Chapitre 9

Cette histoire d'ours, le lendemain, faisait le tour du village. Bien sûr, logiquement, cela pouvait tomber sous le sens de raisonner à propos d'une phrase entendue et d'en déduire que des amis que vous croyiez aux antipodes se trouvent en danger, à deux pas de vous, mais entre nous, cela n'arrive quand même pas à tout le monde.

On se racontait l'affaire. On se répétait comment Mme de Peyrac était subitement tombée en souci de ces personnes à l'heure même où des misérables s'apprêtaient à les occire sur le Saint-Jean-Baptiste et comment elle avait mis tout en œuvre, pour voler à leur secours.

Et l'on rappelait alors, en baissant la voix, ce phénomène de « l'appel » qui avait fait que la nuit de Noël, l'an dernier dans son fort du Haut-Kennebec, elle s'était levée de table en disant qu'elle entendait frapper à la porte, alors qu'il n'y avait personne et, grâce à elle, avaient été sauvés ces grands noms de Nouvelle-France : le baron d'Arreboust, le comte de Loménie-Chambord, Cavelier de la Salle et le père Massérat qui étaient en train de mourir dans la neige, non loin de Wapassou.

Il y avait donc du vrai dans les pouvoirs qu'on lui prêtait...

Mais, nonobstant ces réflexions échangées, le renom d'Angélique sortit magnifié de l'aventure.

Un respect un peu émerveillé s'ajoutait à la sympathie qu'elle avait inspirée et le fait que mère Bourgeoys se trouvât mêlée à l'événement achevait de lui conférer cet aspect miraculeux dont le Canada n'était point chiche et qui prouvait aux gens de Tadoussac, d'autre part pas tellement gâtés, qu'ils étaient parfois distingués du haut du ciel par le Seigneur Jésus.

C'est donc dans un climat des plus euphoriques que se déroula la journée du lendemain. Il avait été décidé qu'on resterait au moins quatre ou cinq jours à Tadoussac, sinon la semaine. Les glaces et l'hiver ne risquaient pas de se déclencher brusquement. De grands vols d'oies sauvages passaient encore dans le ciel, ce qui prouvait que les frimas seraient tardifs.

Angélique envisageait avec plaisir cette halte. Après avoir franchi victorieusement l'épreuve de la première prise de contact avec les Canadiens, elle ressentait le besoin de reprendre souffle et d'assurer ses positions. Et puis les gens étaient amusants, intéressants. Elle aimait cette ambiance, moins lourde à soutenir que ne serait Québec, avec le côté mondain et officiel qu'il lui faudrait assumer. Enfin, elle se réjouissait de pouvoir établir des liens d'amitié plus solides avec Mlle Bourgeoys.

Le sauvetage de la veille achevait de lui rendre l'âme légère et de la convaincre comme les Canadiens que les augures lui étaient propices.

Elle savait qu'en réalité, la raison de leur prolongation à Tadoussac tenait à ce qu'un navire de la marine royale, le Maribelle, se trouvait encore retenu à Québec, manifestement pour les attendre.

De toute façon, ce bâtiment serait obligé de reprendre la mer incessamment et contraint de passer sous le front de leurs canons pour poursuivre sa route vers l'Europe.

Or, il n'y avait qu'à jeter un regard sur cette rade où le Saint-Jean-Baptiste bancal, dans lequel se terrait peut-être un envoyé du Roi, se trouvait soigneusement encadré par le Rochelais et le Mont-Désert, tandis que les navires de Barssempuy et de Vanneau surveillaient d'une part, l'entrée du fleuve Saguenay, de l'autre le cap ouvrant la sortie vers l'estuaire du Saint-Laurent, pour comprendre que Joffrey de Peyrac était, pour l'heure, le maître incontesté de Tadoussac.

Elle l'interrogea néanmoins.

– Ce geste de M. de Frontenac de vouloir retenir un navire pour nous... recevoir, ne prouve-t-il pas qu'il est moins notre allié que nous ne le supposons ?

– Je crois surtout qu'il doit composer avec les têtes fanatiques qui l'entourent, entre autre Castel-Morgeat qui est entièrement dévoué au père d'Orgeval et qui est gouverneur militaire, ce qui n'est pas rien. Mais prenons notre temps. Cela permet de laisser à bien des litiges celui de se résoudre.

La chaloupe les amenait tous deux au rivage. Leur attention fut distraite par la vue d'Aristide Beaumarchand et de Julienne qui, sur le port, paraissaient les attendre. Barssempuy les avait accueillis à son bord pour la nuit tandis que Timothey était confié à la bonne Yolande.

Sans doute, remis de leurs émotions, le couple un peu singulier que formait Aristide et Julienne attendait de pied ferme la venue de leurs bienfaiteurs. À quelques pas derrière eux, un cercle de badauds les observait d'un œil curieux.

– Était-ce la peine de nous être donné tant de mal pour trier nos équipages et nos gens d'escorte ? dit Angélique en riant. Nous nous retrouvons affublés de ces deux-là, avec en plus un puritain anglais du Connecticut et son ours endormi. Qu'allons-nous en faire ? Hélas ! ils représentent tout à fait le type « d'indésirables » dont la Nouvelle-France se garde farouchement. Regardez-les !...

En se rapprochant on voyait mieux la dégaine de pirate « marron » d'Aristide, surnommé Ventre-Ouvert depuis qu'Angélique lui avait, à la suite d'une blessure, « recousu la panse » comme il disait2, et l'allure provocante de Julienne qui paraissait toujours proposer ses charmes alors même qu'elle était tout innocemment à attendre la chaloupe aux côtés de son époux.

Dès que l'embarcation qui amenait le comte et la comtesse de Peyrac fut à portée de vue, ils firent de grands signes de bienvenue. Angélique y répondit en agitant la main.

Joffrey de Peyrac abaissa son regard sur elle, qui était assise à ses côtés. Il voyait, en profil perdu, la courbe de sa joue que rosissait le froid du matin, mais il devinait qu'elle ne pouvait s'empêcher de sourire aux démonstrations d'amitié de « ces deux-là », et qu'elle était enchantée de les avoir retrouvés.

– Vous les aimez... dit-il, les malheureux, les misérables, les réprouvés ! Où avez-vous acquis ce talent de vous les attacher, de calmer leurs fureurs secrètes, comme un dompteur réussit par sa seule présence à effacer en un animal sauvage le souvenir de ses rancœurs et de ses alarmes ?

– Je les comprends, fit-elle, j'ai...

Elle allait dire : « j'ai partagé leur vie », mais se contint. C'était là encore un domaine inabordé avec lui : la Cour des Miracles. Alors il aurait pu comprendre où prenait sa source le sentiment qui la liait à une Julienne laquelle lui rappelait la Polak, son amie des bas-fonds de Paris, ou à un Aristide qui évoquait toutes les crapules du monde qu'elle avait rencontrées mais de cette espèce assez fréquente, capable des pires crimes, avec pourtant quelque chose qui peut tourner au brave homme tout à coup.

– Ce sont les « vôtres », dit Peyrac, mais avouez ma chère, qu'ils sont quand même plus suspects que les « miens ».

– Oui, mais plus pittoresques !

Ils riaient, en complices, tandis qu'ils abordaient la plage où les rescapés du Saint-Jean-Baptiste se jetèrent derechef à leurs pieds. Aristide et Julienne étaient comme des enfants. Maintenant qu'ils avaient retrouvé le seigneur de Gouldsboro et dame Angélique, ils ne se préoccupaient plus de leur avenir. Et puisqu'on allait à Québec, eh bien ! eux aussi ils iraient.

– C'est joli par ici, fit Julienne en examinant les alentours avec satisfaction. Ça me rappelle le patelin où je suis née, du côté de Chevreuse.

Joffrey les quitta pour aller rejoindre l'intendant Carlon qui l'attendait un pas plus haut, près de ses marchandises laissées en souffrance.

Angélique décida de présenter à Mlle Bourgeoys, Aristide et Julienne qui lui devaient une part de leur salut. Ils la connaissaient pour l'avoir vue prendre leur défense sur le Saint-Jean-Baptiste, mais les circonstances avaient été peu favorables à des relations plus amicales.

Angélique remonta la côte, suivie de son escorte habituelle de Filles du roi, d'enfants, des deux soldats espagnols ainsi que de quelques hommes qui aidaient les jeunes filles à porter des corbeilles de linge et divers ustensiles, seilles, bassins, corbillons contenant de la pâte de savon car on avait décidé de faire ce matin une grande lessive à terre. Le chat suivait et batifolait autour d'eux.

Au premier degré du village, on croisa Catherine-Gertrude Ganvin qui revenait de la traite matinale avec un fléau de bois sur l'épaule auquel étaient suspendus deux seaux de bois cerclé. Celle-ci dit a Angélique :

– Venez boire un bol de lait... Je sais que vous l'aimez.

– En effet, il est délicieux.

Il y aurait du lait à Québec et du beurre et des œufs, denrées qui leur avaient cruellement manqué durant leur hivernage à Wapassou. Cela restait encore une richesse, presque un luxe de pouvoir en consommer quotidiennement et, dans l'ensemble, chaque famille des villages canadiens se suffisait à elle-même.

Tout en les accompagnant vers l'entrepôt de Villedavray, Catherine-Gertrude racontait que son mari était mort deux ans auparavant de la morsure d'un Iroquois.

– Mors qu'il s'en revenait des pays-hauts, chargé Je fourrures, l'impie lui était tombé dessus, du sommet d'un rocher et comme un fauve, cramponné à son échine, il lui avait planté dans la nuque ses terribles dents blanches.

Le Canadien avait eu du mal à s'en débarrasser et il avait quand même fini par le tuer. Mais la morsure s'était infectée et, si près du cerveau, ça avait fait un transport. Catherine conta la chose à Angélique en achevant de monter la côte.

– La morsure d'un Iroquois, c'est comme celle d'un chien enragé, ça vous coule un poison dans le sang.

Maintenant Catherine soutenait la ferme. Comme elle l'avait toujours soutenue, la disparition de son homme, coureur de bois, n'avait pas changé grand-chose à sa situation. Aujourd'hui, ses fils et ses gendres la ravitaillaient en venaison et fourrure, et aussi un voisin qui la courtisait et souhaitait l'épouser. Une veuve n'était pas en peine de se remarier dans ce pays-ci, mais elle préférait attendre. Elle en avait assez bien comme ça, de peuple pendu à ses basques : enfants, petits-enfants, cousins, cousines. Un mari, qu'est-ce que c'est ? Un enfant de plus...

L'heure était matinale.

Finalement, on atteignit le magasin du marquis de Villedavray où celui-ci se plaisait à offrir la plus généreuse hospitalité et Angélique y retrouvait Marguerite Bourgeoys qui déjà triait des pois secs en compagnie des trois ou quatre jeunes filles déplorablement pâles en lesquelles se devinaient sans peine des passagères du Saint-Jean-Baptiste, sans doute les compagnes de la religieuse qui avaient dû obtenir pour elles, le droit de venir à terre à leur tour.

– M. de Peyrac leur a donné l'autorisation, s'empresse de dire Mlle Bourgeoys à Angélique. Paraît-il, il est passé ce matin sur le Saint-Jean-Bavtiste et a assuré chacun que les réparations avançaient et que si l'équipage se comportait bien nous pourrions continuer d'ici peu notre voyage. Puis il a prié mes sœurs de prendre leurs hardes et les a fait conduire ici, afin qu'elles puissent enfin se reposer et se rafraîchir. Ceci en gage de la patience que montrent les passagers.

Angélique voyait que le caractère précis de Joffrey et la façon dont il veillait au moindre détail avaient séduit l'administratrice-née qu'était Mlle Bourgeoys.

Elle lui donna des éclaircissements sur ce qui était arrivé la veille au soir, et comment grâce à ses indications, on avait pu in extrémis sauver les prisonniers du capitaine Dugast.

– Vous pouvez vous vanter, Monsieur, d'avoir de bons et puissants amis, dit Marguerite Bourgeoys en s'adressant à Aristide. Je n'oublierai jamais la diligence avec laquelle Mme de Peyrac s'est portée à votre secours et l'inquiétude qu'elle manifestait a votre propos. Vous devez être un bien honnête homme pour inspirer de telles sympathies, acheva-t-elle en détaillant de son regard perspicace la face aux yeux chassieux d'Aristide Beaumarchand qui, malgré son amendement récent, n'en portait pas moins sur son visage, inscrits de façon indélébile, les stigmates de tous les crimes et malversations qui avaient été son ordinaire avant qu'il ne fût tombé entre les mains des gens du Gouldsboro.

Angélique dit :

– Ne vous y trompez pas, ma Mère, c'est un affreux bandit. La première fois que nous nous sommes rencontrés, nous avons bien failli nous égorger, mais comme vous le voyez nous avons fini par trouver un terrain d'entente.

– J'étais blessé, elle m'a recousu la panse, dit Aristide en commençant à dénouer les aiguillettes de ses chausses. Vous voulez voir ce travail, ma sœur ?...

Mlle Bourgeoys acquiesça. Elle admira la cicatrice.

– C'est extraordinaire ! Eh bien ! Monsieur Beaumarchand, je réitère ce que j'ai dit tout à l'heure, vous êtes un homme bien chanceux d'avoir trouvé une telle hospitalière pour vous sauver au moment où vous veniez de recevoir une si horrible blessure. Qui vous avait porté ce coup ? Une bête sauvage ?

Aristide parut surpris. Il avait oublié. Il jeta un regard à Angélique et il lui parut que ses souvenirs étaient flous et incertains.

– La guerre ! fit-il d'un ton fataliste.

– Et cela vous a assagi à ce que je vois. J'espère que pour tant de bienfaits reçus, vous songez parfois à remercier le Bon Dieu, Aristide ? Mon petit doigt me dit que vous ne faites pas souvent de prières.

– Ça, c'est vrai. Mais Julienne prie pour deux.

– J'ai pris l'habitude avec la duchesse, expliqua Julienne, je ne peux pas m'en empêcher. Quoique je me dise qu'avec la duchesse j'ai fait des prières pour toute ma vie et que je pourrais m'en passer.

Sur ces entrefaites le marquis de Villedavray vint prendre Angélique par le coude.

– Tout arrive à point, déclara-t-il ravi, vous vous souvenez sans doute que je déplorais de ne pas avoir comme vous de page maure. Et voici ce négrillon qui nous tombe du ciel .Avec un habit de satin cramoisi, il sera charmant. Il me portera mon sac, mes cartes, ma bonbonnière. Je vais avoir un succès fou à Québec.

– Mais il appartient au colporteur Élie Kempton ! s'écria Angélique.

– Quoi, à cet Anglais ! Un hérétique ! Qu'est-ce ? riposta Villedavray. Pas de problème ! Je me charge de le faire jeter en prison dès notre arrivée à Québec, ou de le vendre à quelque pieuse famille de Ville-Marie qui se gagnera des « indulgences » à s'occuper de son baptême catholique.

– Baptiser catholique ? Élie Kempton ? répéta Angélique. Vous êtes fou ! Lui, un vrai fils du Connecticut et qui, enfant, a suivi, avec sa famille le révérend Thomas Hooker à travers les Appalaches pour aller fonder Madford ? Vous n'y songez pas !

– Que oui, j'y songe. Je travaille pour le Ciel, moi, et je voudrais bien savoir qui m'en empêchera ? J'aurai le petit Maure.

Il avait l'air tout à fait décidé et Angélique savait que lorsqu'il avait jeté son dévolu sur un objet qui lui plaisait, en l'occurrence le négrillon Timothey, il était capable de tout. Elle s'emporta.

– Non, je vous en empêcherai et sachez que si vous faites cela, je ne vous adresserai plus la parole de ma vie... Ah ! Vous pourrez les attendre longtemps vos soirées au coin de votre poêle de faïence à manger des pommes au caramel...

Le marquis vit que c'était sérieux. Déconcerté, il n'insista pas et il sortit pour aller bouder dehors,

Mlle Bourgeoys avait suivi cette altercation avec intérêt.

– Vous voyez, dit-elle à Angélique, vous n'êtes point en si bon accord avec Notre-Seigneur Jésus et son Église, que vous vous indigniez à la pensée qu'on puisse essayer de sauver une âme dans l'erreur et l'amener à la vraie foi, comme pour cet Anglais prisonnier, qu'il soit du Connecticut ou d'ailleurs. N'êtes-vous pas soucieuse du salut de ces hérétiques égarés ? Surtout lorsqu'il s'agit de personnes à qui vous portez intérêt, je ne vous comprends pas. La vie éternelle a-t-elle si peu de prix à vos yeux ?...

Angélique ne souffla mot. Elle prit le temps de s'asseoir et de commencer à trier les pois à son tour. Lorsqu'elle répondit, ce fut avec réserve.

– Certes, la vie éternelle a son prix, mais n'avons-nous pas à traverser auparavant cette existence avec le souci de la vivre au mieux, en accord avec les humains qui nous entourent ?

– Cela ne veut pas dire que nous acceptions avec une coupable indulgence ceux qui sont dans l'erreur. Ainsi c'est donc vrai, malgré tout, ce qu'on raconte ? Que vous êtes alliée des Anglais et que vous protégez les hérétiques ?

Que répondre à ce qui ressemblait à une accusation ? Comment faire comprendre à Mlle Bourgeoys ce qui se cachait de réalité généreuse derrière ce qu'elle, la religieuse française, considérait comme des actes de rébellion envers Dieu, d'hostilité envers le Roi ?

Elle revit la silhouette d'Abigaël, la petite Élisabeth dans ses bras, au bord du rivage désolé de Gouldsboro. Elle eut envie de parler de cette amie très chère à Mlle Bourgeoys, de la petite Élisabeth, un si beau bébé sage comme une image, de réclamer, de dire : « N'ont-elles pas le droit de vivre ? »

Elle se retint, se contenta d'émettre quelques propos prudents.

– N'exagérez-vous pas les intentions belliqueuses de ces colons protestants de Nouvelle-Angleterre ?... Sur les rivages de l'Acadie, nous avons eu l'occasion de les voir d'assez près. Ce sont plutôt de braves gens pacifiques désireux de cultiver leurs champs en paix...

Mlle Bourgeoys eut une moue dubitative.

– Nous n'avons pas de tels échos par ici. Le père d'Orgeval nous écrit les exactions horribles de ces fourbes contre les Indiens Abénakis et comment ils excitent les Iroquois à rallumer la guerre contre nous.

– C'est plutôt lui qui a rallumé la guerre ! s'écria Angélique.

Son sang ne fit qu'un tour en se rappelant ce qu'elle avait vu à Brunschwick-Falls.

– ... Comment peut-il travestir ainsi les faits ? Croyez-moi, il vous renseigne mal. J'ai vu de mes propres yeux... bien des choses, acheva-t-elle, en se contenant encore.

Elle penchait la tête, essayant de se calmer.

– ... Je suis déçue, reprit-elle. Je savais que ce Jésuite dominait Québec, mais je ne vous aurais pas crue de son parti. Ne m'avez-vous pas dit que Montréal, ce n'est pas Québec ?

– En ce qui concerne le père d'Orgeval, si ! Sachez que le père d'Orgeval est vraiment le père spirituel de la Nouvelle-France.

– C'est un sectaire, oui ! Si vous saviez ce qu'il a tramé contre nous !...

Marguerite Bourgeoys rétorqua assez vivement :

– Quoi qu'il fasse c'est pour le Bien. Il veille sur ses enfants.

Elle avait son caractère.

Angélique fit un nouvel effort pour se contrôler.

– Voulez-vous dire qu'il vous défendrait, vous, ses enfants, des ennemis que nous sommes ? Mais, je vous prie, sur quel critère s'est-il basé pour décider que nous étions vos ennemis ?

– Ne menacez-vous pas l'établissement de la Nouvelle-France en vous installant sur les terres qui appartiennent au royaume ?

Angélique faillit lui jeter au visage qu'il était su et reconnu que le traité de Bréda, signé par M. de Tracy lui-même, avait cédé ces terres aux Anglais du Massachusetts, mais c'était inutile et vain. Comme tout conflit aigu de propriété, de possession qui tient à cœur, la mauvaise foi semblait toujours se trouver dans le camp adverse. Mlle Bourgeoys était une femme intelligente et généreuse et elle savait de quoi elle parlait. Quinze années d'une vie dangereuse sans cesse menacée l'avait convaincue de la juste cause de son combat.

– Ils sont deux cent mille Anglais, Madame, insista-t-elle et à peu près autant d'Iroquois à leur solde. Et nous, Canadiens, nous sommes à peine six mille. Si nous ne nous défendons pas âprement, ils nous envahiront et nous détruiront. Ils extermineront nos pauvres Indiens amenés si péniblement au baptême et les autres, ceux que nous n'avons pu atteindre encore, perdront à jamais leur chance d'être pénétrés par la lumière de la vraie foi que nous avons eu pour mission de porter en Canada. Pouvons-nous prendre, par négligence, un tel risque ?...

Elle parlait calmement mais avec autorité, tout en continuant diligemment à trier ses pois.

Angélique était loin d'éprouver la même sérénité. Jamais, lui sembla-t-il, elle n'avait ressenti si cruellement combien les mots, les faits et leur interprétation la séparaient de ses semblables, et du monde où elle était née, et de ceux même auprès desquels elle eût souhaité trouver secours et affection.

Elle se leva et fit quelques pas avec agitation. Elle avait cru un moment que tout serait simple mais elle voyait déjà comment les choses s'engageaient. Les discussions et les démonstrations à propos du droit de vivre des uns et des autres ne mèneraient à rien sur des esprits qui étaient, soit ignorants des traités qui entérinaient ces droits, soit qui ne considéraient comme valables que ceux qui avantageaient le royaume de France et son Église.

Il fallait suivre une autre voie, mais elle n'était pas sans difficultés pour la nature altière d'Angélique.

L'entente devait s'établir entre les cœurs. Tendresse mutuelle, compréhension, estime, climat d'humanité qui, rassurant, écarterait les dangers et les menaces dont la peur était enfouie sous ces intransigeances.

Elle redressa la tête et sourit à la femme assise près de l'âtre et qui la considérait avec intérêt et sans animosité. La vitalité et la franchise qui émanaient de cette personne forçaient la sympathie et la confiance.

– Mademoiselle Bourgeoys, laissons là ces questions. La vie se chargera, j'en suis sûre, de confirmer l’amitié spontanée que j'ai éprouvée aussitôt à votre endroit. Nous apprendrons à nous connaître, je l'espère, et à découvrir, au-delà de ce qui nous sépare, ce qui nous rapproche.

La supérieure de la petite communauté religieuse approuva d'un hochement de tête. Elle n'était pas fâchée, plutôt songeuse, et resta un long moment plongée dans ses pensées.

– Il faut absolument que vous rencontriez le père d'Orgeval, décida-t-elle tout à coup avec énergie. Plus je réfléchis et vous connais, plus je suis persuadée que ce conflit qui nous oppose relève d'un malentendu et que lorsque vous vous expliquerez avec le père, tout s'aplanira. Vous êtes faits pour vous entendre.

– J'en doute, jeta Angélique dont le visage s'assombrit.

Elle s'était rassise.

– ... Et même je vous avouerai, mère Bourgeoys, que je crains terriblement de me trouver devant lui.

– Ne serait-ce pas parce que vous craignez son regard perspicace qui risque de découvrir le trouble de votre conscience ?

Angélique ne répondit pas. D'un doigt attentif, elle triait les graines, inconsciente du fait qu'il y avait dans la façon dont elle effleurait vivement l'enveloppe brillante des gousses, comme les caressant, les reconnaissant – n'avait-elle pas mangé avec une telle volupté la soupe des Iroquois envoyée de la vallée où règnent les trois dieux : la courge, le maïs et le haricot, les sauvant de la famine ? – qu'il y avait dans l'attitude de sa tête penchée de côté, dans celle de ses épaules droites, toujours un peu rejetées en arrière et qui lui conférait un port de reine, dans toute sa personne, même se livrant à d'humbles besognes, l'émanation subtile de la sensualité. Cela était évident aux yeux de Mlle Bourgeoys, accoutumée à observer les êtres, à les juger vite et juste. Angélique lui posait depuis la veille mille problèmes.

– Vous êtes en état d'incertitude spirituelle, assura-t-elle brusquement.

Angélique lui adressa un sourire désarmant.

– Peut-être... Mais est-ce que cela n'arrive pas à tout le monde, par moments ? À vous-même aussi, j'en suis certaine.

Quelque chose se précisait en elle qui était à la fois cruel à découvrir et rassurant comme tout ce qui devient clair, précis.

Son regard aussi examinait les mains de la religieuse, travaillant activement et il lui semblait surprenant de songer que jamais des lèvres d'homme ne s'étaient posées, avec passion, sur de telles mains féminines, sur ce visage aimable qui, sous les traits usés, laissait entrevoir la joliesse attirante qu'il avait dû avoir à vingt ans. Dans une sorte de vision rapide, elle se vit dans les bras de Joffrey et mourant de plaisir sous ses baisers, au point que cette seule souvenance fit battre son cœur et amena une onde rose à ses joues.

Les êtres qui étaient devant elle et qu'elle avait à affronter et à séduire, lui étaient terriblement étrangers – plus étrangers que l'Iroquois Outtaké, que l'Abénakis Piksarett – ou plutôt c'était elle qui était l'étrangère parmi eux, d'une autre espèce, d'une autre race, et chargée de tout l'inconnu qu'elle apportait, par sa seule présence, sans le vouloir.

La Démone à leurs yeux, même démasquée, aurait été moins redoutable. Ils étaient habitués à se mouvoir parmi les esprits du Bien et du Mal. On leur avait appris comment se les aliéner ou s'en défendre. Mais elle, Angélique, qui les attirait et les effrayait à la fois et qu'ils ne pouvaient définir, elle comprenait qu'ils vissent en elle quelqu'un leur apportant la tempête.

Elle suspendit sa besogne et se pencha vers Marguerite Bourgeoys :

– Franchement, me croyez-vous dangereuse ?

– C'est ce qui vous fait vivre qui est dangereux, riposta la religieuse.

Et l'on aurait pu croire qu'elle avait suivi le cheminement de la pensée d'Angélique.

– ... Une telle conception de la vie sur terre détourne du salut éternel, reprit-elle d'un ton catégorique, et d'autant plus que la fascination que vous exercez sur les êtres peut donner à penser aux âmes faibles que... que vous avez peut-être raison. ~

Angélique sentit son cœur battre à grands coups comme si les paroles de Mlle Bourgeoys allaient consommer à l'avance sa défaite.

– Alors, vous me prenez pour une sorcière, une enchanteresse ?

– Non... Mais une chose est certaine. Vous êtes revêtue du pouvoir d'enchanter.

Elle dit cela sans acrimonie et même avec une nuance de nostalgie dans la voix, comme si elle se fût attendrie devant la grâce d'un tel don.

Une fois encore, Angélique éprouva un tel état d'anxiété qu'elle dut se lever et marcher. Elle joignait ses mains si fort que ses jointures blanchirent. Son regard tombait sans les voir sur les personnes assises autour d'elle. Son trouble ne dura qu'un instant. Avec la même promptitude que son angoisse était née, le calme revint en elle : « C'est ce qui vous fait vivre qui est dangereux », avait dit son interlocutrice. Et elle avait cru voir se dessiner sur ses lèvres l'accusation : « Ce qui vous fait vivre : la joie des sens, le goût du bonheur, des êtres, de la création ! » N'était-ce pas la source d'une force qui pouvait triompher de tout ?

Et il lui apparut que les vierges ardentes et sages dans leur dévouement à une cause mystique n'étaient pas si éloignées d'elle. Donc elle saurait trouver les points de rapprochement. Elle-même, Angélique de Sancé de Monteloup, n'avait-elle pas été élevée chez les Ursulines de Poitiers ? À défaut de la compréhension d'un monde dont la vie l'avait éloignée, elle en gardait la connaissance, des bribes, des souvenirs, une imprégnation... Déjà, dans ce temps-là, elle se heurtait, se révoltait, discutait. Du haut du mur feuillu du jardin du couvent, au sommet duquel elle se réfugiait, elle avait vu venir à elle l'un de ses premiers amoureux, un page de la Reine. À cette réminiscence, d'une façon assez inattendue, elle se mit à rire, et il y eut une détente dans l'auditoire qui l'observait. Car les témoins de la dispute avaient pressenti tout ce qu'il y avait de grave et de tendu derrière les répliques volontairement mesurées des deux femmes.

– Ainsi vous n'êtes pas fâchée de ma franchise ? demanda Marguerite Bourgeoys.

– Comment pourrais-je l'être ? De votre part chère Marguerite, sachez-le, rien ne me blessera jamais. Vous avez sauvé l'ours Willoagby... Je vous aimerai toujours...

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