Chapitre 14
Dans la nuit close de la couche où leurs corps rassasiés reposent, elle a fait un rêve. L'Iroquois aperçu ce soir surgissait de la forêt et la fixait de ses yeux cruels. Le jour avait remplacé le crépuscule et le soleil transformait en cuirasse d'or vif sa poitrine huileuse. Son visage était frappé de lumière et la touffe du scalp, dressée dans le vent, emmêlée de plumes, ressemblait à l'aigrette d'un oiseau étrange. Il se dressait au-dessus délie, brandissant un tomahawk pour lui briser la tête. Il la frappait avec fureur, mais elle ne sentait rien. Soudain elle voyait dans sa propre main le poignard que lui avait donné la Polak, son amie de la Cour des Miracles, lorsqu'elle vivait parmi les brigands. « Je sais m'en servir », se souvint-elle. Et elle frappa à son tour, vif et net. Et l'Iroquois disparaissait, comme un nuage qui s'évapore. Elle s'est tellement agitée que l'homme étendu à ses côtés s'est éveillé.
– Qu'y a-t-il, bien-aimée ?
– Je l'ai tué, murmure-t-elle.
Et elle retombe dans son sommeil.
Il a battu le briquet, il a allumé la chandelle posée sur une planchette au-dessus du lit. Pour se défendre du froid de la nuit, ils ont tiré autour d'eux les rideaux de toile de l'alcôve. Dans l'épaisse nuit où se forme au-dessus du petit poste perdu un voile froid de brumes présageant l'hiver, ils sont seuls et c'est comme s'ils étaient seuls au monde. Joffrey de Peyrac, à demi soulevé sur un coude, approche un peu de lumière pour examiner sa femme endormie.
Elle semble retombée dans l'obscurité d'un sommeil paisible. Sa main tendue est retombée. Les lèvres qui tout à l'heure ont murmuré « Je l'ai tué » sont à demi entrouvertes sur un souffle léger. Dans le creux du grossier matelas de mousse et d'herbes sèches, son corps prend une ampleur nouvelle. Étendue près de lui, dans l'abandon de sa nudité superbe, elle a des reins plus opulents, les seins plus lourds, une beauté marmoréenne que sa vivacité d'allure, le jour venu, dérobe.
Déesse aux courbes fécondes, elle dort. Et son visage lisse garde ses secrets. Rien ne subsiste des expressions qui peuvent y naître, subites comme des flammes, des lueurs affleurant à la surface et pour un instant révélant l'âme secrète d'Angélique. Des sentiments multiples et surprenants : la haine, par exemple, comme lorsqu'elle se redressait ce tantôt, le mousquet fumant à la main, et qu'il avait vu saillir sa mâchoire délicate, tandis qu'elle murmurait comme une incantation entre ses dents serrées : « Tue ! tue !... »
Et la séduction, ce soir, lorsqu'elle riait parmi ses hommes ; au festin, muet et apparemment détaché d'elle, il a laissé la jalousie saigner dans son cœur, désireux de tout savoir d'elle, car il n'a jamais refusé la lumière de la vérité. Ne vaudrait-il pas mieux être un peu aveugle quand l'amour s'est infiltré en vous avec une si profonde exigence ? Pour lui, que désire-t-il de plus que tout ce qu'il possède aujourd'hui ? Rien. Il a tout. Le danger, la lutte, la conquête et la réussite, et chaque nuit ce corps de femme pour lui seul, dans son exubérance charnelle.
Un des bras d'Angélique, à demi rejeté en arrière, est comme une souple tige pâle ouverte sur le calice sombre, odorant de l'aisselle.
Quoi souhaiter de plus pour lui ? Le bonheur ? Le bonheur, mais c'est cela ! Il a tout reçu sur terre. Mais elle ? Qui est-elle ? Quelle innocence ou quelles ruses cache cette enveloppe où tout le charme de la féminité semble s'être réfugié ? Quelles plaies ouvertes se dissimulent encore derrière la sérénité de ce visage ?
La main de Peyrac effleure la joue immobile, la chair douce. Si d'une même caresse il pouvait atteindre son esprit inquiet, la meurtrissure des blessures qu'il soupçonne s'apaiserait. Il la guérirait. Mais elle se livre peu. Et quand elle dort, elle s'éloigne encore plus. Elle est seule. C'est comme si un rideau s'ouvrait sur ces quinze années d'absence, et la révélait, telle qu'elle fut, fragile et passionnée, entraînée par le tourbillon d'une vie brisée. Il commence à comprendre la véracité de ses protestations : « Loin de vous je n'ai pas vécu, mais seulement survécu... »
Des aventures pour tromper sa faim, pour se défendre... Malgré les sollicitations multiples dont elle était l'objet et les propres emballements de son cœur, les longues périodes de continence que lui imposait sa vie de femme sans époux en avaient fait une femme au corps solitaire et souvent frustré.
Le farouche éloignement qu'elle a éprouvé durant ces dernières années pour les manifestations physiques de l'amour l'a modelée à son insu, l'a marquée d'un sceau étrange. Tout est à recommencer, à entreprendre. Mais il est l'amant qu'il lui faut. Elle est donc là, à son flanc, femme qui a connu de nombreuses expériences, et pourtant habitée d'une sorte de virginité qui attire, une amazone incorruptible qu'il est d'autant plus doux de parvenir à vaincre... Avec tendresse, presque avec dévotion, il baise sa douce épaule, et comme elle frémit un peu, il s'écarte et enfouit son visage dans ses cheveux dénoués, au parfum de vent et de forêt.
Elle garde sur elle l'odeur des contrées parcourues. Le soleil lui a fait le teint doré et ses attitudes ont pris une langueur primitive. Déjà les pays sauvages l'enrobent de leurs mystères. Que va-t-il se passer entre elle et ces pays sauvages ? Les vraies femmes ne savent pas demeurer en dehors des choses. Elles les pénètrent, s'en enveloppent, les font leurs. Lui, la Méditerranée ne l'a pas atteint, ni l'Océan, ni les Caraïbes. Il passera par l'Amérique du Nord en y imprimant son sceau, mais l'Amérique ne le marquera pas... ou à peine... Tandis qu'elle ?... que se passera-t-il entre Angélique et le Nouveau Monde ?
– Dors, mon mystérieux amour. Dors ! je ne te quitterai pas. Je resterai auprès de toi pour te défendre...
*****
Un oiseau nocturne hulule au-dehors, lance à plusieurs reprises son cri velouté et lugubre. Des chiens lui répondent et l'on entend les Indiens s'interpeller autour de wigwams d'écorces. Puis le silence retombe.
Joffrey de Peyrac s'est dressé. Ses armes sont prêtes à son chevet, un pistolet chargé sur la table, un mousquet contre le pied du lit.
Puis il s'allonge à nouveau, tend le bras vers sa femme endormie et l'attire contre son cœur. Une nuit, c'est toute une vie.
Dans la nuit gelée, là-haut sur la colline, au sein de la forêt ténébreuse, les Iroquois nus et seuls guettent et observent le fort et leurs yeux de chat brillent entre les branches.