Chapitre 5

Peyrac avait suivi de loin en riant aussi le dialogue de l'intendant et de sa femme. Ils étaient tous parfaitement ivres mais ainsi plus de doute. Les vraies natures se révélaient. Ce Carlon, ce vieux garçon froid et tourmenté, celui-là aussi avait succombé au charme d'Angélique.

Le danger avec cette femme, c'est qu'elle était toujours elle-même. Et plus encore lorsque le vin mettait cette flamme à ses joues, cette lumière dans ses yeux, cet éclat sur ses dents découvertes dans un grand rire. Très rare de la voir rire ! Très nouveau aussi et d'une saveur incomparable. Elle était... Elle était la séduction même. Angélique à Versailles... Angélique riant ainsi devant le roi. Quel homme pouvait résister à cela ! Qu'il fût roi, croquant ou austère fonctionnaire des finances. Où l'emmenait-il ?... Toute la ville succomberait... tomberait à genoux !... Une petite douleur qu'il savait toujours accompagnée de bonheur et de délices serra le cœur de Peyrac. Partages difficiles ! De la voir si accessible à tous et douée d'un évident pouvoir sur les hommes avivait son désir et l'adoration qu'il lui portait.

Il se surprit à demeurer comme frappé d'enchantement, le regard tourné vers la porte derrière laquelle elle avait disparu.

Depuis que le comte de Peyrac avait baisé au vol, avec une passion non dissimulée, les doigts d'Angélique, le marquis de Villedavray était devenu songeur et même chagrin. Il éclata brusquement.

– Ce n'est pas juste.

– Quoi donc ?

– Mais elle vous aime, s'indigna le marquis, elle vous aime vraiment. Elle est folle de vous. Il n'y a que vous qui comptez...

– En êtes-vous si sûr ?

– C'est criant... ça saute aux yeux.

– À quoi voyez-vous cela, marquis ?

Le marquis eut alors une déclaration étonnante et qui ne semblait pas découler logiquement des mouvements précédents. Mais personne n'en était plus à la logique.

Vous seul avez le pouvoir de la faire souffrir, dit-il.

– Un instant, dit Peyrac, lui signifiant d'un geste que sa pensée était ailleurs.

Il porta son cigare à ses lèvres, regarda comme s'épanouir dans la fumée bleue soufflée par sa bouche, la joie absurde qu'éveillaient les paroles de Villedavray.

« Elle vous aime vraiment... Elle est folle de vous... »

Et puis encore « Vous seul avez le pouvoir de la faire souffrir... »

C'est là que se plaçait le signe que jusqu'ici il n'arrivait pas à capter – et, qui sait, peut-être le signe exact de tout amour – le pouvoir de la faire souffrir, de la faire pleurer. Alors, quand le cœur s'arrache, l'on sait... l'on aime... Étrange marque d'élection.

Or, il se souvenait de l'avoir entendue sangloter comme une enfant, derrière la porte, le soir où il l'avait frappée.8 Et il était demeuré bouleversé, ne voulant pas reconnaître l'aveu que cela signifiait.

Lui seul avait le pouvoir de lui déchirer le cœur, de la désespérer, de rendre humble et pathétique ce magnifique regard d'émeraude, qui pouvait être pour d'autres tellement implacable.

Soudain, il n'enviait plus ses rivaux, dont elle pouvait se détourner avec une si candide froideur, la cruelle simplicité, l'insultante indifférence des femmes habituées à l'hommage des hommes, n'en prenant que leur bon plaisir, et s'en libérant sans remords. Le roi... Moulay Ismaël... Pauvres gens !

Lui seul de tous ses amants avait le pouvoir de faire couler ses larmes, ce sang du cœur. Il l'avait vue à genoux devant lui.

Il aspira encore une lente bouffée, les yeux mi-clos. Il hésitait à y croire, éprouvant la pointe aiguë de l'arme, non sans ressentir ce plaisir trouble et voluptueux, immense, qu'éveille la perception d'une telle puissance sur un être entièrement livré à votre seule prépondérance.

Mais avec elle, Angélique... Attention ! Il se soupçonna d'être tenté d'abuser de ce pouvoir dans l'exquise jouissance de recevoir l'aveu d'un regard soumis, de voir ployer sa nuque gracile, de constater sa reddition... Mais avec elle... Méfiance ! Il se remit à rire. Il savait fichtre bien qu'il y avait en elle de quoi lui rendre la pareille...

*****

Indifférent à l'effet que ces paroles pouvaient produire sur le comte, Villedavray continuait de parler sur un ton de navrance désabusé.

– Mais pourquoi vous ? Vous seul ? Voilà le mystère ! Voilà l'injustice ! Vous n'êtes pas beau... Vous êtes même assez effrayant, intimidant. Certes, vous êtes riche... Mais nous le sommes tous... Et d'ailleurs, ce n'est pas cela qui l'attache à vous... Fastueux certes, mais la vie d'un gentilhomme d'aventure, est-ce un destin pour une femme aussi exquise et royale ? Oui, j'ai dit le mot : royale. C'est Versailles qu'il lui faudrait comme je l'ai avancé tout à l'heure... Eh bien ! Tant pis. À défaut de Versailles, moi, j'en ferai la reine de Québec.

Il jeta à Peyrac un regard en coin.

– Êtes-vous jaloux ?

– Je peux l'être.

Le visage du marquis de Villedavray s'illumina.

– Faillible, alors ? Mais c'est merveilleux. Décidément, vous êtes un homme complet. Vous pouvez même être jaloux. Vous avez tous les atouts. Je comprends qu'elle vous aime. Encore que je n'imagine pas comment un rapprochement entre deux êtres si différents, si dissemblables, ait pu avoir lieu.

Peyrac se pencha à travers la table vers le marquis ; approchant son visage du sien pour une confidence.

– Voici... Je l'ai achetée à dix-sept ans pour une mine d'argent. Son hobereau de père ne me cédait la mine que si je prenais sa fille avec. J'ai traité l'affaire. Je n'avais pas vu cette enfant qu'on vendait...

– Et c'était elle ?

– C'était elle.

– Vous avez toujours eu de la chance, Peyrac.

– Non, pas toujours. C'est selon ! Ce fut l'Amour, mais on nous a séparés.

– Qui vous l'a prise ?

– Le Roi.

– Alors le Roi est votre rival ?

– Non, c'est plus grave. C'est moi qui suis le rival du Roi.

– Ah ! oui ! Cela veut dire que le Roi l'aime, mais qu'elle, c'est vous qu'elle aime.

– Oui.

Villedavray parut réfléchir.

– C’est grave cela. Espérons... Le Roi l'a peut-être oubliée ?

– Croyez-vous que même un roi puisse l'oublier ?

Villedavray secoua la tête négativement. Les confidences de Joffrey de Peyrac, aussi précieuses qu'inattendues et sensationnelles, le consolaient de tout.

Il se frotta les mains.

– Ho ! Ho ! La situation devient de plus en plus compliquée, il me semble. C'est magnifique ! La vie est belle !

Загрузка...