Chapitre 3
Pendant quelques secondes l'intendant Carlon demeura comme accablé. On voyait qu'il essayait de renouer avec la genèse des événements qui l'avaient amené à une situation aussi délicate et irréversible.
Il y avait eu le piège des Anglais dans la rivière Saint-Jean, l'intervention de Peyrac qui les avait sauvés de la capture en Nouvelle-Angleterre, puis Tidmagouche, ce jugement sur la plage pour lequel on avait requis son témoignage officiel et où il avait été forcé d'écouter un réquisitoire d'horribles crimes avec des témoins qui paraissaient sortir du sol subitement pour raconter des choses confondantes et l'adjurer de se prononcer quant au verdict.
Une aventure totalement déraisonnable. Il se demandait encore par quelle aberration il avait été amené à y tenir un rôle. Il n'irait plus jamais en Acadie...
– Ah ! Pourquoi me suis-je lancé dans ce voyage en Acadie ? gémit-il.
– Oui, pourquoi ? ricana Villedavray. Je vais vous le dire, moi : vous vouliez fourrer votre nez dans mes affaires, m'empêcher de toucher mes dividendes. Vous vous imaginiez qu'on fait une tournée en Acadie comme une tournée de province pour pressurer les croquants. L'Acadie, c'est autre chose. On ne la traite pas comme ça. Bien fait pour vous. L'Acadie vous a broyé. Vous n'êtes plus qu'une loque...
– Mais non, pas à ce point, protesta Angélique volant au secours du malheureux. Étienne, vous êtes très méchant. Ne l'écoutez pas, Intendant. Nous avons trop bu. Demain vous vous retrouverez vous-même et vous reprendrez courage.
– Mais vous n'oublierez pas ce qui a été dit, insista Villedavray, féroce. Oublier ! Oublier l'Acadie. Et si vous oubliez d'oublier, je saurai vous le rappeler, moi !...
– Vous êtes dur avec lui, Étienne.
– Angélique, il est dur aussi, si vous le connaissiez, à Québec. C'est une férule faite homme. Aussi, je ne manquerai pas cette superbe occasion de prendre ma revanche. Vous ne me connaissez pas. Je suis, je peux être très, très méchant...
*****
La pensée d'Angélique s'évadait, errait...
Bardagne ! La Rochelle ! Un rêve, une existence effacée ! Mais aujourd'hui, la vie recommençait. Tout était différent. Elle était à l'abri de tout. Elle était sous l'égide d'un homme que rien n'effrayait et qui l'environnait de son amour. Comme attirée par un aimant, elle le cherchait des yeux au bout de la table et recevait de sa vue et de sa présence une certitude apaisante. La roue avait tourné. Le bonheur lui avait été donné.
Et vers elle, il levait lentement son verre en hommage, semblant répéter de loin : « Buvons ! Buvons ! À la santé du roi de France... »
Elle but. Et la joie et le triomphe coulaient en elle avec ce nectar des dieux. Elle but longtemps. Elle avait soif et le vin était bon.
Son flot doux et chaleureux réveillait en son arrière-gorge comme le goût d'un baiser sans fin et voluptueux. Il désaltérait merveilleusement, mais semblait susciter une soif plus ardente encore.
« Pourquoi ce baiser ? » se dit-elle.
Cela paraissait aberrant et pourtant elle ne parvenait pas à le regretter. Elle en avait éprouvé un plaisir infini et particulier. Visions de La Rochelle, de douleurs et de joies qui n'appartenaient qu'à elle... À travers ces lèvres qui lui rappelaient des émotions anciennes, c'était comme si elle avait embrassé un fantôme, une sœur perdue, blessée et traquée, elle-même enfin absoute...
Près d'elle Villedavray continuait à soliloquer.
– Par contre, plus dangereux que Carlon, il y a Castel-Morgeat. Le gouverneur militaire. Un de vos pires ennemis.
– Pourtant c'est un Gascon, lui aussi, comme Frontenac, comme mon mari.
– Oui, mais du genre sombre, sectaire. Il a adopté le parti du père d'Orgeval comme jadis ses ancêtres, la Réforme. En y croyant. Il aime l'intolérance, c'est de nature.
– Serait-il protestant ? À un si haut poste !
– Non ! Mais fils de converti. Et c'est pis. Quant à elle, Sabine de Castel-Morgeat, c'est autre chose. Elle domine la ville parce qu'elle a toutes les œuvres en main. Pieuse, sans excès, elle donne dans la bienfaisance, le luxe, le monde, avec un égal bonheur. L'intrigue et la charité lui sont naturelles. Il y en a qui la jugent laide et méchante. Moi, non. Je l'aime comme ma sœur.
« Mais nous nous sommes brouillés à propos de son fils Anne-François. Orgeval l'a envoyé, ce jouvenceau, faire le trappeur aux pays-hauts. Je protestais. Mais elle est entièrement sous la coupe de Sébastien d'Orgeval. On dit qu'elle est sa maîtresse.
– Mais c'est un Jésuite, s'offusqua Angélique.
– Oh ! Vous savez, les Jésuites...
– Taisez-vous ! Vous avez trop bu. Vous devenez médisant.
Elle but encore. Ce vin était si lourd qu'il rassasiait pleinement, mais sans accorder de sobriété. Au contraire, au fur et à mesure qu'il coulait dans la bouche, sur la langue, il creusait une faim plus nécessaire et plus exigeante au fond des entrailles. C'était un besoin qu'il exaltait et comblait à la fois et qui poussait à tendre à nouveau son verre. C'était comme une faim neuve venue du sang et comme si de vouloir mêler à son rouge périple les veines et la chair, à la liquide et pourpre matière, l'ardeur d'un vin vermeil, pût lui communiquer la force de la sève terrestre et y renouveler l'élan de la vie, et la volupté d'exister.
La chaleur rayonna en elle comme un incendie embrasant soudainement tout son être.
Elle dut sortir. Et l'air frais, tout en la soulageant, la grisa plus encore car, dans l'ombre, le balancement du navire accentuait son vertige.
Des braseros dont les charbons ardents miroitaient dans la nuit, rouges et dorés, comme un reflet du vin lui-même, montait l'odeur des viandes rôties.
On riait du côté de la batterie où Cantor et Vanneau s'étaient chargés d'aller distraire les Filles du roi et l'on entendait aux bancs de quart, des matelots chanter. Chaque homme y compris les sentinelles avait eu droit à une demi-pinte de bourgogne dans son pichet d'étain.
Elle fit quelques pas parmi l'obscurité et les lumières et malgré l'animation du navire, elle était seule avec cette merveilleuse compagnie qu'accorde l'ivresse : son double, subitement enchanté, amical. « Qui peut prévaloir contre toi ? » lui disait son ombre glorieuse. Que raconte ce Carlon ? L'avenir t'appartient. Tu possèdes l'Amour, tu possèdes la Beauté... La jeunesse encore... La vigueur, le goût de vivre, le goût de chaque chose à savourer et la protection d'un homme invincible et qui t'adore... Tu n'auras qu'à paraître et tu vas conquérir Québec...
Un bras comme un cercle de fer l'entoura, une force l'attira, la plia, une main renversa son visage.
– Ils sont déjà complètement saouls, dit la voix de Peyrac. Mon amour ! Mon amour !
Dans ce brouillard, ce vertige, ses mains étaient sur elle, la grisant plus encore, la caressant.
– ... Mon amour ! Mon amour !
Il l'embrasse encore. Il semble qu'il ne peut se rassasier de ses lèvres « Chaïtane » ! « Chaïtane » ! répète-t-il, mais c'est avec une sorte d'indulgence attendrie, amusée. Et cela lui rappelle le prince persan... Lui aussi disait : « Chaïtane... Diablesse ! »
– ... Venez mon petit cœur, le maître d'hôtel apporte un faisan, paré de toutes ses plumes... et des pâtés...
Il l'entraîna :
– Vous goûterez aussi ces sortes de friandises qui les accompagnent, cela vous aidera à surmonter votre étourdissement et vous pourrez nous charmer de votre présence. La lumière s'éteint lorsque vous vous éloignez. Nous ne sommes plus que de pauvres hommes grossiers, abandonnés aux confins du monde.