Chapitre 1

Le soir fumeux était venu, avec son cortège de feux rouges et de lumières perçant le bleu froid de l'obscurité.

Dans la petite habitation, un hurlement s'éleva, aigu, hystérique. Angélique était en train de disposer des écuelles sur la table pour le souper des enfants. Le cri venait de la chambre de gauche, de sa propre chambre, où quelques instants auparavant Elvire venait d'entrer pour préparer le lit.

Angélique pensa :

« Ça y est, voilà le massacre qui commence ! »

Et elle bondit, la main sur la crosse de son pistolet qui ne la quittait pas. Au milieu de la pièce, elle aperçut un Indien qui tenait par le poignet Elvire à moitié folle de terreur. Celui-là était encore plus hideux et effrayant que celui qu'elle avait aperçu hier sur la colline. Son visage grumeleux, défiguré par les marques de la petite vérole, était en outre barbouillé de suie ainsi que son torse et les membres nus. Un lambeau de chiffon rouge et sale retenait sa mèche de scalp si haute et si échevelée qu'elle lui donnait l'aspect d'un porc-épic. Son odeur emplissait la pièce. Elle pensa :

« Un Iroquois ! »

Il venait de plaquer son autre main sur la bouche d'Elvire qui, après s'être débattue, suffoquée, glissa évanouie.

Angélique leva lentement son arme, hésita. L'Indien, les yeux fulgurants, prononçait des mots étouffés qu'elle ne comprenait pas, mais elle devinait, à sa mimique, qu'il l'adjurait de se taire.

– Ne bougez pas, dit-elle aux Jonas qui se tenaient contre la porte de la chambre.

Voyant qu'ils ne donnaient pas l'alerte et que le silence était retombé, l'Indien porta la main à son pagne crasseux et en retira un petit objet qu'il tendit dans la direction d'Angélique. Il lui faisait signe de venir jusqu'à lui, comprenant que, s'il s'approchait d'elle, elle s'effraierait. Avec circonspection, elle s'avança. L'objet qu'il lui présentait était une bague de cornaline et elle reconnut, inscrit dans la pierre rouge, le sceau du Rescator... le sceau de son mari. Une parole qu'il avait prononcée la veille au soir lui revint en mémoire.

« J'ai là-bas, aux Iroquois, quelques capitaines qui me sont acquis. »

Elle interrogeait du regard les yeux obliques du sauvage.

– Tekonderoga, Tekonderoga, répétait-il de sa voix rauque et monocorde.

– Peyrac ?

Il approuva énergiquement.

– Nicolas Perrot ? demanda-t-elle encore.

Un nouveau signe affirmatif tandis qu'une lueur de contentement glissait sur l'horrible visage.

– Je vais aller lui porter cette bague...

L'Indien jeta sur son bras, comme une serre, sa main graisseuse. Il répétait un mot d'un air menaçant et elle comprenait qu'il réclamait son silence. Les Jonas se cramponnaient à elle.

– Ne nous laissez pas seuls avec ce démon...

– Eh bien, allez-y, vous, monsieur Jonas. Dites à mon mari que... quelqu'un le demande. En voyant cette bague, il comprendra, sans doute, et ne parlez à personne. Il me semble que ce sauvage nous recommande la plus grande discrétion.

– C'est un Iroquois, je suis sûre que c'est un Iroquois, balbutia Mme Jonas en s'effondrant à genoux près de sa nièce évanouie.

L'Indien aux aguets tenait toujours Angélique par le bras. Lorsque le comte de Peyrac et le coureur de bois canadien apparurent dans l'encadrement de la porte, il la lâcha et salua en lançant une rauque onomatopée de bienvenue.

– Tahoutaguète ! s'exclama Nicolas Perrot.

Et, après s'être congratulé avec le sauvage :

– C est Tahoutaguète, le chef en second des Onnontagués, dit-il.

– Alors ce n'est pas un Iroquois ? demanda Mme Jonas pleine d'espoir.

– Si fait ! C'en est un et même des plus féroces... Un grand personnage des Cinq Nations. Ah ! Ce vieux Tahoutaguète, quel plaisir de le revoir ! Mais par où est-il entré ?

– Par la cheminée, fit la voix faible d'Elvire qui revenait à elle. J'étais là en train de faire la couverture du lit, lorsqu'il a dégringolé dans le feu, sans aucun bruit, comme le diable de l'Enfer.

Peyrac regardait avec satisfaction l'Iroquois.

– Il m'a rapporté la bague que je lui avais confiée. Elle devait m'aider à reconnaître leur messager si un jour leur Conseil acceptait de parlementer avec moi...

– Ce jour donc me semble arrivé, dit Perrot, mais le moment de la rencontre est plutôt mal choisi. Si jamais les Hurons, Algonquins et Abénakis et tous les Français qui rôdent au-dehors se doutent qu'il y a un Iroquois ici, et surtout que c'est Tahoutaguète, je ne donne pas cher de son scalp. Écoutez, vous autres, dit Perrot aux Jonas. Vous allez vous retirer dans la salle voisine et vaquer à votre repas. Si jamais quelqu'un se présente, ne dites rien et oubliez que vous avez vu cet homme.

– Ce sera difficile, murmura Elvire qui se relevait.

Angélique était allée chercher une portion de ragoût, et Joffrey de Peyrac la présenta à l'Iroquois ainsi qu'une tresse de tabac en signe d'hospitalité. Mais le sauvage s'écarta avec des gestes de dénégation véhémente.

– Il dit qu'il ne veut ni manger ni fumer avant que nous ayons fait connaître nos décisions au Grand Conseil des Cinq Nations.

L'Iroquois alla s'accroupir devant l'âtre. Il rassemblait les braises que sa chute avait dispersées, jetait dessus du petit bois. Puis il prit à sa ceinture une bourse contenant un peu de farine jaunâtre et très fine. Après en avoir fait tomber une certaine quantité dans le creux de sa main, il jeta un mot en tendant la main dans la direction de Nicolas Perrot.

– De l'eau, dit celui-ci.

Dans un coin il y avait une cruche d'eau fraîche. Angélique la tendit à Perrot qui en versa quelques gouttes dans la main du sauvage.

De l'index, celui-ci mêla eau et farine. Cela donna une pâte translucide, de peu appétissant aspect, qu'il avala par petites bouchées. Ce frugal repas achevé, il rota, s'essuya les mains à ses mocassins et commença à parler.

Nicolas Perrot, accroupi dans la même position, en face de lui, l'écoutait avec une patience amicale, sans laisser paraître aucun de ses sentiments et traduisait ensuite scrupuleusement. Joffrey de Peyrac se tenait sur un escabeau, entre eux deux. Angélique s'était assise sur le lit, dans l'ombre. Voici les paroles que Tahoutaguète, sans paraître songer aux dangers qui pesaient sur lui, seul Iroquois, ayant pénétré au cœur du camp ennemi, apporta à celui qu'ils avaient surnommé Tekonderoga, c'est-à-dire l'Homme du Tonnerre.

– Il y a dix lunes, toi, Tekonderoga, que nous appelons l'Homme du Tonnerre parce qu'il paraît que tu peux faire exploser les montagnes, tu nous as envoyé des présents et deux colliers de Wampum. Il n'a échappé à personne que ces porcelaines étaient d'une valeur inestimable, de celles que l'on échange entre grandes nations, pour les grands traités seulement. Aussi, Swanissit, chef suprême, s'est-il informé de l'homme blanc qui désirait l'alliance des peuples de la Longue Maison au point d'y mettre un prix considérable jamais encore payé.

« Tu m'avais aussi donné ta bague et je parlais pour toi. Et ces autres présents, lui dis-je, étaient-ils à négliger ? De la poudre, des balles, des pièces de drap rouge que ni la pluie ni le soleil ne peuvent faire pâlir, des chaudrons sonnant sous les doigts, d'un métal si noir et si solide que nous n'avons pas voulu les consacrer à la prosaïque nourriture de chaque jour, mais les réserver à nos morts, des haches et des coutelas si étincelants qu'on pouvait y mirer son visage, et enfin une poignée de coquillages si rares que je ne sais sur quel Wampum d'alliance solennelle nous oserions les coudre, et enfin un fusil sans mèche, qui cache son étincelle dans ses entrailles, et dont la crosse est tout incrustée de nacre et que Swanissit porte avec lui depuis, sans qu'il ne l'ait jamais trahi.

« De plus, tu nous promettais une poudre magique pour fertiliser nos plantations et tu nous conviais à venir à Katarunk, ici même, conclure une alliance.

« Ayant vu tout cela, Swanissit a pensé dans son cœur, et il a réuni le Conseil des Mères et aussi celui des Anciens et il leur a dit qu'il fallait accepter de s'entendre avec un Blanc qui n'obéissait ni aux Anglais, ni aux Français, ni aux Robes Noires et qui, de plus, était généreux.

« Car Swanissit est vieux, comme je suis vieux moi-même, et nous savons, tous les deux, que les peuples des Cinq Nations ne sont plus, hélas ! ce qu'ils étaient jadis. Les guerres incessantes nous ont affaiblis et la traite des fourrures qui nous occupe trop fait que nous négligeons nos cultures, de sorte qu'il y a de grandes famines qui nous déciment l'hiver. La jeunesse voudrait toujours être sur le sentier de la guerre pour venger ses morts et ses insultes, mais « Assez de morts, dit Swanissit, sinon le peuple iroquois cessera d'être grand et redouté. Grâce à ce Blanc puissant et providentiel, nous voyons le moyen de reprendre haleine car un jour proche il sera plus fort que les Français de Canada et il réussira l'alliance des peuples dans la paix, ainsi qu'il est prédit et chanté dans notre « saga de Hiawatha ». »

« Voilà ce que disait Swanissit, et une grande partie de la nation l'a compris. Nous sommes donc venus pour te rencontrer, Blanc du Tonnerre, mais qu'avons-nous trouvé à Katarunk ? Nos ennemis qui nous attendaient pour nous achever !

Nicolas Perrot ne se laissa pas impressionner par son indignation peut-être feinte. La délégation à l'Homme du Tonnerre n'avait pas été le seul but du voyage des envoyés iroquois.

– Est-ce que, durant ce voyage vers Katarunk, vous n'avez pas poussé un peu plus loin à l'Est ? demanda Perrot d'un ton innocent.

– Certes, nous avions un petit compte à régler avec les Iroquois de la rivière Saint-Jean.

– Est-ce que vous n'avez pas aussi brûlé quelques villages par là-bas, massacré les habitants ?

– Bah ! À peine quelques-uns de ces putois rouges que les Français adorent tant, mais qui, en fait, ne savent même pas planter dans la terre un épi de maïs et une graine de tournesol, des sauvages et esclaves, quoi !

– Bon ! disons alors qu'au retour de votre campagne de guerre sur la rivière Saint-Jean vous avez décidé de passer par Katarunk pour y rencontrer l'Homme du Tonnerre...

– Mais qu'avons-nous trouvé ? répéta Tahoutaguète avec désespoir et colère. Est-ce toi, Tekonderoga, qui as préparé ce piège pour nous y faire tomber ? Tous nos pires ennemis rassemblés !... Et je ne parle pas seulement de ces traîtres de Hurons et d'Algonquins qui rêvent de nos scalps pour en obtenir un bon prix à Québec. Mais il y a aussi ce Loménie, le colonel, celui qui a promis à son Dieu fou de nous décimer tous avant de mourir, car cela est vrai que rien ne peut l'atteindre, lui, dans les combats, et il y a Pont-Briand qui marche sans bruit sur le sentier de la guerre, un Blanc qu'on n'entend pas venir, bien qu'il soit lourd comme un bison des plaines, et qu'y a-t-il encore avec eux ? Ah ! comment ai-je pu supporter la vue de ces félons ? Trois-Doigts qui fut mon frère aux Onnontagués, et Maudreuil qui fut le fils de Swanissit. Ils sont là, ils parlent de vengeance, eux qui ont agi avec une si grande traîtrise ! Trois-Doigts n'a-t-il pas tué deux de nos frères quand il s'est enfui de notre village, alors que pendant plus d'une année nous avions partagé la même chaudière ? Et Maudreuil, Swanissit l'a eu petit enfant. Il était beau, habile à la chasse, et nos cœurs ont été remplis de tristesse lorsque nous avons dû l'échanger contre deux de nos Principaux que les Français avaient faits prisonniers. Eh bien ! celui-là aussi, Trois-Doigts, il ne se souvient pas des bienfaits reçus de nos mains, ni de la chaleur de notre cabane, mais il est là, aujourd'hui, et il raconte qu'il veut venger la mort de sa famille, de son père, de sa mère, de ses sœurs que Swanissit a tués, jadis. Or ce n'est pas vrai. Swanissit n'a jamais scalpé de ses mains ni une femme, ni un enfant. Et Maudreuil le sait mieux que quiconque. Ce sont les Blancs qui nous ont appris à tuer les femmes et les enfants et qu'y pouvons-nous, nous les Anciens, si nos jeunes guerriers se sont mis à les imiter ? Mais pour moi qui suis vieux, je mourrai aussi dans la tradition de mes pères, sans avoir jamais tué ni une femme ni un enfant.

« Lorsque j'allais à Québec, combien de fois n'ai-je pas entendu moi-même les Français dire : « Fourbe comme un Iroquois » ?... Mais, dis-moi, qui est le plus fourbe de nous ou de ceux qui, comme Maudreuil et Trois-Doigts, trahissent les lois de l'adoption dont ils ont été nantis plutôt que de la mort... Vakia Toutavesa !

Il répéta à plusieurs reprises : « Vakia Toutavesa », ce qui signifie : « Cela me fait frémir et trembler jusqu'aux moelles »...

– Et la Robe Noire Etskon-Honsi qui est à Modesean ? Pour qui est-il venu ? Pour le Sortilège ? et notre envoûtement ? Et Piksarett, le chef des Patsuiketts, l'un de nos pires ennemis, et qui a bien trente chevelures de nos frères accrochées à la porte de son wigwam ? Pour qui est-il venu celui-là ?...

– Les Abénakis ont fait la paix avec les Anglais et avec le Blanc Tekonderoga, dit Perrot.

– Mais pas Piksarett. Piksarett n'est pas un Abénakis comme les autres. Pour un scalp d'Anglais ou d'Iroquois il trahira n'importe quelle paix !... Il n'entend qu'une voix, celle de la Robe Noire. Il proclame que le baptême est bon pour les Abénakis et que c'est ce Dieu des Blancs qui leur donne la victoire... La Robe Noire a tout pouvoir sur lui et la Robe Noire veut la destruction des Iroquois.

– Pourtant la Robe Noire ne commande pas aux armées. C'est le colonel de Loménie qui décide du combat. Or, le colonel veut lui aussi la paix avec Tekonderoga.

– Mais arrivera-t-il à retenir ses amis Abénakis ? Cela fait plusieurs jours que ceux-ci flairent nos traces... Ils ont même capturé Anhisera, le chef des Onéïouts, et l'ont à moitié grillé l'autre soir. Il leur a échappé et a pu nous rejoindre. En ce moment nous vivons dans des trous et n'osons nous approcher de ta demeure, tout empestée par la présence de ces chacals et de ces loups. Est-ce toi, Tekonderoga, qui nous as préparé ce piège ? répéta-t-il d'un ton solennel. Peyrac, par l'intermédiaire de Nicolas Perrot, lui expliqua brièvement que lui-même avait été surpris par l'incursion des Français et qu'il s'efforçait actuellement de les faire repartir chez eux sans dommages.

Contrairement à ce que l'on pouvait craindre, le plénipotentiaire iroquois ne parut pas mettre sa parole en doute, mais resta soucieux. Il avait déjà pressenti la vérité. La situation n'en demeurait pas moins grave pour eux.

– Sur l'autre rive nous leur échapperions plus facilement. Mais maintenant nous ne pouvons plus franchir le fleuve. Il y a trop de monde qui rôde entre Katarunk et Modesean. Nous sommes traqués dans la forêt. Crois-tu que nous puissions plus longtemps échapper à ces chiens qui sont sur nos pas ?... Tekonderoga, si tu es vraiment puissant, garantis-nous le passage du Kennebec... garantis-nous contre ces coyotes...

– Je pense pouvoir obtenir cela du colonel de Loménie, dit Peyrac. Vous n'avez commis aucun acte répréhensible dans les parages ?

– C'est toi seul que nous venions voir.

– Patientez encore jusqu'à après-demain. Les alliés des Français commencent à s'embarquer pour remonter vers le Nord. Beaucoup se seront alors éloignés et vous pourrez vous présenter en délégation de paix devant Katarunk.

Le visage de Tahoutaguète qui ressemblait à un gros tubercule terreux se plissa sous le fait de la réflexion. Puis il se redressa.

– Je crois que cela peut aller ainsi, dit-il. Si nos propositions de paix sont rejetées et que nous ne puissions passer le fleuve, au moins nos ennemis à combattre auront-ils diminué en nombre. Tu dis que les tribus repartent vers le Nord ?...

– Du moins, nous nous emploierons à hâter ce départ plus encore, dit Perrot.

– Maintenant le plus dur pour moi reste à faire, dit l'Indien. Convaincre Outtaké, le chef des Mohawks, qu'il est nécessaire de faire la paix avec toi. Tu sais qu'il faut l'accord de chacun des chefs de nos Cinq Nations pour qu'une action puisse être entreprise. Or, Outtaké ne veut rien entendre. Il dit que des Blancs on ne peut attendre que trahison et qu'il n'y a pas de Blanc qui puisse faire exception. Il est pour la guerre et pour la guerre seule. Il veut se jeter avec ses guerriers sur les Patsuiketts, tandis que nous attaquerions ici.

– Folie, tu le sais, toi, Tahoutaguète, et Swanissit le sait aussi. Ne peut-il convaincre Outtaké ?

– Tu connais Outtaké, dit l'autre d'un ton désabusé, son crâne est encore plus dur que le granit. Et surtout il a dit à Swanissit une chose terrible. Il a dit qu'il avait appris en songe que toi, Tekonderoga, l'Homme du Tonnerre, tu seras cause de sa propre mort, de la mort de Swanissit, le grand chef des Cinq Nations.

– Moi ? s'écria Peyrac en se levant à demi avec un élan de colère dans la meilleure tradition indienne, m'accuserait-il de traîtrise, ce misérable chef Mohawk que je n'ai jamais vu !

– Comment pourrais-tu être la cause de la mort de Swanissit puisque tu souhaites son alliance ?... C'est ce que Swanissit a répondu à Outtaké. Mais nous sommes troublés car nous n'ignorons pas que Outtaké est en amitié avec l'Esprit des Songes... Nous savons que c'est aussi un grand menteur car il raconte encore qu'il a entendu les Algonquins dire au bivouac que ton épouse avait vaincu le signe de l'Iroquois aux chutes de Moxie, preuve que tu prépares notre perte.

Les petits yeux rougeâtres du vieux Tahoutaguète allèrent de Peyrac à Angélique assise dans la pénombre. On sentait qu'il voulait recevoir des paroles d'espoir, mais que ces deux graves objections présentées par le chef Outtaké avaient trop ébranlé sa propre confiance envers le Blanc, Homme du Tonnerre, dont il avait été un des chauds partisans au Conseil.

– L'Iroquois souhaite-t-il la mort de mon épouse ? interrogea Peyrac. Swanissit et toi-même et les autres, aviez-vous décidé d'apparaître subitement devant elle afin que sa monture effrayée la précipite avec son enfant dans le gouffre ? Non, n'est-ce pas ? Et c'est cependant ce que la tortue a fait. Or, pas plus que je ne vous tiens responsables, toi et les tiens, de la faute de la tortue, pas plus vous ne devez prêter à ma femme qui l'a écartée de son chemin pour sauver sa vie l'intention d'avoir voulu nuire aux Cinq Nations ? Tu sais comme moi que la tortue est un animal capricieux et rêveur, et l'esprit de vos ancêtres qui sommeille en elle ne la guide pas toujours dans ses actes.

Ce subtil raisonnement parut plaire à Tahoutaguète qui, après l'avoir repassé à plusieurs reprises à travers les circonvolutions de sa cervelle indienne, approuva par de petits hochements de tête.

– J'ai toujours pensé que cet Outtaké est un peu fou. Sa haine l'égaré. Swanissit, lui, est un sage. Il veut sauver l'avenir des Cinq Nations et il lui est apparu que tu pourrais l'y aider.

– Je l'y aiderai, dit Peyrac en posant sa main sur celle du sauvage.

Il jugeait inutile, pour l'instant, de lui demander des explications au sujet de l'attaque des Cayugas dans le sud.

– Retourne dans la forêt et dit à Swanissit de continuer à me faire confiance. Je vais faire en sorte de hâter le départ de la plupart des Indiens qui campent autour de mon poste et je vais essayer d'obtenir une trêve pour vous, de la part des officiers français, afin qu'ils laissent passer le fleuve à vos guerriers. Dans deux jours, nous vous ferons savoir si les Français acceptent la trêve et si vos Principaux peuvent se présenter sans danger devant Katarunk.

Le messager iroquois se leva et, après avoir renforcé avec un peu de charbon de bois le maquillage de suie qui lui avait permis de se rendre invisible dans la nuit, il écarta d'un coup de macassin les braises du foyer et d'un souple élan se hissa dans la cheminée. Ils restèrent immobiles un long moment attendant les cris qui auraient trahi la curée des sauvages lancés sur la piste de l'ennemi découvert. Mais rien ne vint.

– Bizarre ! dit Nicolas Perrot en grattant sa tignasse sous son bonnet de fourrure. Quelle affaire ! J'ai l'impression que tout cela ne va pas tarder à faire un galimatias du diable.

– Je croyais que ce chef hostile Outtaké avait été enlevé par les Français à la suite d'un festin où il avait été convié et qu'on l'avait même envoyé en France et condamné aux galères !

– Oui-da ! Mais il est revenu. M. de Frontenac a obtenu sa libération et son retour.

– Quelle sottise ! s'exclama Peyrac avec violence. On ne comprendra donc jamais en haut lieu qu'une erreur se paye plus cher qu'un crime et lorsqu'on a été jusqu'à commettre un crime d'une ampleur telle que celui d'enlever un hôte qu'on recevait à sa table, et d'envoyer un grand chef iroquois pousser la rame sur les galères de la Méditerranée comme esclave, au moins qu'on ait le courage politique de le commettre jusqu'au bout et de l'y laisser mourir. Comment ont-ils pu avoir la naïveté de s'imaginer que, revenu en son pays, il ne redeviendrait pas aussitôt leur pire ennemi ? Comment voulez-vous qu'il oublie jamais la façon dont on l'a traité ?

– Qui est cet Outtaké ? demanda Angélique.

– Un grand chef iroquois, de la nation des Mohawks, expliqua Perrot. Son destin n'est pas ordinaire. Il avait été adopté tout enfant par M. d'Arreboust qui le fit élever à ses frais au séminaire de Québec. Contrairement aux autres jeunes Indiens il était grave, étudiant très bien. Il parle encore aujourd'hui un français fort correct ce qui est rare pour un Indien. Mais, à l'adolescence, il disparut, et l'on apprit qu'il était devenu un des plus ardents propagateurs parmi les siens de la haine des Français. Il a torturé lui-même certains de nos missionnaires avec des raffinements d'une cruauté incroyable. En fait, c'est une bête fauve, cet Outtaké. Angélique évoquait le visage d'idole aux pendants d'oreilles écarlates qu'elle avait entr'aperçu à la lisière du bois, et dont les yeux reflétaient une haine farouche.

– Comment est-il ? murmura-t-elle. Je veux dire quel est son aspect ?

Mais ils ne l'entendirent pas...

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