Chapitre 10

– Ils se prennent pour des princes, disait Carlon avec emportement. Parce qu'on leur a donné droits de chasse et de pêche, les voilà seigneurs !... Mais où sont leurs manants pour cultiver la terre ? Comment coloniser avec ces Canadiens ? Ce sont des courants d'air ! Une seule chose compte pour eux : la traite ! On a créé des lois pour les fixer. Tout garçon de dix-huit ans révolus doit se marier dans les six mois sous peine d'amende, payable par lui ou par son père. Ce ne sont plus les filles qui manquent. On en a importé à grands frais du royaume. Mais ces beaux messieurs fuient aux bois, ils préfèrent « courir l'allumette » avec les petites Indiennes3.

L'intendant Carlon gesticulait, tout en s'adressant à Peyrac et en surveillant du coin de l'œil du haut d'une petite élévation l'embarquement à bord du Gouldsboro et des autres bâtiments des marchandises laissées pour compte par les navires d'Europe, malgré ses recommandations, avant son départ pour l'Acadie au début de l'été.

Le comte de Peyrac lui avait racheté une partie de cette cargaison dédaignée. Il y avait là des planches, des poutres et des mâts de navire. Du poisson sec et fumé. Des barils d'anguilles et de saumon salés ainsi que d'huile de marsouin et de phoque. Des barriques de farine, de la bière, des sacs de pois et de haricots secs qui commençaient dans l'Ancien Monde à remplacer la fève populaire.

– On a proclamé des interdits, refusé les permis, continua l'intendant, on est allé jusqu'à l'excommunication pour empêcher les habitants de porter de l'alcool aux sauvages... Mais, bernique ! Ils se f...ent des lois. Ils ont la forêt pour eux. À la moindre contrariété : une taxe, une condamnation, hop ! Aux bois !... J'en ai assez de ces Canadiens. Ils ont le derrière dans l'eau bouillante...

Ayant ainsi conclu, Jean Carlon redescendit vers le port.

– On laissera quelques barils d'huile de loup-marin, ainsi que des mâts et des bois de charpente pour le Maribelle, décida-t-il. Il ne sera pas dit que ce bâtiment va repartir avec du gravier dans ses cales faute de fret, alors que mes marchandises me restent sur les bras. Quel désordre invraisemblable ! Quel gâchis ! Jamais on ne comprendra en haut lieu ce que j'endure ici.

Peyrac le laissait épancher sa bile. L'homme lui était sympathique. Il appréciait la lucidité de ses jugements, son esprit entreprenant et ouvert aux questions économiques.

Chez les Anglais, par exemple, avec ses qualités d'initiative, d'entreprise, d'évaluation juste des échanges commerciaux, il eût déjà été à la tête d'une colonie prospère. Mais ici, tout tournait dans un sens différent.

Le malheureux s'évertuerait en vain à arrêter une lourde machine séculairement embarquée sur d'autres voies. Celles des passions religieuses, des conquêtes pour la gloire plus encore que pour l'intérêt et l'irrésistible appel de la forêt pour ces héritiers de paysans qui, dans l'Ancien Monde, ne pouvaient prendre un lièvre au collet ou pêcher de l'anguille sans risquer d'être pendus.

Et s'il y avait quelque part, très loin, un Colbert ministre du Roi, qui comprenait que la grandeur d'un royaume ne se soutient que par le commerce et l'industrie, il avait affaire à trop forte partie pour imposer une telle direction, car il devait s'attaquer au caractère même du Français, dont le neuf et petit peuple canadien représentait comme la quintessence.

Il restait, au demeurant, peu d'hommes, en effet, a Tadoussac. À part les soldats, quelques fermiers que la maladie d'une femme ou une épidémie atteignant le troupeau avaient contraints de demeurer sur place après la moisson, à part les commis et fonctionnaires, et les artisans, forgerons, bosseliers, charrons souvent remplacés par leurs apprentis et leurs enfants, tout ce qui représentait la population mâle de Tadoussac entre seize et quarante ans s'était comme évanoui dans la nature, sitôt la moisson finie et à peine engrangée. Au bruit, l'on savait que l'on battait assez mollement le fléau dans les granges. L'ensolage des maisons prévu pour préserver les fondations du gel, en les entourant de paille, demeurait en suspens, malgré la gelée blanche qui, chaque matin, maintenant bleuissait le paysage, et bien que le sol durci sonnât clair sous les pas.

– Les femmes ne peuvent pas tout faire, reprit Carlon. Et d'ailleurs elles aussi ont la fièvre de la fourrure dans le sang. Regardez-les là-bas qui courent, fit-il avec un geste en direction du fleuve Saguenay, parce qu'on vient d'annoncer une flottille de canoës descendant des pays-hauts. Vous comprendrez pourquoi mes chargements restent en panne et pourquoi la famine sévit à la fin de l'hiver. On vend, on troque, et puis, tant pis pour après...

De la rive, en contrebas du fleuve, montait une rumeur joyeuse et l'on voyait des gens courir et faire la navette des habitations à la rive avec des gourdes d'eau-de-vie, des pains, des objets divers.

Joffrey de Peyrac considérait le hameau, ses maisons pauvres et trapues, sa chapelle élégante, close sur son trésor, et cette animation subite de foire exaltée parce qu'au tournant des falaises du Saguenay, une flottille descendant des contrées sauvages, du lac Saint-Jean, de la baie d'Hudson, apportait des fourrures. Exaltation où l'espoir des gros gains vite obtenus avait la saveur d'un plaisir sans mesure parce que prometteur d'autres plaisirs – on ne savait pas toujours lesquels – mais au moins celui de la possession et, pour un temps bref, de la sécurité, de la certitude, celui du rêve possible.

Ces gens-là étaient extrêmement vivants et c'était peut-être l'intensité avec laquelle ils abordaient la vie, ses rudesses et ses joies, qui faisait leur charme.

Le voyant sourire, Carlon en conçut de l'amertume.

– Je devine ce que vous pensez... Eh bien ! je le pense aussi. On ne « les » changera pas, n'est-ce pas ? Et moi, j'en suis pour mes frais. Et vous, vous allez en profiter pour mettre la Nouvelle-France dans votre poche.

Загрузка...