marquise des Anges, la retrouver...

« Desgrez, mon ami Desgrez »... songea-t-elle saisie d'une brusque nostalgie...

– Vous pensez à Desgrez, fit le comte de Bardagne, d'un ton amer. Non, ne niez pas, c'est évident. On voit briller et s'adoucir vos yeux. Mais enfin, j'aurais mauvaise grâce à trop lui en vouloir. Malgré ce que ce personnage a de déplaisant, je m'incline, je ne peux oublier que c'est grâce à lui que je me trouve aujourd'hui libre au Canada et près de vous, plutôt que de pourrir sur la paille humide des cachots.

Innocent Bardagne !

Tout en devisant, ils avaient fait quelques pas, indifférents à la foule habituelle du port.

Parmi ces Canadiens, race étrangère, ces coureurs de bois, ces équipages de flibustiers, Bardagne, conscient d'être observé, se faisait confidentiel à son égard. Il affectait, sur ces rivages, d'être le seul à la bien connaître.

Eux deux, seuls, venaient d'Europe, de La Rochelle, et il l'avait connue bien avant tous ces individus disparates. Il se consolait en se disant qu'il avait, dans son cœur, rang d'ancienneté, et qu'ils avaient entre eux des souvenirs communs, presque des souvenirs de famille.

– Combien j'aimais La Rochelle ! soupira-t-il.

– Moi aussi.

– Je rêve de La Rochelle souvent. Il me semble que ce fut la période la plus heureuse de ma vie. Il y avait une animation, un certain aspect inusité des problèmes. Une cité qui avait son caractère à elle. Je vous y ai rencontrée. Mais ces parpaillots intolérants, je les aimais aussi. Ils avaient un sens de la famille qui me convenait. Des femmes sérieuses, intelligentes. Tenez, vous parlez de mariage. Il fut un temps où j'aurais aimé convoler avec la fille aînée de M. Manigault, la jolie Jenny. Mais quel effroi quand j'en touchai mot à cette famille calviniste. J'étais le diable ! On m'a préféré un petit officier Garret, stupide mais huguenot.

L'évocation de Jenny avait troublé Angélique. Pauvre petite Jenny ! Enlevée par les sauvages. Disparue au fin fond de la forêt américaine. Ce pays est cruel...

Bardagne ne lui demandant rien, elle jugea préférable de ne pas lui communiquer ce qu'il était advenu de Jenny, la jolie Rochelaise.

– ... Que leur demandai-je ? continuait l'envoyé du Roi. Une conversion... Ils l'ont pris de très haut. Pourtant, une conversion, ce n'est pas terrible. Ces gens s'ils veulent être Français, n'ont qu'à suivre les lois. On ne peut laisser l'anarchie s'installer. Diviser le royaume en deux États dont l'un juge son prince et lui refuse obéissance. Si l'on veut détruire le Roi, par quoi le remplacera-t-on ? Les Anglais ont décapité le leur. Voyez où cela les mène aujourd'hui... À en remettre un autre sur le trône. J'ai discuté de plus belle avec ces entêtés huguenots. Rien à faire. Ils ont préféré abandonner tous leurs biens que de s'incliner... Des têtes de lard ! Et avec cela ils se jugeaient les meilleurs sujets de Sa Majesté.

« Je n'ignore plus que vous leur donniez raison avec cette inconscience féminine qui nous déconcerte, nous autres hommes. Vous pouvez voir que vous aviez fait un mauvais calcul. Vous subissiez l'influence de ce Berne, votre maître. Un homme sanguin, de gros appétit, cela se voyait... Il vous convoitait. J'avais remarqué. En votre présence, il affectait de ne jamais poser les yeux sur vous. Je sens ces choses... A-t-il résisté aux tentations que suscitait une telle promiscuité, j'en doute fort...

– Quand donc laisserez-vous ce pauvre Berne tranquille ? soupira Angélique. Il est loin et vous ne risquez guère de le rencontrer par ici. Et souvenez-vous une bonne fois que je ne suis plus sa servante...

– C'est vrai ! Vous êtes l'épouse de ce pirate, grand seigneur méprisant. Il vous a séduite avec sa fortune. Cela se conçoit. Mais tout cela est injuste et je ne l'accepterai pas. Vous devez m'appartenir, être ma maîtresse. Je dois vous prendre.

– Là ? Ici ? demanda Angélique en désignant la petite place villageoise au milieu de laquelle ils se trouvaient arrêtés. Puis elle éclata de rire devant son air déconfit. ... Allons, cher Monsieur de Bardagne, mesurez vos paroles, je vous en prie. Elles trahissent un sentiment qui me flatte, certes, et m'attendrit, mais il faut être raisonnable. Vous avez devant vous l'épouse du comte de Peyrac, ce qui signifie, ne vous en déplaise, que je lui ai engagé ma foi et ma fidélité. De plus, je ne vous ferai pas l'insulte de vous rappeler que les hommes de son caractère ont un sens très vif de l'honneur. Et vous, vous n'êtes pas de ceux, hélas ! que la crainte d'un duel peut faire reculer.

« Alors veuillez considérer seulement dans ma mise en garde, l'amitié que vous m'inspirez et le déplaisir que j'aurais de vous voir dans l'ennui.

Elle s'aperçut que Bardagne l'écoutait avec une dévotion rêveuse, beaucoup plus attentif aux inflexions de sa voix qu'au sens du petit discours qu'elle lui tenait. Il souffrait avec ravissement.

– Je vous retrouve, soupira-t-il avec béatitude, si maternelle, je vous revois lorsque vous meniez votre maisonnée d'une main ferme et indulgente à la fois. Comme vous saviez bien parler aux enfants ! Il m'est arrivé d'être jaloux des enfants Berne lorsque vous leur adressiez la parole. Je me prenais à rêver d'être un jour dans vos bras et que vous me gronderiez ainsi doucement, avec cette même voix, en caressant mon front.

– Je vous gronde.

– Mais je ne suis pas dans vos bras, hélas ! et vous ne me caressez pas le front.

Mais il s'était détendu et ils rirent tous deux, amicalement.

Le comte de Bardagne glissa son bras sous celui d'Angélique.

– Ne craignez rien, j'ai enregistré la mercuriale et j'en ai pris note. Elle m'est dure, mais (il lui baisa la main) vous êtes trop exquise pour que je puisse vous en vouloir longtemps. Ma rancune envers vous pourrait être justifiée, vous avez glissé un poison dans mon sang, mais vous m'avez donné aussi tant de bonheur ! Je serais ingrat de vous faire porter le poids de mes tourments et de vous importuner. Aussi je vous promets d'être sage à l'avenir. Mais ne vous envolez plus.

– Où voulez-vous que je m'envole, mon pauvre ami, dit-elle en riant de plus belle, ne voyez-vous donc pas que bon gré, mal gré, le courant nous pousse vers Québec comme au fond d'un filet et que nous allons nous y retrouver, poissons de toutes espèces, pour y passer l'hiver ?

– Alors je vous verrai... je vous verrai, murmura-t-il comme ne pouvant croire à un pareil bonheur. C'est bien ce que je pressentais hier soir, il y a un hasard merveilleux et presque providentiel dans cette rencontre.

Angélique n'en était pas si convaincue et elle voyait plutôt ricaner à l'arrière-plan le visage ironique de Desgrez.

Mais si elle envisageait l'existence qui les attendait à Québec, avec les embûches qu'on ne manquerait pas de semer sous leurs pas et surtout sous les siens, la présence inattendue de Bardagne apportait un élément nouveau et plutôt bénéfique.

S'il l'aimait vraiment à ce point, au point d'être complètement aveuglé par la passion, et prêt à tout pour lui complaire, elle garderait pouvoir sur lui et il lui serait utile comme il en était autrefois à La Rochelle.

Car enfin, même M. de Frontenac devrait à l'envoyé du Roi une sorte d'obéissance.

Revêtu d'une puissance occulte, celle d'être pour un temps l'œil du Roi à la colonie, on chercherait à s'attirer ses bonnes grâces, craignant qu'un mauvais rapport de sa part ne puisse entraîner une défaveur.

Chargé de résoudre le dilemme qu'ils représentaient elle et Joffrey, il aurait tendance à pencher de leur côté afin de ne pas s'attirer sa rancune.

À tout considérer, c'était donc, comme il le disait, une chance qu'il eût été nommé pour cette mission plutôt qu'un autre.

À cette pensée, elle éprouva un soulagement qui la fit serrer machinalement contre elle le bras du comte de Bardagne sur lequel elle s'appuyait tout en marchant et, surpris de cette étreinte affectueuse, il la regarda d'un air d'étonnement heureux.

À ce moment, les yeux d'Angélique qui se posaient sur l'horizon du fleuve comme pour se rasséréner de la vue paisible des eaux et des rives lointaines, distinguèrent une tache blanche qui grandissait en amont du fleuve : une voile.

Il y avait un mouvement de rassemblement sur le port où couraient des gamins dégringolant du sommet du village et ils passèrent près d'eux en criant :

Le Maribelle !

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