Chapitre 2

Il n'était pas là.

Angélique n'aperçut que le Nordique, Erickson, fumant sa pipe au long tuyau et veillant avec cette constance minérale qui le caractérisait. C'était un parfait exécuteur de consignes, comprenant tout à demi-mot, un génie de la mer, rocailleux et terrible, qui dirigeait son navire presque sans desserrer les dents, un chien de garde, la mâchoire refermée sur ce qui lui était confié.

Angélique l'examina et le fixa jusqu'à ce qu'elle fût bien persuadée que c'était lui et non Joffrey qui se trouvait là. En un instant, la dunette du navire redevint l'aire maléfique où se jouait son destin. Et de nouveau la forêt tendait son écran noir au-delà de l'eau miroitante et lui semblait anonyme et inhumaine. Elle avança et dit :

– Bonsoir, monsieur Erickson. Où se trouve donc M. de Peyrac ?

Comme elle s'avançait, la rambarde lui découvrit la côte plus proche qu'elle ne croyait et que l'on distinguait à la lueur d'un feu allumé sur la rive.

– ... Serait-il allé à terre ?

Erickson s'était levé sur ses jambes torses et avait soulevé son feutre à plumes dont il s'ornait le chef depuis qu'il avait été nommé capitaine du Gouldsboro, pour le voyage de celui-ci en Europe, au cours de l'hiver. Commandement qu'il avait assumé à la satisfaction de tous. L'autorité de ce gnome sur son équipage était sans appel.

– En effet, Madame ! Depuis une heure environ, M. de Peyrac s'est fait conduire à terre.

– Était-il escorté ? s'entendit demander Angélique d'une voix blanche.

– Il n'a emmené avec lui que son écuyer Yann Le Couennec.

– Yann...

Derechef elle regarda vers la rive obscure. La dense forêt canadienne s'étendait sans fin, refuge de l'ours et de l'Indien. Que signifiait d'y aborder, ce soir, et de s'y enfoncer, en laissant sur la grève courte du fleuve, parmi les racines inondées, deux veilleurs et un canot pour l'attendre ?

Elle revint à Erickson, sondant son regard pâle et impénétrable.

– Vous a-t-il dit où il allait ?

Erickson secoua la tête. Il parut hésiter, puis retirant sa pipe de ses lèvres, il murmura :

– On lui a apporté un message !

– Qui cela ? Un Indien ?

– Je ne sais pas. Mais monseigneur paraissait être au courant. Je l'ai seulement vu lire le pli, puis l'ai entendu donner l'ordre de descendre un canot avec seulement deux rameurs. Il m'a prévenu de prendre la veille, qu'il allait à terre et serait de retour dans une heure ou deux.

Angélique était subitement comme dégrisée. Toutes sensations l'avaient quittée, trouble ou tremblements. Elle était devenue lucide et froide. Voilà ! c'était bien ce dont elle avait été avertie dans son sommeil. Le danger. Ils avaient pénétré dans le territoire du roi de France, même en terre inhabitée, l'embûche.

Elle dit au Norvégien : « Bien ! » et s'éloigna à pas lents. Elle redescendit jusqu'à sa cabine.

Tout à coup, elle agissait très vite.

Elle battait le briquet, allumait les lampes, raflait dans un tiroir son pistolet, son sac d'amorces, sa corne à poudre. Promptement elle arma son pistolet puis le glissa à sa ceinture.

Elle remonta. Elle cherchait autour d'elle. Que cherchait-elle en cette nuit amère, au parfum de saumure et de sous-bois calciné ?

Un homme d'équipage passa non loin d'elle en enfilant son buffletin et en bâillant. Ayant perdu à une suprême partie de dés, il regagnait son hamac. Elle reconnut Jacques Vignot, le charpentier de Wapassou. Ce fut comme une illumination. Elle sut ce qu'elle devait faire.

– Jacques, lui dit-elle, allez chercher pour moi Kouassi-Ba et Enrico Enzi. Dites-leur d'être armés et de me rejoindre à la coupée.

Elle regagna la dunette, cette fois, aperçut le contremaître qui avait pris le quart.

– Erickson vous attend en bas. Madame, lui dit-il. Erickson avait fait descendre déjà un canot à la mer.

– J'ai pensé que vous aussi, Madame, vous désiriez vous rendre à terre. Alors permettez que je vous accompagne car M. de Peyrac pourrait m'en vouloir de ne pas l'avoir fait.

Elle comprit qu'il était de même inquiet et qu'il avait sauté sur ce prétexte, profitant de l'initiative d'Angélique pour tourner une consigne qui l'embarrassait fort. À lui aussi, son maître donnait parfois du fil à retordre. Et le dévouement qu'il lui portait était cause de bien des tourments. L'indépendance et le goût du risque de Joffrey de Peyrac ne tenaient pas toujours compte des angoisses de ceux qui lui étaient attachés.

– Monsieur Erickson, je crois que nous nous entendons bien, lui dit Angélique en lui dédiant un sourire reconnaissant.

Sur la demande d'Angélique, Erickson fit venir le pilote laurentin qu'ils avaient engagé depuis Gaspé. Angélique désirait se renseigner sur ce lieu désert, près d'un cap où la flotte avait mouillé ce soir.

– Qu'est-ce que c'est Sainte-Croix-de-Mercy ?

– C'est... ma foi, c'est rien !

– Mais encore, qu'y a-t-il à Sainte-Croix-de-Mercy... Un campement indien ? un poste de traite ?... un hameau ?

– Rien, répéta l'homme.

« Alors !... qu'avait-il à faire Joffrey de Peyrac dans un endroit où il n'y avait RIEN ? » se dit-elle.

– ... Tout juste, là-haut...

– Quoi ?

L'homme pointait un doigt vers le sommet de la falaise.

Un ancien petit hospice de capucin, en ruine, où les Indiens parfois entreposent leurs fourrures à l'époque de la traite.

Qui avait pu donner rendez-vous à Joffrey en ce coin perdu ?

Ceux qu'elle avait fait demander les rejoignirent. Le Noir Kouassi-Ba, le Maltais Enrico, Vignot le charpentier.

Le groupe descendit dans la chaloupe et peu après ils abordèrent. Erickson laissa les deux rameurs de la chaloupe avec les sentinelles qui gardaient le feu. Il demanda à celles-ci de leur indiquer en quelle direction M. le comte s'était éloigné avec son écuyer. Ils leur indiquèrent l'amorce d'un sentier.

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