Chapitre 8
Avec leur subite solitude, leur aventure à eux commencerait. Ils étaient seuls, n'appartenant à aucune nation, ne représentant aucun roi. Lorsque les Iroquois viendraient demander son alliance, ils traiteraient avec Joffrey de Peyrac, comme avec un monarque, parlant en son propre nom.
Sans oser trop y croire, ils regardaient le poste reconquis. Et, le soir, ils fêtèrent joyeusement « en famille » leur victoire et leur indépendance sauvée. Les gobelets de vin levés vers Joffrey de Peyrac honoraient l'habileté du chef qui, une fois de plus, les avait sortis d'une mauvaise passe.
Et cette nuit-là, Angélique ressentit une exaltation nouvelle à serrer dans ses bras celui qui les défendait tous et ne les trompait pas dans leur confiance et à sentir ses lèvres impérieuses qui savouraient les siennes, comme s'il avait voulu, le danger passé, goûter la revanche du sort.
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Pour attendre la délégation iroquoise, Joffrey de Peyrac revêtit son pourpoint de velours rouge, brodé de fleurs d'argent et de perles de jais. Il avait des éperons d'argent à ses bottes de cuir noir. La main sur la poignée d'argent de son épée, il attendit devant le fort. Les six Espagnols de sa garde portaient des armures et des morions étincelants, et se tenaient à sa gauche, figés avec leurs hallebardes, alors qu'à sa droite six de ses matelots se tenaient également au garde-à-vous, habillés d'une sorte d'uniforme aux coloris éclatants : casaques mi-partie jaune et écarlate, culotte écarlate, bottes de cuir fauve, uniforme qu'il avait fait composer par un tailleur de Séville pour la livrée de sa maison. Les occasions étaient rares où il donnait aux siens l'ordre de se mettre en costume de parade. Le Nouveau Monde, sauf en ses territoires d'obédience espagnole, se prêtait mal aux fastes de l'Ancien. Le plus souvent, on abordait les terres du Nord riche de sa seule chemise. Tel était le cas de ceux qui avaient fui les persécutions religieuses, comme les Puritains d'Angleterre ou les Huguenots de France, et les Jonas traînaient depuis La Rochelle le même modeste baluchon contenant tous leurs biens.
Joffrey de Peyrac, lui, était venu après s'être enrichi par la recherche des trésors dans les Caraïbes. Il pouvait donc donner à sa propre colonisation une allure plus somptueuse. En montant vers le poste, les Iroquois s'interrogeaient sur les brillances, les étincellements et les chatoiements qui les accueillaient et qui s'ajoutaient à ceux du décor automnal. Le vent qui était vif couchait l'herbe nacrée.
Swanissit portait son fusil à crosse de nacre en travers de ses bras. Ils étaient cinq : Swanissit, Outtaké, Anhisera, Ganatuha et Onasatégan. Le torse nu, l'estomac vide, et leurs simples pagnes de peau flottant au vent.
Onasatégan était le chef des Onnontagués, et Ganatuha l'un des plus valeureux capitaines des Onéiouts, et Anhisera qui pouvait porter la parole des Cayugas, car il était frère de sang de leur chef, quoique lui-même de race Sénéca...
C'étaient donc les plus considérables parmi les représentants des Cinq Nations de la vallée du maïs qui venaient faire alliance avec l'Homme du Tonnerre, et ils avaient pris ce risque par amour de leurs peuples, mais les sentiments qui emplissaient leurs cœurs étaient mitigés de méfiance qu'ils essayaient de déguiser sous de l'arrogance. Angélique se demandait en les regardant s'avancer, du haut du rempart, quels sentiments véritables emplissaient ces cœurs farouches et elle croyait percevoir leur méfiance, leur inquiétude et leur douleur. Car Swanissit leur avait dit : « Les Cinq Nations ne sont plus ce qu'elles étaient jadis. Il nous faut maintenant essayer de nous entendre avec les Blancs. »
Le destin des Iroquois était en train de se « tisser » de façon subtile avec l'existence d'Angélique. Était-ce pour avoir tenu la vie du chef Outtaké à la pointe de son poignard ou à cause de cette histoire de la tortue qui flottait entre eux et elle ?... Le matin, avec Honorine, elle avait trié les plus belles perles parmi les « rassades » de pacotilles destinées à la traite.
– C'est pour remettre personnellement au vieux Swanissit, s'il vient encore nous visiter. C'est un homme très respectable.
– Oui, je l'aime bien aussi, déclara Honorine. Il était gentil avec le petit garçon. Pourquoi le petit garçon est-il parti avec les Français ? Il nous aurait appris à tirer de l'arc.
Angélique aurait, elle aussi, volontiers gardé l'enfant canadien. Mais la question ne s'était pas posée.
À mi-chemin de la colline, les Iroquois trouvèrent les présents que Joffrey de Peyrac avait fait déposer pour eux, ainsi qu'une ceinture de wampum d'une grande valeur, qu'il avait sortie de ses coffres.
Swanissit et les siens, lorsqu'ils eurent déchiffré le message tracé par les perles de porcelaine blanc et bleu de nuit, manifestèrent leur contentement.
Ils se regardaient en hochant la tête et en disant : « Cela est bien ! cela est de valeur !... »
Swanissit devait rappeler aux autres que ce collier faisait partie, naguère encore, du plus grand trésor des Mohicans. Que le comte de Peyrac l'eût en sa possession montrait la valeur de ses alliances et quelle importance les grandes tribus du Sud lui octroyaient. Mais qu'il le leur présentât faisait battre leur cœur. À la seule pensée qu'ils pourraient le ramener parmi eux, ils étaient envahis de fièvre. Swanissit se voyait déjà pénétrant dans les cités des Longues Maisons, en portant la précieuse bande de wampum sur ses deux mains à plat. L'émotion du peuple à cette vue faisait déjà tressaillir ses entrailles. Ils posèrent leurs armes : arcs et carquois, et le mousquet à la crosse de nacre, et le calumet de pierre rouge. Il n'en avait qu'un, pauvre et grossier, et sa pierre était froide car il n'avait pas été bourré depuis de bien longs mois...
Ils le posèrent et ils soupirèrent, en voyant proches, parmi les présents des Blancs, sur des peaux tannées, des tresses brunes de tabac, du meilleur, celui de Virginie, dont l'odeur délicieuse flatta leurs narines.
Qu'il serait agréable de fumer bientôt, autour d'un feu, dans la joie des promesses échangées !
Mais il ne fallait pas, par tentation du bien-être, négliger les arcanes rituelles et compliquées de pourparlers aussi importants où se jouait l'avenir de la Ligue iroquoise. Angélique, cette fois, avait demandé à son mari de ne pas être obligée d'assister à la cérémonie. Malgré le rôle qu'elle avait, un peu malgré elle, joué dans la préparation de cette entrevue, elle ne pensait pas que sa présence fût nécessaire. Nicolas Perrot lui avait expliqué, insista-t-elle, que si, dans la société iroquoise, les femmes et surtout les mères ont le droit de parole, elles ne s'expriment devant le Conseil des Hommes que par la voix de leur secrétaire qui est, en général, choisi parmi les jeunes gens. De plus, elle souffrait depuis le matin d'une migraine affreuse et elle ne se sentait plus le courage d'affronter pendant des heures les caquetages criards des Indiens, leur odeur puissante, leurs rots et leurs reniflements essuyés de la main ou des cheveux. Joffrey de Peyrac convint que si les chefs ne réclamaient pas impérativement sa présence, elle était libre de ne pas se présenter. Tout au fond, elle éprouvait de l'appréhension à se retrouver devant Outtaké, le chef des Mohawks. Plus volontiers, elle aurait salué Swanissit et elle lui fit porter par Nicolas Perrot, pour excuser son absence, la « rassade » de perles de Venise qu'elle avait triées pour lui. Lorsqu'elle vit que les salutations avaient été échangées et que les pourparlers commençaient, elle se retira, un peu frileuse, dans la petite habitation et passa l'après-midi en compagnie de ses amis et des enfants.
De temps à autre quelqu'un venait les tenir au courant des négociations.
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Par scrupule, par amour-propre, parce qu'il avait très faim et que les vapeurs appétissantes qui venaient de la cour du poste le torturaient du désir de bâcler ses longues périodes oratoires, le vieux Swanissit avait prolongé les discours au delà des limites de la patience humaine. Mais celle du comte de Peyrac paraissait infinie. Swanissit avait rappelé longuement que s'ils n'étaient que cinq aujourd'hui, c'est qu'il avait laissé Tahoutaguète à la tête de ses partisans, ceux qui étaient encore dans la forêt et ceux qui commençaient à passer le fleuve en aval. Ils étaient nombreux, très nombreux, 1 000 peut-être, beaucoup plus que ne le soupçonnaient les Français qui étaient partis. Si, lui, Swanissit, discernait que l'Homme du Tonnerre avait cherché à l'endormir, que ses promesses étaient fallacieuses, qu'il voulait seulement affaiblir l'Iroquois en lui faisant enterrer la hache de guerre, pour aider ensuite les Français à mieux tromper les Cinq Nations, qu'il prenne garde et qu'il bourre tout de suite ses armes, car, avant de regagner leurs terres, les Iroquois se réjouiraient de rôtir quelques-uns de ces Blancs audacieux et trompeurs. Il y avait de belles chevelures parmi eux. « La tienne et celle de tes fils, Tekonderoga. Et celle de ta femme aussi. Mais ce n'est pas moi qui l'arracherai, celle de ta femme, commenta le vieux chef comme s'il s'y voyait déjà, car si, je te le répète, il faut que tu l'entendes, de ma vie, je n'ai tué, ni scalpé une femme ou un enfant. Je mourrai sans avoir attenté à la vie d'une seule femme ou d'un seul enfant, dans la tradition ancienne de nos peuples.
« Je ne pourrais en dire autant de la nouvelle génération de guerriers, fit-il en jetant un regard méprisant aux trois autres chefs, qui étaient pourtant des hommes faits, ceux-là ont appris de vous, Blancs, à ne pas respecter ce qui donne la vie, et ce qui assure l'avenir, ceux-là ont accroché des chevelures de femmes à la porte de leur wigwam. Pouah ! Les hommes de mon peuple seront bientôt des êtres aussi vils et dénués de noblesse que vous autres Blancs. Mais je dois quand même les défendre et préparer cet avenir.
Peyrac, calme et digne, laissa passer menaces et commentaires. Il sut apaiser la méfiance de Swanissit qui se traduisait par cette hargne anticipée. L'œuvre fut longue et ils se seraient tous retrouvés là encore, au crépuscule, si le temps ne s'était subitement assombri. Le vent tomba, remplacé par une brume épaisse qui monta du fleuve et des lacs avec une rapidité foudroyante, recouvrant tout jusque par-delà les cimes de sapins et les sommets des montagnes à la façon irrésistible d'un océan.
Il fallut donc ramasser, présents, wampums et calumets, et s'enfermer dans le poste. On alluma dans l'âtre de la grande salle des feux énormes. On fit bombance, de viande grasse, de maïs odorant et de baies acides. On s'enivra de tabac, de fumée bleue et d'alcool transparent. L'accès de ce paradis fut refusé à tous ceux qui n'avaient pas des capacités d'absorption et de résistance reconnues par l'expérience d'une longue vie de banquets sauvages ou d'orgies flibustières.
Florimond et Cantor, entre autres, furent renvoyés à la petite habitation afin de partager le repas des enfants, des femmes et des gens sobres ou de ceux qui avaient le foie délicat. Angélique rit beaucoup de leur mine déconfite. Le jeune Breton Yann s'était joint à eux disant franchement qu'il n'aimait pas trop boire, ni manger sans cesse de l'ours bouilli et que les saouleries monstrueuses des Indiens le faisaient vomir.
Le Maltais Enrico Enzi vint aussi demander l'hospitalité. C'était lui qui avait le foie délicat. Ç'avait été la honte de sa vie, mais comme il avait aussi la réputation d'un habile manieur de couteau, il ne trouvait plus guère de moqueurs devant lui lorsque, le teint plus jaune, il repoussait un verre de vin ou d'alcool.
Les dames firent en sorte que la soirée en leur compagnie se passât gaiement. L'on joua de la guitare et du fifre, l'on chanta. Il y avait des beignets et des bonbons de sucre parfumé à l'anis que les enfants avaient confectionnés sur la pierre de l'âtre. Maître Jonas raconta une histoire de loup-garou de la province saintongeaise. Il y avait longtemps qu'il ne l'avait pas racontée. De temps en temps il perdait le fil. Ce n'était pas tant par défaut de mémoire. Il s'en souvenait fort bien, au contraire, mais c'est qu'il ne l'avait plus contée depuis que ses deux fils avaient été enlevés un beau matin par les jésuites de La Rochelle et n'avaient jamais été retrouvés.
Il parvint courageusement jusqu'à l'épilogue, et l'intérêt que tous témoignèrent à son récit fut sa récompense. Florimond et Cantor n'étaient pas les derniers à réclamer un autre récit. Ensuite chacun alla dormir. Angélique recommanda à ses deux garçons de rester à dormir là, car, dans l'autre maison où ils se logeaient, le bruit des festivités les empêcherait de reposer. Ils s'enroulèrent dans des couvertures et s'étendirent à même le dallage devant le feu. La brume donnait sommeil sans qu'on s'en avisât.
Elle pesait sur la nature d'une pression douce et ouatée, toute traversée dans son opacité de bruits mouillés et confus, imprégnée d'un silence trouble. Aux quatre coins du poste sur les plates-formes, les sentinelles écarquillaient en vain les yeux et les oreilles, cherchaient à surprendre la signification de ces égouttements, de ces froissements, de ces clapotements qui leur parvenaient de façon imprécise, plutôt des soupirs, des échos feutrés que les brumes changeantes se renvoyaient. Il y avait des batraciens du côté du fleuve, des engoulevents et des chouettes du côté de la forêt. L'absence des Indiens Métallaks et Narandsouaks, qui avaient déserté leur campement, faisait la nuit plus opaque. Une autre nuit, on y eût vu briller, même à travers le brouillard, les tisons des foyers, on eût perçu l'odeur de la fumée filtrant entre les écorces des ronds wigwams, on eût entendu les pleurs des bébés.
Mais, ce soir, rien.
Le poste de Katarunk gisait au fond de la nuit, comme une épave au fond de l'océan.