Chapitre 16
En compagnie d'Octave Malaprade, Angélique achevait son inventaire. Dans le magasin de Katarunk, il y avait d'amples provisions de maïs, de salaisons et deux coffres en Dois assez bien garnis, des pièces de viande séchée pendues aux solives et même des jambons qui ne paraissaient point de chair sauvage. O'Connell avait élevé des cochons. Pour les chevaux était prévue une sorte de choucroute d'herbages suris dont Angélique avait vu l'amoncellement dans un coin de la cour, derrière les bâtiments.
– L'Irlandais, auquel M. le comte a confié ce poste pendant son dernier voyage, m'a dit qu'il avait élevé quelques porcs venus d'Europe, disait Malaprade. Il en reste encore quatre ou cinq qui paissent dans la forêt et qu'il faudra ramener avant les premières neiges dans l'enclos. On les engraissera quelque temps avec des déchets et on pourra ensuite les tuer pour la Noël. Ainsi prévoyons-nous cinq cents aunes de saucisses, trois cents livres de petit salé, une dizaine de beaux jambons et cent aunes de boudin noir ou blanc. Voici donc de quoi tirer l'hiver sans ennui, même si le gibier se raréfie...
– Cela dépend surtout de la communauté que nous aurons à nourrir, monsieur Octave, répondit Angélique. Si nous devons entretenir toute une garnison, comme en ce moment...
L'homme grimaça :
– Telle n'est pas l'intention de M. le comte. Il m'en a informé ce matin. Si j'en crois les prévisions, ces messieurs du Canada et leurs sauvages nous quitteront demain, à la prime aube.
– O'Connell, c'est ce gros homme rond et roux, n'est-ce pas ? Il n'est jamais là et quand on l'aperçoit, il semble un peu égaré.
– Précisément, c'est la vivacité de ces messieurs canadiens qui l'égare et, surtout, celle du révérend père jésuite qui est passé ce matin. O'Connell s'est embarqué avec les Indiens Abénakis pour descendre le fleuve jusqu'à la mission où il veut recevoir la bénédiction du grand missionnaire et se confesser. Je suis moi-même bon catholique, madame, mais j'estimais qu'aujourd'hui le plus pressé était de savoir où nous en étions de nos vivres. L'hiver approche et ce n'est pas une plaisanterie d'hiverner en ces contrées même si l'on s'est assuré des réserves importantes...
– Vous avez déjà séjourné dans ce pays ?
– J'y ai traîné mes bottes avec M. le comte l'an dernier, oui.
Tout en devisant avec son majordome d'occasion, Angélique continuait à dénombrer les produits d'alimentation entreposés. Il y avait quantité de baies séchées, même des champignons également sèches... Un appoint, mais qui ne serait pas à négliger lorsque, vers la fin de l'hiver, les corps fatigués se lasseraient des salaisons et des conserves. Elle se souvenait de la théorie du vieux Savary, le voyageur, qui disait que, sur les bateaux de haute mer, on mourait moins de scorbut si l'on consommait chaque jour une poignée de fruits sèches, à défaut de fruits frais.
– On les fera tremper dans l'eau et l'on en garnira ensuite des tartes ou tourtes. Oh ! Je sais ce qui me manque, Octave, c'est de la farine blanche pour pétrir un gâteau, ou à défaut une bonne miche de pain. Voici des jours que nous en sommes privés.
– Je crois qu'il y a là quelques sacs, dit le Bordelais.
Angélique se réjouit de la trouvaille. Mais Malaprade fronçait les sourcils en examinant le contenu des sacs.
– Nous n'avons guère plus de vingt livres de farine blanche. Le reste, c'est du seigle et de l'orge. Et, de plus, il s'agit de farine achetée aux Bostoniens. Donc un blé pauvre, mal moulu. De la poussière... les Anglais, vraiment, n'y connaissent rien. Qu'importe, nous allons quand même nous offrir un quignon de pain ce soir. Avec comme levain de la bière d'épinette...
Octave Malaprade mit de côté dans une calebasse la quantité de farine nécessaire à la réalisation de ce projet luxueux. Il inscrivait au fur et à mesure la liste des provisions sur une écorce de bouleau tendue entre deux baguettes de sapin. Il nota trois roues de fromage, des barils de choux aigres, des tonneaux d'huile ainsi que des pots de graisse, des pois secs, des haricots et, sur des bat-flanc, un étalage de courges et de citrouilles bien rangées. Leur inspection les ayant réconfortés tous les deux, Angélique se sentit plus utile devant un avenir qui reprenait des tournures familières.
Hélas ! L'instant suivant se chargea de lui rappeler les réalités de sa nouvelle existence. En sortant du magasin, ils se trouvèrent nez à nez avec une foule d'Indiens qui s'étaient massés là en silence. C'est à peine s'ils purent franchir le seuil pour se glisser tous deux au-dehors. Le Bordelais, croyant à une tentative de pillage, s'empressa de refermer le vantail de bois derrière lui en bloquant tous les loquets.
– S'ils réussissaient à pénétrer ici, ils nous dévaliseraient !... Que veulent-ils ? Qu'est-ce qui leur prend ?
Il connaissait quelques mots de langue indigène. Mais ses questions demeurèrent sans réponse.
Le lieutenant de Pont-Briand, à grands coups de coude, se fraya un passage jusqu'à eux. Il saisit Angélique par le bras et interposa entre elle et l'assaut malodorant des Indiens le rempart de sa remarquable carrure.
– Ne vous affolez pas, madame. Je me suis aperçu que vous étiez en difficulté ; que se passe-t-il ?
– Le sais-je moi-même ? Je ne comprends rien à ce qu'ils réclament !
Les Indiens s'adressèrent au lieutenant. Ils criaient tous à la fois et paraissaient ou angoissés ou extasiés.
– La légende de votre rencontre avec la tortue, signe de l'Iroquois, a voyagé toute la nuit d'un wigwam à l'autre. Ils veulent savoir par vous-même si l'Iroquois est vraiment vaincu et si vous l'avez enchaîné... Pour eux, voyez-vous, le symbole et le songe ont plus d'importance que la vie réelle... Mais ne craignez rien. Je vais vous débarrasser de leur curiosité.
Il parla aux Indiens avec beaucoup de conviction et ceux-ci consentirent à s'éloigner, tout en palabrant entre eux avec animation.
Pont-Briand était heureux de cette occasion qui lui avait été donnée d'approcher Angélique et de se pencher vers elle comme pour la protéger. Il percevait le parfum de sa peau, mais elle ne fut pas dupe, et se dégagea de la main qui tenait son bras.
– Madame, j'aurais voulu vous poser une question.
– Posez toujours votre question.
– Est-ce vraiment bien vous le tireur infernal qui hier m'a mis en si mauvaise posture ? On me l'a dit mais je ne peux y croire.
– C'est pourtant exact. Et croyez que je n'ai jamais eu affaire à pareil entêté. J'ai bien cru que j'allais être obligée de vous casser au moins un bras pour vous arrêter, car j'avais ordre de vous empêcher d'atteindre l'autre rive. Décidément, lieutenant, je crois qu'il vous en faut beaucoup pour comprendre ce que l'on vous signifie, ajouta-t-elle en lui glissant un regard entendu.
Il comprit qu'elle trouvait sa cour trop pressante, et déplacée. Mais il ne pouvait se résigner à la quitter. Comme il était venu pour la tirer d'embarras, elle s'entretint encore quelques instants avec lui, puis le laissa sur un signe de tête et un sourire discrets. Il resta troublé et titubant, comme un homme ivre. L'air frémissait devant lui et il y voyait danser l'éclat de son sourire ; il y avait eu du chemin parcouru depuis la veille et l'avant-veille. Le monde, pour lui, s'était bouleversé, et n'avait plus le même goût, ni la même couleur. Mais pourquoi Loménie avait-il refusé le combat avec Peyrac ? Lui, Pont-Briand, le premier, il aurait mis la main sur elle et il aurait acquis ainsi le droit de l'emmener captive à Québec... pour la convertir. « N'ai-je pas le droit, moi aussi, de gagner au ciel une âme égarée ?... Et, ainsi, je l'aurais prise dans ma maison. »
Par quel maléfice le grand diable noir au visage masqué les avait-il tous circonvenus, au point de les rendre, eux Français de Canada, doux et dociles comme des moutons ?...
« Méfie-toi, frère, méfie-toi des maléfices ! et qu'importe, après tout, se dit-il, si c'est elle la Démone de l'Acadie et si elle vient de l'Enfer ! Je veux bien y aller avec elle !... »